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Full text of "Benoît de Spinoza"

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) 



r- 



LES GRANDS PHILOSOPHES 



BENOIT DE SPINOZA 



l'Ait 



PAUL-LOUIS COUCHOUD 

AGRBUK DB rBILOSOPHIE 
ANCIKN' il.àVE DB L'ÉCOLE NOHMALK 



Dion, qui est amour, nous a donné l'amour, 
el c'est par là que nous savons que lout 
homme est en Dieu et que Dieu est en nous. 

(St iean, Ép. 1 , ch. iv, 13. ■ Épigraphe 
du Tr. ThcoU-Pol.) 



PARIS 

FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR 

108, BOUL. 8AINT-0ERMA1X, 108 



1902 



BENOIT DE SPINOZA 



VIII PRÉFACE. 

puisque l'auteur ^e douue encore pour un exégète et 
pour un politique. On ne peut en déterminer le carac- 
tère général qu'à condition de n'y rien négliger. J'ai 
voulu étudier un philosophe plutôt qu'une philoso- 
phie. 

Ma seconde règle a été de suivre Tordre chronolo- 
gique des œuvres. Deux, méthodes se présentent selon 
que l'on se place, pour étudier une doctrine, au point 
de vue du philosophe ou à celui de l'historien. Le phi- 
losophe, qu'il veuille réfuter la doctrine ou la propo- 
ser, en fait un exposé logique, systématique. Il la 
dispose pour la clarté sous quelques chefs principaux 
et groupe les textes suivant cet ordre. Tel est le point 
de vue adopté, pour ne citer que deux travaux fran- 
çais récents, dans les belles études de M. Oelbos ^ et 
de M. Brunsvicg^. Un autre point de vue me sem- 
ble possible. On regarderait la doctrine d'un philo- 
sophe comme un événement historique qui a sa date, 
qui a eu son évolution. La vie de l'auteur, la succes- 
sion de ses recherches, le progrès de ses décou- 
vertes, deviendraient les principaux sujets d'étude. 
A l'ordre systématique devrait se substituer l'ordre 
chronologique des ouvrages et pour chaque ouvrage, 
au lieu de grouper les textes sous des chapitres nou- 



1. Le Problème moral danis la philosophie de Spinoza. Alcan, Paris, 
1894. 

2. Spinozay Alcan, Paris, 1894. 



PREFACE. IX 

* 

veaux, il faudrait suivre la marche même de Fauteur, 
respecter ses divisions et donner à chaque idée Pim- 
portance qu'il lui a donnée lui-même. L'historien ne 
veut ni réfuter une doctrine ni la rajeunir; il en suit 
la genèse. C'est une histoire des œuvres de Spinoza 
que j'ai tentée. 

J'ai cherché, en troisième lieu, à rattacher l'œuvre 
aux circonstances qui l'expliquent. On mettra en pre- 
mière ligne les lectures que Tauteur a faites et dont il 
a subi l'influence. J'ai donné une grande importance au 
catalogue de la bibliothèque de Spinoza. Il importe 
aussi de connaître le milieu où l'auteur a vécu et l'au- 
ditoire inunédiat auquel il s'adressait. J'ai essayé de dé- 
crire les milieux intellectuels que Spinoza a traversés : 
le milieu rabbinique et italianisant de la synagogue, à 
Amsterdam, le milieu théologien et cartésien deLeyde, 
le milieu stoïque et républicain de l'entourage de Jean 
de Witt à la Haye. L'action du milieu précise l'in- 
fluence des lectures. Elle explique pourquoi Spinoza 
avait dans sa bibliothèque et dans quel esprit il de- 
vait lire Maïmonide et Léon Hébreu, Calvin et Des- 
cartes, Épictète et Hobbes. Il n'y a jamais, en histoire 
de la philosophie, d'action exclusive d'un philosophe 
sur un autre; il faut chercher l'action plus complexe 
des milieux philosophiques. Inversement les œuvres phi- 
losophiques, toujours représentatives d'un milieu, sont 
des documents historiques de premier ordre. J'ai re- 



X PREFACE. 

gardé celles de Spinoza comme telles pour la Hollande 
de 1670. 

J'ai réservé, enfin» la place la plus importante à l'é- 
tude technique des œuvres. Le reste n'est qu'une dé- 
termination par l'extérieur, une sorte de mise au point. 
L'essentiel est d'étudier le contenu exact de chaque livre 
et sa composition intime. Si les ouvrages des philoso- 
phes sont des documents historiques, ils ne le sont que 
secondairement. Ce sont essentiellement des construc- 
tions d'idées, dans lesquelles il entre une part d'habi- 
leté, une part de génie. Nous n'avons pas à les refaire, 
mais nous pouvons les analyser patiemment et y ap- 
prendre la technique philosophique. L'intérêt est dans 
le détail et jusque dans le style : il n'est pas indifférent 
que Spinoza se soit arrêté au style mathématique. J'ai 
cherché comment s'est constituée dans le détail la théo- 
rie de la substance. Je me suis efforcé, en partant de là, 
de désarticuler l'Éthique. J'ai été amené à admettre que 
la direction substantialiste n'est pas unique dans cet ou- 
vrage et qu'elle ne s'étend pas également, sans parler 
de la partie psychologique et de la partie purement mo- 
rale, aux trois parties métaphysiques. J'ai voulu Taire 
ressortir par quels efforts Spinoza essaie de concilier 
avec sa théorie de la substance son intellectualisme et 
sa conception de l'individu. C'est aux questions de 
cet ordre que l'histoire de la philosophie est inévi- 
tablement ramenée. Il ne suffit pas de lui appliquer 



PREFACE. XI 

les méthodes générales de l'histoire ou de Thistoire 
littéraire. Elle demande une méthode spéciale. On peut 
la rapprocher assez bien de l'histoire des sciences. 
Les Éléments d'Euclide, même considérés au point de 
vue historique, ne peuvent pas être étudiés unique- 
ment par l'historien. La différence est que de l'histoire 
d'une science on peut extraire la science elle-même, 
telle qu'elle est constituée aujourd'hui, et qu'il serait 
impossible d'extraire de même façon une pliilosophie, 
de l'histoire de la philosophie. L'intérêt s'en reporte 
davantage sur le tour d'esprit et le tour de main de 
chaque philosophe, sur la facture particulière de cha- 
que système. 

L'œuvre de Spinoza, dans son ensemble et son déve- 
loppement, dans sa signification historique et dans sa 
structure de détail, tel est, en résumé, l'objet de cette 
étude. 

Spinoza est, pour le lecteur d'aujourd'hui, un philo- 
sophe privilégié. Il existe une édition critique de ses œu- 
vres complètes * , un recueil critique de tous les do- 
cuments biographiques que l'on a sur lui^ et une 
bibliographie méthodique des ouvrages qui le concer- 
nent ^ II est aussi le seul philosophe dont nous 



1. Edition yan Vlotcn et Land, 2 vol. in-d». La Haye, 1887 ; 3 vol. in-12. 
La Haje, 1895. 

2. FrendenthaL Die Lebensgeschichte Spinoza's^ Leipsig, 1899. 

3. Vao derLinde, Bibliographie de Spinoza, La Haye, 1870. 



XII PREFACE. 

connaissions avec exactitude là bibliothèque \ ce 
qui permet quelque sûreté dans les questions difficiles 
d'influence. 

1. Inventaire de la bibliothèque de Spinoza, Édition yan Roojen, La 
Uaye, 1889 (reproduit par Frendenthal). 



BENOIT DE SPINOZA 



CHAPITRE PREMIER 



LA SYNAGOGUE 



Les premiers écrits que nous ayons de Spinoza sont 
les deux brefs dialogues insérés dans le « Court Traité^ ». 
Us semblent antérieurs à sa rupture avec la synagogue. 
Ce sont deux exercices d'écolier, incomplets et assez 
obscurs, mais deux ébauches précieuses, venant d'un 
philosophe qui a peu livré sa façon de composer et de 
penser. — Quelle avait été jusqu'alors sa formation 
intellectuelle 2? 



1. Partie I, ch. n. 

9. Les sources principales pour la yie de Spinoza sont : 
r Les Lettres de Spinoza, 166M676. 

20 La Préface de ses Œuvres posthumes, attribuée soit à Schuller, soit 
à Meyer et Jarigh Jelles, Amst., 1677. 
30 Bayle, Dictionn., art. Spinoza, Rotterd., 1697. 
4* La Préface de la 2** édition de Chr. Kortholt : De tribus imposto- 

BINOrr DB SPINOZA. f 



2 BENOtr BB SPINOZA. 

C'est dans le quartier juif d'Amsterdam, à Tombre de 
la vieille synagogue portugaise*, qu'il faut nous repré- 
senter sa sérieuse jeunesse^. Nous avons la vision de ce 
monde fermé et étrange par Rembrandt qui le hantait 
vers cette époque. On imagine les salles basses et pro- 
fondes, les éclairages fantastiques, les bizarres défro- 
ques, les attitudes bibliques des vieillards. L'église 
d'Amsterdam, formée surtout de fidèles et de marranes 
chassés d'Espagne en Portugal et de Portugal en Hol- 
lande, était très prospère. On l'appelait « la Nouvelle 
Jérusalem ». Elle était moins savante que celles de 

rihui magniSy Hambourg, 1700. Cette préface est du fils de l'auteur, 
Séb. Kortholt, qui vint recueillir en Hollande des traditions orales. 

5<> Là Vie de Spinoza par Jean Golerus, Ainst., 1705. — Colerus a utilisé 
les Lettres, la Préface de 1677, et Bayle. 

6* La Vie de Spinoza, par un de ses disciples, Amst., 1719 (Lucas— ou 
Louckers, — ou de Saint-GIain. — Voy. Meinsma, Archiv, f. gesch. d. 
Phil, IX, p. 208; etMeyer, ibid., 1898, p. 270). 

Les autres textes sont réunis dans le livre de M. Freudenthal : Die 
Lebensgeschiehte Spinoza* s f Leips., 1899. 

Les références, pour les œuvres de Spinoza, seront données, autant que 
povible, à la traduction Saisset (2 toI. in-12, 1842) qui est la plus cou- 
rante, et, à son défaut, à l'édition yan Vloten et Land(3 vol. in-12, 1895}. 

1. Celle qu'on voit maintenant a été bâtie en 1670. 

2. Une question a été soulevée sur l'origine de Spinoza. — Colerus dit 
avec précision (p. 1} : a Spinoza naquit à Amsterdam le 24 nov. 1632. » 
Contrairement à ce témoignage, Graetz [Gesch. d. Juden, 1868, t. X, 
n. 1 , p. vi] pense que Spinoza est né en Espagne, à Valladolid. 11 se fonde 
sur le texte suivant de Spinoza (Lett. 76, 1676) : a J'ai connu, moi {ipse 
novi)t entre beaucoup d'autres, un certain Juda-le-Croyant, qui, élevant ia 
voix au milieu des flammes où on le croyait consumé, entonna Tbymne 
Tibit Deus, animam offero , et n'interrompit ce chant que pour rendre le 
dernier souffle. » Ce Juda-le-Croyant, de son nom de «t marrane », Lope 
de Vero y Alarcon, est un martyr Juif, qui fut brûlé, à Valladolid, le 
15 juillet 1644. Spinoza semble dire qu'il a assisté à l'auto-da-fé. Graetz en 



LA SYNAGOGUE. 3 

Pologne et de Bohême, mais elle était célèbre pour son 
orthodoxie jalouse. Les excommunications y étaient 
fréquentes. Spinoza put connaître Uriel da Costa qui 
fut c< extirpé » de TËglise comme épiciirien en 1640, 
et qui se tua. — Une sorte de concordat, conclu avec 
le magistrat, remettait toute autorité aux mains de 
syndics israélites, les « Phamasim ». Ceux-ci étaient 
soucieux des mœurs des fidèles autant que de leur foi, 
et une grande ferveur régnait dans la communauté. — ^ 
Elle avait à sa tête le vieil Isaac Aboab, patriarche 
vénéré et redouté; Orobio de Castro, chargé de l'apo- 
logétique contre les chrétiens; Manassé-ben-Israël, 
prédicateur éloquent, un peu illuminé , un peu suspect 
de préférer la Cabbale à la Bible et au Talmud , mais 
grand cœur et àme pieuse, et enfin Rabbi Saûl Morteira, 
qui fut le maître de Spinoza^. C'était lui qui avait 

conclat qa*il était né à Valladolid, oa dans les environs, et qu'il y était 
resté an moins jusqu'à douze ans. On sait, par ailleurs, qu'il y avait des 
Espinosa à Valladolld, au xtii' siècle. On trouve une anthologie, la 
Primera parte de las flores de poetas ilustres en Espaîia, compilée par 
Pedro de Espinosa, imprimée à Valladolid, en 1605 (yolume décrit dans 
le Catal. de la Bibl. de Salva, n« 240. — Rety. d'ffist litt. de la Finance, 
1896, p. 435). Toutefois la conclusion de Graetz ne semble pas s'imposer. 
Spinoza dit seulement avoir connn Juda. On peut simplement supposer 
un voyage de Spinoza en Espagne , ou un voyage de Juda à Amsterdam. 
Une autre solution, plus simple encore , est peut-être proposable. Le mar- 
tyre de Juda , avec la circonstance de l'hymne entonné dans les flammes, 
est raconté dans le livre de Manassé-ben-Israël, Esperançade Israël (1650) 
et Spinoza avait ce livre dans sa Bibliothèque .(Voy. Inventaire... j éd. van 
Rooijen, 1889, p. 184). Peut-être s'en est-il inspiré. Ipse novi serait une 
hyperbole : d'Aubigné aurait pu dire semblablement : J^ai vu brûler les 
deux frères lyonnais, les cinq écoliers de Lausanne! 
1. Les six rabbins étaient Morteira, Aboab, les deux de Faro, Schalom- 



ï BENOIT DE SPIUrOZA. 

distingué dans une famille de marchands cet enfant mé- 
ditatif et studieux. Après Mosé Zacout, il en fit son 
élève préféré et Féleva pour le temple. 

Morteira, Vénitien d'origine, tempérament hautain 
et dominateur, se distinguait des autres rabbins. En 
face de l'école traditionnelle et mystique, il existait une 
école d'exégèse plus hardie , qui interprétait la Bible 
par la raison et tendait à en exclure le surnaturel. 
C'est à elle qu'il se rattachait. Cette école remontait au 
a Guide des Indécis » de Haimonide, ouvrage fameux, 
resté suspect aux juifs orthodoxes, dénoncé souvent et 
mis plusieurs fois à l'index, conservé néanmoins par 
des rabbins philosophes qui, avec le même esprit ra- 
tionaliste, l'avaient interprété à son tour. La méthode 
ordinaire des philosophes juifs dans la recherche de 
la vérité n'est pas la méditation personnelle, solitaire. 
Us prennent un texte pour point de départ et ils en 
font un commentaire de plus en plus approfondi. Mais 
le commentaire ne reste pas subordonné au texte : il le 
dépasse et devient texte à son tour* C'est ainsi que 
procédera Spinoza. Il pénétrera d'abord la Bible et plus 
tard ce seront ses propres ouvrages qu'il réduira aux 
propositions essentielles et qu'il approfondira sans cesse. 
Sous l'influence de Morteira, il prit en dégoût les rê- 
veries des cabbalistes, « ces sottises de charlatans », 
comme il les appellera dans la suite ^. Il s'émancipa rapi- 

iba-Joseph et Jacob Gour-Arié. (Voy. une lettre citée par KaaffmanD, 
Rev. des et. Juives, XXV, 207.) 
1. Tr. Th.'PùL, trad. Saisset, p. 206. 



LA SYNAGOGUE. 5 

dément de l'autorité des rabbins ; il vit leur ignorance et 
résolut de ne consulter que lui-même sur les difficultés 
de rÉcriture. Il mettait en note tout ce qui l'embarrassait 
et comptait sur ses réflexions pour en tirer la lumière. Il 
relut de cette façon et médita le Vieux Testament* Il 
s'efforça de le réduire à quelques idées définies et d'en 
tirer surtout une conception de Dieu et de Fàme. Quel 
fut le résultat de ses réflexions ? Nous en savons quelque 
chose par une conversation qu'il eut un jour avec deux 
de ses amis ^ 

Il vit d'abord une opposition entre l'Écriture et le 
système de la Cabbale qui explique toutes les choses 
par rintervention d'esprits ou de démons. La Bible ne 
justifie pas un tel système : les anges dont il y est ques- 
tion sont des visions de rêve, des fantômes , tels que ceux 
que Jacob vit, en songe, monter et descendre l'échelle 
du ciel. Ils n'ont aucune substance et les Sadducéens 
ont pu nier leur existence sans être exclus de l'Église. 
Entre l'homme et Dieu, il n'y a pas d'esprits intermé- 
diaires. 

Qu'est-ce que l'homme lui-même? Que doit-on en- 
tendre par l'âme? Nulle part nous ne voyons dans la 
Bible que l'àme soit immortelle, mais partout, au con- 
traire, ce mot est pris pour synonyme de « vie ». L'àme 
périt avec le corps ; la même fin attend l'homme et les 
bêtes. Il n'y a point de vie future à attendre; il faut 

1. Lncas, Vie de Spinoza; ap. Boalainvilliers, Béfut. des erreurs de 
Spinoza, p. 5. 



6 BENOIT DE SPINOZA. 

organiser la vie d'iei-bas pour elle-même, car elle n'a 
pas sa fin en dehors d'elle. 

Qu'est-ce que Dieu enfin? L'Écriture l'appelle grand 
et infini, et, pour n'être pas des métaphores, ces mots 
supposent l'étendue. L'étendue, à son tour, ne se com- 
prend que pour les corps. Dieu est donc un être corpo- 
rel; il se confond avec l'immensité du monde. 

Ces idées se dégagent-elles vraiment de l'Ancien Tes- 
tament? Il est difficile de le croire, bien qu'un savant 
rabbin l'ait pensé encore de nos jours ^. Quoi qu'il en soit, 
elles devinrent, pour Spinoza, « des principes à Taide 
desquels il se fit jour à travers tous les nuages », des 
sortes de dogmes qu'il compléta et approfondit plus 
tard, mais qu'il ne renia pas. 

Après la Bible, il lut le Talmud, dont l'étude semble 
avoir été négligée à Amsterdam. Il passait pour un livre 
difficile et profond. Spinoza le trouva clair et insigni- 
fiant. Il ne s'y arrêta guère, se réservant toutefois d'en 
porter un jugement définitif. 

Il étudia aussi les œuvres des philosophes juifs. Deux 
surtout semblent avoir agi sur sa pensée, Hosé Maimo- 
nide et Léon Hébreu. 

De Maimonide deux ouvrages étaient célèbres : l'un 
est un traité de philosophie et de théologie, le « Guide 
des Indécis », l'autre une sorte de traité de morale, di- 
visé en huit chapitres, et qui sert de préface à son Com- 
mentaire de la Mischna. Spinoza connut certainement le 

1. A. Weill, Marne et le Talmud, Paris, 1864. 



LA SYNAGOGUE. 7 

« Guide des Indécis* » , mais ce ne fut guère que pour 
le réfuter. Il en rejettera presque tout, la théorie de la 
prophétie et celle du miracle, celle de la création 
et celle de la Providence , l'affirmation de la liberté 
humaine et Tidée essentielle qu'on ne peut donner à 
Dieu aucun attribut. 11 fut probablement plus frappé 
par un adversaire de Haimonide et même d'Aristote, 
Hasdal-ben-Creskas'^, dont il parait bien avoir connu le 
curieux déterminisme. En revanche, il semble avoir pris 
toute la morale de Maimonide, morale originale qui 
donne pour fin suprême à la vie la perfection de Tin- 
telligence. Pour atteindre cette fin, il ne faut pas re- 
noncer aux plaisirs, c'est-à-dire à la satisfaction des 
désirs et des passions. Il suffit de les ordonner par 
l'hygiène du corps et le bon gouvernement de la vie , 
de façon à rendre possible la liberté de l'esprit, néces- 
saire pour arriver à la connaissance de Dieu. La vie 
contemplative, mais non ascétique, est celle même que 
Spinoza se proposera de fonder. 

Les « Dialogues d'amour » de Juda Abravanel ou Léon 
Hébreu, publiés en 1535, avaient révélé aux Juifs la phi- 
losophie platonicienne. Spinoza en possédait une traduc- 
tion espagnole 3. C'est d'eux que viendra l'importance 
qu'il donnera toujours à l'amour. C'est là qu'il pren- 
dra la théorie de l'amour de Dieu pour lui-même. 



1. Il se trouTe dans sa BiblioUièqne {Inventaire, éd. yanRooijen, p. 132). 

2. II le cite dans sa 29« Lettre. 

3. Inventaire, p. 152. Spinoia a pu connaître aussi le Platonisme par 
saint Augustin {Invent., p. 131). 



8 BENOIT DE SPINOZA. 

de Dieu pour les hommes et de l'homme pour Dieu, 
Fétude minutieuse des causes de Tamour, la distinction 
de Tamour et du désir, et celle de deux amours, Tun, 
sensuel, qui naît du désir, Fautre, intellectuel, qui, au 
contraire, engendre le désir. Il n'en tirera pas seulement 
cette psychologie subtile, mais aussi la conviction que 
la fin de Thomme est tout autant la perfection de Ta- 
mour que la perfection de rintelligence. 

La connaissance que Morteira lui avait donnée de l'i- 
talien lui ouvrit aussi les œuvres des philosophes de la 
Renaissance, ces systèmes hardis et poétiques qui sont 
comme l'ivresse de la pensée spéculative. Il lut vrai- 
semblablement le dialogue de Giordano Bruno « De la 
Causa, Principio e Uno », publié en 1584. Ses deux 
essais de jeunesse en sont tout pénétrés. Il y trouva la 
distinction du « principe » interne des choses et de leur 
« cause » extérieure, c'est-à-dire de leur essence intelli- 
gible et de leur existence particulière, de ce qui définit 
un homme en soi et de ce qui fait que tel homme existe 
à tel moment. Il s'inspirera de la théorie ingénieuse par 
laquelle Bruno explique pourquoi « tout homme est dans 
chaque moment tout ce qu'il peut être dans ce moment 
précis, mais n'est pas tout ce qu'il peut être en soi et 
selon sa substance ^ » ; ce qui est le problème des exis- 
tences particulières. Ce sont les difficultés du système. 
Spinoza en retiendra l'idée originale, que tout est péné- 
tré d'intelligence et que c'est l'intelligibilité d'une chose 

1. De la Causa, III; éd. de Lagarde, p. 259. 



LA SYNAGOGUE. 9 

qui en est la véritable cause , la cause « intérieure » où 
se confondent cause efficiente et cause finale^. Il en 
gardera surtout le postulat dernier que « le but même 
de la philosophie est la connaissance de Funité des 
choses 2 ». La substance du monde est unique, étemelle, 
inunuable; en elle se confondent Tordre des essences 
et l'ordre des existences, les principes et les causes; 
elle enveloppe toutes les formes possibles comme le 
germe contient la plante. « Lorsque les membres se 
dessinent et se constituent, il ne naît pas une substance 
nouvelle, il se consomme un événement déjà accompli 3. » 
Rien n^existe qu'en elle. « Quand on regarde un homme 
individuel, on n'aperçoit pas une substance particulière, 
on envisage la Substance sous des traits particuliers. » 
Les impressions qui nous viennent des choses sont 
comme des sons musicaux disséminés; il faut les multi- 
plier et les fondre afin d'entendre l'harmonie qu'ils 
composent. — Dans un autre Dialogue de Bruno publié 
la même année ^, Spinoza put goûter le sentiment ly- 
rique, nouveau encore pour l'esprit humain, de la pro- 
fondeur infinie du monde, ce sentiment qui enchantait 
et effrayait Pascal, et il put connaître la joie et presque 
le délire qu'il donne à l'Ame qui en est pleine. Ces lec- 
tures italiennes furent sans doute la poésie de sa vie 
cléricale. 



1. Ch. IV. 

2. Oh. y. 

3. Ibid. 

4. De rinfinito, Universo e Mondi. 



10 BENOIT DE SPINOZA. 

C'est Timpression de ces études de jeunesse qu'on 
retrouve dans les deux essais dialogues écrits probable- 
ment vers cette époque et insérés plus tard, sans grand 
à-propos, dans le « Court Traité ». Ils devaient faire 
partie d'une œuvre plus étendue : on y trouve des ren- 
vois à des développements qui manquent. 

Le premier est, dans la forme, une imitation de Léon 
Hébreu. Dans les « Dialogues d'amour )>, Famour est 
père du désir, fils de la raison et de la connaissance. 
Pour mettre en lumière ces rapports, Spinoza fait de 
TAmour, du Désir, de la Raison et de la Connaissance 
quatre personnages par lesquels il remplace les deux 
amants, Philon et Sophie. Le sujet est la dispute de 
FAmour entre le Désir et la Raison. Le Désir offre à 
FAmour des objets multiples, la Raison un unique objet. 
Le débat est de savoir si la réalité est multiple ou une, 
si la Nature est composée de plusieurs substances ou si 
elle est Substance unique. Il est tranché à la façon de 
Giordano Bruno. Ce qui empêche de voir Funité de la 
Nature, c'est une fausse idée de la cause. Le Désir l'ima- 
gine « transitive ». Il s'arrête à la distinction de l'intel- 
lectuel et du corporel parce qu'il ne peut pas leur voir 
une cause transitive commune. La Raison, au contraire, 
les rapporte comme attributs à une substance unique, 
parce qu'elle conçoit la cause comme « immanente » à 
ses effets. — Dans ce petit écrit se marque déjà le carac- 
tère propre de la pensée de Spinoza , son extrême con- 
densation. Déjà s'y trouve posée la question d'où sortira 
sa philosophie morale : où doit aller notre amour? Dans 



LA SYNAGOGUE. 11 

le sens du désir ou dans celui de la raison? Et Ton pressent 
la réponse. Le désir doit être repoussé, parce qu'il mène 
à une fausse conception des choses, à une philosophie 
d'erreur. La philosophie vraie, fondement du bonheur, 
c'est tout le spinozisme. Ce court Dialogue en est comme 
une annonce obscure ou un premier oracle. 

Le second Dialogue est plus explicite et plus impor- 
tant. On y trouve déjà formée une des idées maltresses 
de Spinoza, qui restera à la base de son édifice intellec- 
tuel. Et si Ton se sert, pour la comprendre, des dévelop- 
pements qu'elle eut dans la suite, cela marque la con- 
cision du texte, mais non pas que Spinoza ne Teût pas 
dès cette époque fortement conçue. 

La forme de cet écrit est empruntée à Giordano Bruno. 
Théophile, qui désignait le philosophe lui-même, s'y 
retrouve et a pour interlocuteur Érasme, qui tient le rôle 
du Désira Le sujet est de préciser la notion de « cause 
immanente ». Cette notion fut certainement entrevue par 
Bruno, mais Spinoza Féclaircit et se la rend propre. 
C'est, comme on sait, une expression de théologiens, qui 
désigne la façon dont Dieu est cause de soi; elle s'oppose 
à la façon « transitive » dont il est cause de ses créa- 
tures. Théophile soutient que cette opposition n'est pas 
fondée, et que Dieu est cause du monde de la même 
façon que de lui-même, qu'il en est « cause immanente ». 
Dieu est intérieur au monde. Peut-on dire, avec Érasme, 
que le monde s'ajoute à lui et augmente son essence? 

1. 'Epaatioc, Desiderias. 



12 BENOIT DE SPINOZA. 

Non, le rapport des choses à Dieu doit être conçu de la 
même manière que le rapport des idées à Tesprit. Les 
idées ne s'ajoutent pas à Tesprit, elles le constituent. 
On peut dire, indiflféremment, que l'esprit les forme ou 
qu'il est formé par elles, car il ne s'agit pas d'un rapport 
de cause à effet, mais d'un rapport d'inhérence ou d'in- 
tériorité. Les idées sont l'extérieur, l'esprit est le fond. 
De même, Dieu est l'intime de l'univers. Les choses ne 
peuvent pas accroître son essence, car elles ne lui sont 
pas étrangères. Il suffît de les pénétrer pour s'approcher 
de lui. 

Théophile marque l'importance morale de cette 
doctrine. Dieu, n'étant plus transcendant, n'est plus 
inaccessible. Gomme il est étemel, tout ce qui dépend 
immédiatement de lui participe de son éternité. Si 
je veux moi-même rendre étemel mon esprit, il s'a- 
git de le faire dépendre immédiatement de Dieu. 
Toutes les idées, sans doute, qui composent mon 
esprit, dépendent immédiatement de Dieu pour leur 
« essence », c'est-à-dire pour leur possibilité, mais leur 
« existence » actuelle dépend de modifications parti- 
culières, l'éducation que je reçois, les conversations 
auxquelles j'assiste, les voyages que je fais. Une seule 
est privilégiée, l'idée même de Dieu. Elle se produit sans 
intermédiaire. « Dieu est connu par lui-même. » L'idée 
de Dieu dépend immédiatement de Dieu. C'est à elle 
qu'il faut me rattacher; travailler à me rendre étemel, 
c'est travailler à acquérir une idée claire de Dieu. Mais 
à quoi reconnaîtrai-je que j'y suis arrivé? A ce que mon 



LA SYNAGOGUE. 13 

amour cessera de se disperser et que je me sentirai 
uni à Dieu, de manière qu'il me soit impossible de rien 
aimer que lui. Ce sont les progrès de Tamour qui ré- 
vèlent les progrès de Tintelligence. 

Tels sont les témoignages qui nous restent des médi- 
tations de jeunesse de Spinoza. Il faut y voir le premier 
jet d'une pensée déjà personnelle. Plus tard, dans le 
a Court Traité » , elle s'enrichira de connaissances nou- 
velles, puis dans V « Éthique » elle sera développée 
minutieusement, le détail sera éclairci et le progrès du 
discours mis en saillie, mais Tàme est là. — Faut-il 
parler de mysticisme? Oui, si ce mot s'applique aune 
communication directe, à une union intime avec Dieu. 
Non, s'il implique, comme il est certain, un Dieu per- 
sonnel, sensible au cœur, par delà Tintelligence. Ici, 
rhomme s'unit à Dieu, mais ce n'est pas par un état de 
grâce, c'est par une idée pure. Et l'amour ne dépasse 
pas la connaissance, il en est l'autre face. C'est, si l'on 
veut, le mysticisme de l'entendement. 



A vingt ou vingt-deux ans, Baruch de Espinoza^ 
était encore un lévite, nourri dans la synagogue et 
pour elle. Il lisait et méditait beaucoup, mais il évitait 
de converser. Ses mœurs étaient irréprochables. 
Comme il se livrait peu, une sorte de respect Tentou- 

1. BenedicttLS de Spinoza est la traduction latine. — Espinosa est, 
comme on sait, le nom de plasieurs peintres espagnols. Espinoza est la 
fonne porlngaîse. 



ik BENOIT DE SPINOZA. 

rait. Il passait pour avoir une grande science de la Bible 
et quelques connaissances étrangères. Les études théo- 
logiques avaient été la base de sa formation intel- 
lectuelle. Commenter librement la Bible, être un rabbin 
éclairé, de la famille de Maimonide et de Hasdaï-ben- 
Creskas, plus profond qu'eux, peut-être aussi plus 
attaché aux questions de morale, semblait devoir être 
sa destinée. La philosophie italienne lui avait ouvert 
l'esprit aux joies de la pensée spéculative, mais il lui 
manquait la connaissance du latin pour entrer dans le 
courant des idées contemporaines. Apprendre le latin 
était son plus grand désir. Mais aucun des rabbins ne 
pouvait le lui enseigner. Manassé-ben-Israël, le seul 
d'entre eux, semble-t-il, qui Tait su, était alors en mis- 
sion auprès de Cromwell. Si Téglise d'Amsterdam eût 
été plus savante et moins intolérante, peut-être Spinoza 
eût pu ne pas se séparer d'elle. On peut dire qu'il ne 
s'en sépara jamais d'esprit. Après son exconxmunication, 
il continua, nous dit son biographe^, à respecter les 
règles de la loi sur le travail manuel. Son « Traité de 
Théologie et de Politique » fut une protestation contre 
son expulsion de l'église. Il y définit son idéal de rabbin 
philosophe et montre que « la liberté de philosopher 
n'est pas incompatible avec la piété ». Il ne délaissa 
jamais, le rabbinage et, jusqu'à la fin, il s'occupa d'une 
œuvre rabbinique , celle du « targoum » , la traduction 
des Livres Saints en langue vulgaire 2. 

1. Colerus, tr. Saiss., p. 15. 

2. Col., p. 58. 



CHAPITRE II 



CONVERSION 



Dans les premiers traités de Spinoza se marque ime 
double influence, celle des théologiens chrétiens^ et 
celle de Descartes. C'est le fond de pensée des « Dia- 
logues » élargi par des lectures latines, fortifié surtout 
par une profonde crise morale. 

Pour apprendre le latin, Spinoza avait été obligé de 
quitter le quartier juif. Un célèbre médecin, Frans van 
den Ende, renseignait alors aux fils des riches bour- 
geois, n était catholique de nom, au fond libre penseur, 
et mêlé à la politique la plus avancée. Sa répétitrice 
était sa fille Claire-Marie, excellente latiniste, point fort 
belle, paraît-il, mais pleine d'esprit et d'enjouement; 
elle enseignait aussi la musique de chambre, dont le 
goût commençait à se répandre. La maison de van den 

1. On reconnaît surtout rinfluence des Jeunes Scolastîques, en grande 
YOgoe alors aux Pays-Bas : Snarez, Martini, J. 0. Scaliger, Toletns, 
Pereira, Mendoza, Eustacliins et les Goîmbrois. Les professeurs protes- 
tants, Burgersdijck, Heereboort, s'en inspiraient beaucoup. Les Cogitata 
meiaphysica de Spinoza sont en partie dirigées contre eux. (Voy. Freuden- 
Ihal, Sp.unddieScholastik,û»Tk%\e% P/i. ilM/'jâ^ze du Jubilé de Zeller, 1887.) 



16 BENOIT DE SPINOZA. 

Ende était fort en vogue, et le docteur était accablé de 
travail. Spinoza se présenta chez lui, et obtint d'y être 
reçu, <( au pair », comme second répétiteur. Il passa 
ainsi deux ou trois ans, ayant le vivre et le couvert, 
moitié apprenant le latin et moitié renseignant. 

C'est la période mondaine de sa vie. Il prit contact 
avec la société hollandaise, avec ces gens discrets et 
fins, qui ne mettent rien en façade, mais sont épris de 
luxe intime. La vie était alors tout embaumée d'art. 
Frans Hais, toujours debout, Rembrandt, Terburg, 
Cuyp, Ostade, van der Helst étaient dans leur vigueur. 
Paul Potter venait de mourir. Et d'autres, nés dans la 
même génération que Spinoza, commençaient avec lui 
leur gloire, Ruysdaël, Jean Steen, van de Velde et les 
deux jumeaux, Jeau ver Meer, Pierre de Hooch. Il y eut 
là vingt années uniques. Spinoza ne resta pas étranger 
à cette révélation de beauté. Il dessinait, et Colerus 
rapporte qu'il faisait de fort belles esquises à la plume, 
rehaussées de fusain, ou plus probablement de sépia. 
Plus tard, à Voorburg et à La Haye, il prendra pension 
chez des peintres*, et, à sa mort, on trouvera, dans 
sa chambre, autant d'estampes que de livres. 

Il ne se désintéressa pas, non plus, des luttes poli- 
tiques. Le coup d'État du prince d'Orange venait d'é- 
chouer devant l'héroïque résistance des bourgeois 
d'Amsterdam (1650). Plus tard, quand grandira, avec 
l'appui du clergé, le mouvement de réaction militaire, 

1. Daniel Tydeman et Henri yan der Spljck. (Van Vloten, Àd 5. op. sup- 
plem.t p. 298; — el Bayle, art. Spinoza.) 



CONVERSION. 17 

Spinoza restera un bon républicain. Il sera Tanii du 
Grand Pensionnaire. Le jour de son assassinat, on le 
verra comme affolé, pleurant, et voulant aQer flétrir 
la populace*. — Mais à la table de van den Ende, il 
dut avoir les oreilles pleines des projets de cet aven- 
turier qui devait finir sa vie en France dans une téné- 
breuse conspiration. Eut-il lui-même de folles ambi- 
tions? Il se dessinait, nous dit-on, sous les traits de 
MasanicUo, dont l'étrange destinée venait d'émerveiller 
TEupope. 

Il nous fait entendre en tout cas, dans le « De Emen- 
datione », le plus personnel de ses ouvrages, qu'il lut 
séduit par la vie mondaine, par une vie entourée de 
luxe délicat, d'un peu de gloire et de voluptés fines. 
Il avait bonne grâce, rien d'un pédant, tout d'un hon- 
nête homme. Son portrait ' le montre avec le visage 
d'une finesse rare, le teint mat, une conjonction spiri- 
tuelle des yeux et de la bouche, un air d'aisance aris- 
tocratique. — Il demanda la main de la fille de son 
maître. — Il fut repoussé. — Il dut sentir douloureu- 
sement Tisolement qui lui venait de son origine. 

En même temps, il fut touché des premières brûlures 
d'une phtisie héréditaire 3. C'était sa vie bornée et le 
premier contact de la mort prochaine. Ses réflexions, 
comme celles de Pascal, en furent certainement hâtées. 



1. Note inédite de Leibnitz, à laBiblioth. de Hanovre, citée par Fouché 
de Careil, Réf. de Sp, par Leibnilz, p. 64. 

2. En frontispice du tome II de l'éd. 8"" van VIotenetLand. 

3. 2* Lettre de Schuller, ap. Siein^ Leibnitz undSpinozUf p. 285. 

BEKOIT DE SIMNOZA. 2 



18 BENOIT DE SPINOZA. 

Il s'agissait d'atteindre rapidement le fond de la \de, 
d acquérir sans retard Féternité. Et quand même il ne 
serait pas sûr que la vie éternelle fût possil)le, il fallait 
la chercher encore. « Un malade, attaqué d'une maladie 
mortelle, rassemble toutes ses forces pour chercher un 
remède sauveur, quoique incertain s'il parviendra à le 
découvrir *. » La mort est certaine et le seul espoir d'un 
bien, peut-être éternel, doit l'emporter sur la réalité 
de biens certainement périssables. C'est le pari de 
Pascal, transporté du bien de l'autre vie à celui de la 
vie présente. 

La synagogue enfin grondait contre lui. Il avait rompu 
une première fois avec elle, sur une réponse cavalière 
faite à Morteira, qui le menaçait d'excommunication -. 
L'animosité avait grandi parmi les fidèles. Elle alla 
même jusqu'à un attentat sur sa personne, une nuit, au 
sortir du théâtre. On lui en voulait de vivre hors de la 
communauté et de ne pas tenir d'elle ses ressources. 
On lui offrit une pension très élevée. Il refusa. Alors 
Isaac Aboab fulmina contre lui la grande excommuni- 
cation « Schammatha », celle que prononce toute 
l'église assemblée et qui prive à jamais du secours 
des hommes et de la miséricorde de Dieu. Puis, pour le 
rejeter de la viUe même d'Amsterdam, les « Pharnasim » 
implorèrent l'appui des ministres luthériens et déro- 



1. De Emendat., van VI., p. 4. 

2. « Pour me reconnaître de vos bontés, voulez-?ou8 que je tous ap- 
prenne le rituel d'excommunication. » Lucas, p. 14. 



CONVERSION. 19 

bèrent enfin aux magistrats une sentence crcxil de 
quelques mois (1656). 

Cette tempête arracha définitivement Spinoza à ses 
espérances mondaines. Forcé de renoncer aux voluptés, 
à la réputation, aux richesses, il fit réflexion que ce sont 
là des biens équivoques, — moins encore la volupté, 
qui est une oscillation de jouissance et de regret, que. 
le désir de gloire et de richesses, qui n'admet point de 
relâche et assoiffé Fàme indéfiniment *.. 11 se mit en 
cpiête d'un bien « qui pût emplir seul Tàme tout en- 
tière et qui lui donnât l'éiternel et suprême bonheur ^ ». 
— Il dirigea sa vie, nous dit-il, « suivant une nouvelle 
règle » et reconnut que ce n'était possible qu a con- 
dition de rompre avec les habitudes communes des 
hommes ^. La vie singulière à laquelle il était contraint 
devenait la condition de sa liberté d'esprit. L'enchaîne- 
ment fatal des événements s'était trouvé d'accord avec 
l'ordre légitime de ses pensées. 

Il n'atteignit pas d'un seul coup le bonheur espéré. 
Ce ne fut d'abord que des moments de consolation 
« rares et de courte durée * », mais peu à peu ils de- 
vinrent « plus longs et plus fréquents », jusqu'à ce que 
sa nature se fût tout entière transformée en une « na- 
ture supérieure ». Il revint alors aux spéculations phi- 
losophiques de sa jeunesse, mais le ton était autre. Ce 

1. De Emendat., trad. Sais8et,p. 276. 

2. ibid. . 

3. Ibid., p. 277. 

4. Ibid.t p. 278. 



20 BENOIT DE SPINOZA. 

n'était plus l'écho de Maïnionide et de Bruno, c'était 
Taccent personnel d'une âme régénérée par sa propre 
pensée. 

Descartes déclarait que sa principale règle avait été 
<( de ne consacrer que fort peu d'heures par an aux 
pensées qui occupent Tentendement seul ^ ». Spinoza y 
consacra tout son temps. « Il y a certains métiers, dit 
Renan, qui devraient être les métiers réservés des phi- 
losophes, comme labourer la terre, scier des pierres, 
pousser la navette du tisserand et autres fonctions qui 
ne demandent absolument que le mouvement de la 
main... Pour ma part, j'ai souvent songé que si on 
m'offrait un tel métier, je renoncerais à mon titre d'a- 
grégé de philosophie, car ce métier, n'occupant que 
mes mains, détournerait moins ma pensée que la né- 
cessité de parler pendant deux heures de ce qui n'est 
point l'objet actuel de mes réflexions 2. » Spinoza prit 
un métier de ce genre et refusa toujours de professer 
en public. 

1. Éd. Cousin, IX, p. 131. 

2. Avenir de la Science^^. 396-397. 



CHAPITRE III 



FORMATION DE LA THÉORIE DE Ia SUBSTANCE 



Nous aimerions savoir la façon dont Spinoza méditait, 
comment les « concepts » naissaient en son esprit, com- 
ment ils se développaient, comment ils se « sériaient ». 
Nous avons pour cela un exemple privilégié. C'est la 
théorie contenue dans la proposition que « la substance 
est infinie » . Elle se retrouve dans cinq textes d'époques 
différentes. Si nous parvenons à en marquer les pro- 
grès, nous ne prétendrons pas connaître le fond de Spi- 
noza, ni avoir pénétré la structure de son intelligence, 
mais nous aurons, du moins, vu sa pensée à Toeuvre, 
nous aurons assisté en quelque sorte à son travail in- 
tellectuel. 



Dans les « Dialogues », deux idées cherchent à se 
subordonner Tune àTautre, la première que « la Na- 
ture est infinie » , la seconde que « Dieu est cause 
immanente du monde ». La Raison croit prouver que la 



22 BENOIT DE SPINOZA. 

Nature est illimitée. « Sinon, il faudrait, dit-elle, attri- 
buer l'infini au Rien qui la limite. » — « Mais, répond 
le Désir, l'argument prouve que la Nature est sans li- 
mite, non qu'elle ne soit pas composée de parties finies. 
Il s'applique aussi bien à la supposition de substances 
finies et distinctes. » Aussi un tel argument ne sera pas 
reproduit. « Infini », pour Spinoza, exclut plus encore la 
composition que la limite ; « la substance est infinie » veut 
dire avant tout « la substance est unique ». Il ne prouve 
pas cette seconde proposition, il cherche plutôt la mé- 
thode qui conduirait à une preuve. De la Nature il passe 
à Dieu. Il faut voir en Dieu une cause « immanente », 
qui ne produit rien en dehors d'elle, qui n'est pas avec 
le monde en rapport de cause à effet, mais en rapport 
de substance à attributs. Les substances que nous croyons 
voir dans la Nature seraient donc des attril)uts qu'il 
faudrait, comme tels, rapporter à Dieu. La multipKcité 
apparente se réduirait ainsi à l'unité. — Il n'y a pas là 
une démonstration, mais seulement l'analyse de deux 
idées, Nature et Dieu, qui les fait converger, pour les 
amener à se confondre. 



II 



Dans le « Court Traité », au contraire, sont données 
des preuves directes qu' « il n'y a pas de substance 
finie * ». Car par où une substance serait-elle « finie »? 

1. Trad. Janet, p. 9. 



FORMATION DE LA THEORIE DE LA SUBSTANCE. 23 

Il est inintelligible qu'elle se limite soi-même. — Dira- 
t-on qu'elle est bornée par une autre substance, finie 
elle aussi? Mais par quoi, à son tour, cette substance se- 
rait-elle bornée ? Le même raisonnement se poursuivrait 
sans fin. — Elle sera donc bornée par une substance 
infinie, par un Dieu supposé extérieur à elle? Mais ce 
Dieu manquerait soit de puissance, n'ayant pu lui don- 
ner plusipi'elle n a, soit de bonté, ne layant pas voulu; 
dans les deux cas il faillirait à sa définition. On ne peut 
pas borner une substance. Si l'on pose la Nature, Dieu 
doit être éliminé. 

Si, d'autre part, on pose Dieu, c'est la Nature, comme 
réalité extérieure à lui, qui s'évanouit. Nous voyons re- 
paraître ici, sous une autre forme, la doctrine de la 
« cause immanente ^ ». La « nature » d'une chose, en 
effet, est son essence et non son existence. Or si les exis- 
tences dépendent les unes des autres par voie de « gé- 
nération », les essences dépendent immédiatement de 
Dieu. EUes sont « créées » éternellement en lui. Mais il 
ne faut entendre par ce terme de rt création.» rien d'autre 
qu'une participation étemelle à sa propre infinité. La 
Nature rentre entièrement en Dieu. 

Le principe commun de ces deux raisonnements est 
que l'on confère Tinfinité à une chose par le seul fait 
qu'on la pose. On peut donc soit poser la Nature et y 
ramener Dieu, soit poser Dieu et y ramener la Nature. 
— Spinoza hésite encore entre les deux partis. Il s'arrête 

1. p. 11, note postérieure de Spinoza. 



2i BENOIT DE SPINOZA. 

d'abord au second *. C'est Dieu qu'il pose avant tout. II 
met en tête du « Court Traité » un chapitre destiné à 
prouver Texistence de Dieu. Il y reprend simplement les 
deux preuves qui avaient cours dans les collèges et 
que Descartes avait renouvelées : la preuve « a poste- 
riori » tirée de l'existence de l'idée de Dieu, et la preuve 
« a priori », ou preuve ontologique, qui met Texistènce 
au nombre des perfections divines. Mais une fois cette 
démonstration faite, il ne s'en sert pas. 11 s'aperçoit que 
la meilleure preuve de l'existence de Dieu se tire de sa 
définition mème^, et que, par conséquent, c'est cette' 
définition qu'il faut chercher tout d'abord. 

Plus loin, il essaie, au contraire, de prendre comme 
fait primitif l'existence des choses. C'est par un fait d'ex- 
périence, l'union de l'âme et du corps, qu'il veut prou- 
ver que les substances communiquent entre elles, que, 
par suite, elles ne sont pas radicalement distinctes 3. 
Mais il s'aperçoit de ceci : à le bien voir, les preuves de 
cet ordre ne tirent pas leur valeur de la certitude du 
fait d'où elles partent, mais de la certitude précisément de 
la notion où elles tendent : l'unité delà substance. C'est 
cette notion qui est véritablement première. L'étude 
méthodique de la Nature ne doit commencer qu'après 
que l'on a donné de la Nature même une définition vraie 
Ainsi de ces deux tentatives infructueuses se dégage, 
non sans efforts, une même conclusion : ce n'est ni re3ds- 

t. Ch. I. 

2. p. 4, note postérieure. 

3. P. 14, 2% et note. 



FORMATION DE LA THÉORIE DE LA SUBSTANCE. 25 

tence de Dieu, ni l'existence du monde qu'il faut poser 
d'abord; ce n'est pas une « existence », c'est une « es- 
sence », une définition. C'est la définition de la subs- 
tance. Établie, nous reconnaîtrons qu'elle est à la fois 
celle de Dieu et celle de la Nature. — Nous avons trouvé 
la bonne voie. Il n'y a plus à se perdre dans les diffi- 
cultes de la théologie ou de la cosmologie. Il s'agit de 
constituer la théorie de la substance; la théorie de 
Dieu et celle de la Nature en découleront ensuite né- 
cessairement. Une nouvelle étude est nécessaire, que le 
travail précédent ne faisait que préparer. 



m 



En août ou septembre 1661, Spinoza joint à sa pre- 
mière Lettre à Oldenburg la démonstration de trois pro- 
positions relatives à la Substance. Cette démonstration 
a été perdue, mais elle parait correspondre à celle qui 
est ajoutée en Appendice au « Court Traité ». L'ordre 
des axiomes et des propositions est le même. Toute- 
fois une quatrième proposition contenue dans l'Appen- 
dice, a été supprimée dans la Lettre à Oldenburg, par 
prudence sans doute *, à cause du corollaire trop direct : 
a La Nature se confond absolument avec l'essence 
auguste et bénie de Dieu 2. » Elle est remplacée par 
l'affirmation que « l'existence de Dieu se tire de sa seule 

1. Voy. Lell. dOld., «an Vlot. (éd. in-12), H, p. 325, ligne 12 sqq. 

2. P. 129. 



26 BENOIT DE SPINOZA. 

définition* ». En revanclie, les trois définitions données 
dans la Lettre à Oldenburg ^ ne se trouvent pas dans 
TAppendice. — Quelle est la théorie de la Substance 
exposée à cette date? 

Les éléments en étaient enveloppés dans le « Court 
Traité^ » : une proposition fondamentale : « La subs- 
tance est infinie », et trois conséquences : 

1** Il ne peut pas y avoir deux substances réellement 
distinctes ; 

2® Une substance ne peut pas en produire une autre ; 

3"* Il n'y a rien dans Tentendement infini qui n'existe 
réellement dans la nature. 

En méditant sur la valeur particulière de ces pro- 
positions, et sur leur ordre respectif, Spinoza s'aperçoit 
que la première, au lieu de fonder les deux suivantes, 
s'appuie au contraire sur elles. Il faut donc renverser 
Tordre. 

C'est parce qu'aucune substance ne peut être pro- 
duite par une autre (H) que toute substance est infinie 
(III) et une substance ne peut pas être produite par une 
autre parce qu'elle ne peut pas être réellement dis- 
tincte d'elle (1)*. 

1. i'^ Lelt. à Oldeobarg; Saiss., H, p. 320. 

2. Ibid.f p. 328 et 329. 

3. P. 9. 

4. Au vrai, l'argumentalion n'est pas aussi simple. Elle suppose quel- 
ques proposilioQS auxiliaires, qui, sous le nom d'axiomes, sont placées en 
télé. Ces axiomes ne sont pas des noUons de fait, ni des principes indé- 
montrables. Ce sont simplement les arguments qu'on juge inutile de dé- 
composer. (Ainsi un argument des « Dialogues» pour prouver que la Nature 
est illimitée, devient un axiome de l'Appendice : Une chose qui est cause 



FORMATION DK LA THÉORIE I)E LA SCBSTANCE. 27 

La Proposition IV (S**) est embarrassante. A vrai 
dire, elle ne se déduit pas des précédentes. Il faut la 
réduire pour elle-même. « Il n'y a rien dans Fenten- 
dement infini qui n'existe réellement dans les choses » 
peut s'exprimer d'une façon plus générale : « L'exis- 
tence appartient nécessairement à l'essence* »; à la 
condition toutefois d'entendre par là une essence piire^ 
c'est-à-dire qui n'ait besoin de rien autre qu'elle pour 
être conçue. Ainsi les mouvements . ne peuvent être 
conçus indépendamment de l'étendue; ils sont dans 
l'étendue. L'étendue, au contraire, peut être conçue 
« par soi » et « en soi ». — « Ce qui est conçu en soi et 
par soi 2 » est la définition de ce qui existe nécessaire- 
ment, c'est-à-dire des attributs, en d'autres termes, de 
la substance^. La difl*érence entre attributs et substance 
ne sera introduite ^ que par la définition de Dieu, qui 
suivra : « Dieu est une substance absolument infinie, 
c'est-à-dire composée d'une infinité d'a//n6w/5 infinis-^. » 

de soi ne petit s'être limitée elle-même.) On les emploie d'ordinaire au 
cours du raisonnement, mais il est plus clair et plus scrupuleux de les 
isoler au début et d'y renvoyer ensuite. Ils pourraient être réduits à leur 
tour, et, de fait , nous verrons les axiomes de l'Appendice devenir dans 
Y Éthique des propositions démontrées (Pr. 1 à V), et les axiomes eux- 
mêmes reculer plus loin. 

1. Lett. à Old., p. £35. 

2. Lett. à Old., p. 328. Cf. LeU. à Simon d'Uriès, p. 354. 

3. Par opposition à a ce qui existe dans une autre chose et est conçu 
par cette autre chose » (ou <t dont le concept enveloppe celui d'autre 
chose ») qui est la définition des « modes ». (Lett. à Old., p. 328.) 

4. « J'entends par attributs exactement la même chose que par subs- 
tance. (Lett. à s. d'Uriès; Saiss., p. 354.) 

5. Lett. à Old., p. 329. 



28 BENOIT DE SPINOZA. 

On voit que cette définition de Dieu n'est que la défi- 
nition de la Substance, à laquelle est jointe la princi- 
pale propriété qu'on a démontré lui appartenir, lïn- 
finité (Pr. III). Elle est, en même temps, la définition de 
la Nature (Corollaire *). 

On est ainsi frappé de l'importance capitale de cette 
Proposition IV : « L'existence appartient à l'essence. » 
Elle est logiquement antérieure aux autres, puisque 
c'est d'elle qu'estprisela définition de la Substance. Faut- 
il donc la poser en axiome ? Oui, car voyez le danger de 
faire autrement. Si l'existence nécessaire de la Substance 
n'est pas posée tout d'abord, avant même sa définition, 
cette définition ne sera en soi que celle d un concept : 
quod per se et in se concipitur^^ et non d'une réalité. 
11 faudra prouver, par d'autres théorèmes, que l'exis- 
tence appartient à la nature de ce concept^. Plus tard, 
Spinoza essaiera, dans 1' « Éthique » , de le faire ens'ap- 
puyant sur la Proposition II (£/A., Pr. VI). La produc- 

1. p. 128. 

2. Lett. à Old.; van Viot., II, p. 202. 

3. Dans ta Lettre à Meyer (1663) (Lelt. 12, Saiss., p. 358) et dans les 
Lettres à Iludde (Voy. la 2% Lett. 35, 1666; Sai&s., p. 385), Spinoza fait 
de cette proposition : Vea-istence appartient à l'essence, un axiome pre- 
mier. Au contraire, dans le Traité de Théologie (1610) (Saiss., p. 146) comme 
dans VÉthiquc (1675), il admet qu'it faut la faire reposer sur d'autres 
notions plus évidentes. La pensée dernière de Spinoza est, je crois, dans 
les Notes marginales du Traité de Théologie (Note 6; Saiss., p. 341). Tant 
qu'on est dans la connaissance confuse, on se sert de a notions communes » 
pour arriver à prouver Teiistence de Dieu (c'est-à-dire de la Subs- 
tance). Mais dans la connaissance parfaite, l'essence enveloppe l'existence 
de la même façon que l'idée vraie enveloppe la certitude, c'est-à-dire im- 
médiatement et sans preuve extérieure. 



FORHATIOX DE LA THÉORIB DE LA SUBSTA>XE. 29 

tîon d'une substance étant impossible (Pr. II de TApp., 
VI de VEth.), la substance est donc cause de soi. Mais 
comment « cause de soi » veut-il dire « dont l'essence 
enveloppe Texistence >»? Spinoza le mettra simplement 
eu définition; ce sera la première ligne de V « Éthique ». 
Même là ce sera donc, en définitive, une existence né- 
cessaire qui sera posée avant tout, non plus celle de 
Dieu, ni celle de la Nature, mais celle de la substance. 

En résumé, on trouve ici deux propositions, Time : 
V existence appartient nécessairement à l* essence, sur la 
place de laquelle il y a hésitation et d'où se tire la 
définition de la Substance, l'autre : La substance est 
infinie, qui se décompose en d autres propositions et en 
axiomes. 

On a été amené,. pour la clarté, à « numéroter » les 
propositions d'une façon analogue à celle des Géomè- 
tres {more Geometrico^), C'est une forme plus rigou- 
reuse que la forme littéraire, plus concise et plus com- 
mode pour débrouiller les pensées complexes. 11 ne 
faut pas en laisser le privilège aux mathématiciens. 
Elle convient à toutes les études malaisées et qu'on veut 
rendre définitives. C'est un puissant instrument d'ana- 
lyse qui, une fois découvert, décuple les forces de 
l'esprit. Spinoza le gardera. Ainsi, comme il dit, 
« l'entendement se façonne des instruments intellectuels, 
au moyen desquels il acquiert de nouvelles forces pour 
de nouvelles œuvres^ ». 

1. Lett. à Old.; van Vlot., II, p. 197. 

2. De EmendaLj tr. Saiss., p. 284. 



30 BENOIT DE SPINOZA. 



IV 



Le 20 avril 1663, dans une Lettre à Louis Meyer qui 
est un de ses plusïorts écrits*, Spinoza reconnait fran- 
chement que la proposition : « L'existence appartient 
à l'essence » est première et se démontre absque ope 
aliarum Proposiùonum^. Mais il approfondit surtout le 
contenu de ce qu'on peut nommer sa Grande Proposi- 
tion : « La Substance est infinie. » L'analyse qu'il donne 
de ridée d'infini devrait être considérée, malgré sa 
concision 3, comme un des monuments de la philoso- 
phie. 

Il indique l'opposition classique de l'infini et de Tin- 
défini; mais il ne s'y arrête pas. Il veut mettre en lu- 
mière une autre opposition, d'où sont nés les fameux 
sophismes de Zenon d'Élée. C'est celle d' « infini » et 
de « divisible à l'infini ». Pour rendre plus claire la 
lecture, on doit entendre Infinitum dans le sens de ce 
qu'on appelle aujourd'hui le « continu ». 

La question est, au fond, de savoir si l'étendue est 
« infinie » de la même façon que Dieu et dans le môme 

1. Lettre 12; Saiss., p. 357. Cette Lettre sur l'infloi devint classique 
au môme titre que Y Éthique parmi les amis de Spinoza. (Voy. la Lett. 80, 
de Tscbirnhausen (1676); Saiss., p. 47.3.) — Il serait intéressant de savoir 
où se trouve aujourd'hui l'original. D*après van Vloten, il a été acquis à 
Amsterdam, en 1860, à la vente J.-J. van Voorst, par le libraire parisien 
Durand. 

2. Van Vlot., H, p. 230. 

3. Voy. une première esquisse dans le Court Traité, p. 15 et suiv., 
et quelques compléments dans le scolie de la Prop. XV de VÉthique, 



FORMATION DE LA THÉORIE DE LA SUBSTANCE. 31 

sens du mot, si, par conséquent, elle peut être un 
attribut de Dieu. — Dieu est infini de sa nature : on ne 
peut même pas concevoir de division en lui. — L'éten- 
due, au contraire, nous apparaît comme divisible à 
notre gré. — Mais ce n'est là qu'une apparence. L'é- 
tendue réelle est indivisible ^ infinie, c'est-à-dire « con- 
tinue ». Nous avons un penchant naturel * à la découper 
pour nos besoins, mais ces divisions que l'imagination 
suppose entre les corps ne sont pas dans les choses. 
En réalité, la Nature est un bloc indistinct. Si nous vou- 
lons rimaginer, il vaut mieux nous la représenter 
comme un point indivisible que comme Tinfiniment 
grand. Ce n est pas Dieu qui s'étale le long de l'étendue ; 
c'est l'étendue qui se concentre en Dieu. 

De même, nous sommes portés à diviser la durée en 
parcelles aussi petites que nous désirons, et nous, 
sommes jetés par là dans d'inextricables difficultés. Il 
nous devient impossil)le de comprendre comment une 
heure peut se passer, « car il faut qu'il s'en passe d'abord 
la moitié, la moitié de cette moitié et ainsi de suite à 
l'infini 3 ». En réalité, une heure est un « continu »; 
c'est ce continu qui est donné. La durée entière est un 
« continu » aussi; le temps divisible n'est qu'une déter- 
mination pour la rendre accessible à l'imagination*. Il 

1. Spinoza n*a pas varié sur ce point. Voy. la Lett. 59 (1675) et la 
LetL 83, la dernière que nous ayons de lui (15 Juillet 1676). 

2. Naturse impulsus., Tau VI., U, 231. 

3. P. 361. 

i. Tempus ad Durationem.., tait modo determinandam ut, quoaâ 
fieri potest, eam facile imaginemur, (Van Vlot., H, p. 231.) 



32 BENOIT DE SPINOZA. 

faudrait se la représenter comme un moment unique, 
où se pénétreraient et se fondraient le passé et le futur. 
Elle est une, comme l'éternité est une, et c'est pour- 
quoi aux yeux de la raison , elle rentre dans Téternité 
Elle est le symbole de Fexistence précaire et relative 
des modes; c'esten Téternel qu'est Tinfinie joie d'exister, 
ou mieux, l'infinie joie d'être ^ 

Mais dans la Lettre à Meyer, l'Éternité n'absorbe pas 
tout. On voit surtout un effort pour dégager la conti- 
nuité du réel des divisions artificielles que l'imagination 
y introduit. L'Espace divisible, le Temps divisible, et, 
d'une façon générale, toute Mesure et tout Nombre ne 
sont que des façons de penser, ou plutôt d'imaginer^. 
La réalité est irréductible à eux. Les mathématiciens 
reconnaissent des rapports que les nombres ne peuvent 
exprimer^. Il faut en dire autant de tout ce qui existe. 
Loin d'être contradictoire, l'infini réalisé^ [Infinitum 
actu) est ce qu'on trouve partout. Une ligne tracée, un 
mouvement accompli, une heure qui s'écoule, réalisent 
l'infini. Il n'y a multiplicité nulle part, infinité partout. 
L'infini des choses peut se greffer ainsi sur l'infini dé 

1. Infinitam exisleodi, sive, invita latinitate, essendi fruitionem. — 
M. Pollock notece scrupule de Uliniste (.Spinoza..., p. 45). Comp. Élh., I, 
24 : Cor... essendi, ut termino scolaslico utar... 

2. Cogitandi seu potius imaginandi tnodos (Tan Vlot., p. 231). 

3. Saiss., p. 361. 

4. Spinoza prétend que le fameux argument d'Aristote : àvapii^ (rOîjvoci 
ne repose pas sur l'absurdité d'une régression de cause en cause jusqu^à 
rinfmi, c'est-à-dire d'un inOni réalisé. D'après les anciens interprètes d'Ans- 
tote, comme Hasdaî-ben-Creskas, cet argument prouve moins la nécessité 
d une première cause que celle d*une première substance. (Lett. 29.) 



FORMATION DE LÀ THÉORIE DE LA SUBSTANCE. 33 

Dieu. Une même continuité embrasse tout. Les rapports 
des êtres ne sont pas des rapports de juxtaposition, 
mais des rapports d'intériorité. 



Nous pouvons nous représenter maintenant com- 
ment est composé le début de V « Éthique » (Pr. I à 
XVI). Rien n'y est bien nouveau, ni bien arrêté. Il y a 
encore beaucoup d'indécision et Ton ne saurait y voir 
un morceau rigoureux et définitif. D'autres portions de 
l'Éthique, sans contredit, sont plus achevées ou plus 
poussées. 

Nous y retrouvons les propositions de l'Appendice. 
L'hésitation subsiste sur la place de celle qui attribue 
l'existence à l'essence (Pr. VII). Nous avons vu déjà le 
détour un peu gauche par où elle essaie de s'intercaler 
avant la « Grande Proposition » : La Substance est infinie 
(Pr. VIII). Un autre, à peine plus adroit, est indiqué *, 
qui a pour but de réduire cette proposition, comme 
l'autre, en axiomes. Ni l'un ni l'autre ne satisfont l'esprit. 

Les anciens Axiomes sont devenus des propositions 
démontrées (Pr. I à V) ; il en résulte que les nouveaux 
sont à peu près vides de tout contenu. Sauf un seul, ce 
sont des tautologies [Une idée v?me doit s'accorder avec 
son objet)^ ou des dilemmes trop incontestables [Tout ce 

1. Se. 2 de la Pr. Vlll. 

BENOIT DE SPINOZA. 3 



Sk BENOIT DE SPINOZA. 

qui est, est en soi ou en autre chose) ^ et celui qui reste 
(Ax. IV) pourrait s'appeler l'Axiome sciindaleux : « La 
connaissance de l'effet dépend de la connaissance de la 
cause et elle rimplique. » C'est une affirmation un peu 
lourde destinée à préparer une troisième preuve de 
l'existence de Dieu, une preuve « a posteriori » tirée, en 
définitive, et contre Tesprit du système, de l'existence 
du monde*. 

Nous connaissons déjà toutes les définitions, sauf 
une, celle de la liberté (Déf. VII), pierre d'attente pour 
le V* livre. 

De la théorie de la Substance, celle de Dieu est assez 
bien déduite, encore que les démonstrations auxiliaires 
obscurcissent le raisonnement. Puis vient une propo- 
sition, mal placée, sur 1' « indivisibilité » de la Subs- 
tance*^. La discussion de la Lettre àJfeyer est reproduite 
sommairement, mais ne porte pas K En môme temps. 
Dieu est substitué, sans assez d'élégance peut-être, à la 
Substance, pour introduire ce qui suit, la déduction de 
la théologie. L'argumentation est peu précise ; elle va 
en plusieurs sens, elle revient sur elle-même. Il y a des 
répétitions*, des empâtements^, des « trous ». Plusieurs 



1. Pr. XI, 3" Déinonst. Voy. Max Friedrichs, Der Subslanzbegriff Sp,, 
Greifswald, 1896. 

2. Pr. Xin. 

3. Voy. se. 2 de la Pr. XV, ad finem : ... tamclsi (substanlia) divisi- 
bilis supponatur, dum modo xternaei infinita concedattir. 

4. Pr. Vin, 8c. 1. 

5. « Si quelqu'un demande... il n*a qu'à lire les Propositions suivantes » 
(sc. de la Pr. X). 



FORMATION DE LA THÉORIE DE LA SUBSTANCE. 35 

scolîes s'interposent un peu au hasarda Ce sont évi- 
demment des notes ajoutées après coup. Us font al- 
lusion, en termes obscurs, à d'autres parties de l'ou- 
vrage et trahissent l'impatience, la mauvaise humeur 
devant les objections 2. Tout cela manque de soin et de 
fini. On sent que l'intérêt principal n'est plus là. 



VI 



Par ces exemples mis de suite, nous discernons les 
traits principaux qui pourraient servir à caractériser la 
pensée de Spinoza. 

Son génie est en premier lieu de synthèse. La fonc- 
tion propre de sa pensée semble être de condenser. 
EUe condense les livres et les observations journalières, 
elle se condense elle-même sans cesse. Elle invente 
peu, et c'est toujours à grands efforts. Elle combine 
plutôt des éléments étrangers. Mais elle tend surtout à 
tout réduire à des propositions claires, essentielles et 
denses. Elle n'y arrive pas d'emblée. Dans les scolics de 

1. Le scolie 2 de ]a Pr. VUI se rapporte à la Pr. VII, celui de la Pr. XV 
au Coroll. de la Prop. XHL Ce sont probablement des notes ajoutées au 
bas des pages, et mal intercalées par le premier éditeur. 

2. a Je ne doute pas que pour ceux qui jugent avec confusion de toutes 
choses... il n'y ait de difficulté à comprendre la démonstration de la Pro- 
position VII... Quand on ignore les yéritables causes..., on confond tout, 
on fait parler indifTéremment les hommes et les plantes sans la moindre 
difficulté. Que ce soit des pierres ou de la semence qui serrent à en- 
gendrer les hommes, peu importe... On attribue à Dieu les passions de 
rhumanité, surtout quand on ne sait pas comment se forment dans l'âme 
les passions. i> (Se. 2 de la Pr. VIII.) 



36 BENOIT DE SP11V0ZA. 

premier jet, on la sent naître âpre, trouble, un peu 
courte. C'est par la tension continuelle, par Teffort en 
dedans, par Fextrême surveillance de soi et Thorreur du 
moindre laisser-aller, qu'elle se fait peu à peu simple 
et lumineuse. A ce point de \'ue, Y « Éthique » est dans ses 
boimes parties un ouvrage admirable. Si Ton était pur 
entendement, on en pourrait retrancher les trois quarts 
encore, les démonstrations qui ne font que mettre les 
propositions en rapport les unes avec les autres. On 
arriverait à concevoir le système comme il existait dans 
la pensée de Spinoza, comme un ensemble d'axiomes 
purs en relations entre eux. 

Découvrir ces relations est le second effort, plus grand 
peut-être que le premier. C'est là qu'on trouve des hé- 
sitations, des essais, d'infinis scrupules. Car, dans ces 
conditions, penser devient comme un office religieux. 
Autant que de perdre la pureté de l'entendement, il 
faut craindre de le mener vers l'obscur. Le péché de 
l'intelligence est l'appel au mystère ou à l'inconnu. 
L'ordre dû serait moins troublé s'il s'y intercalait des 
concepts vides, qu'il ne l'est si l'on y intercale des faits 
inexpliqués. Spinoza fera entrer dans sa pensée les ré- 
sultats acquis de l'expérience, mais il refusera de s'ar- 
rêter devant des expériences à faire, attitude conmiode 
pour nous dispenser de poursuivre notre œuvre intel- 
lectuelle. 

Et surtout, les propositions ne doivent pas être repré- 
sentées sur un môme plan, comme s'enchalnant en une 
série qui se poursuivrait indéfiniment. Cet indéfini est 



F0R3IAT10N DE LA THEORIE DE LA SUBSTANCE. 37 

la pire obscurité. Plus que de tout, Spinoza en a horreur. 
Son but est, au contraire, d' « intérioriser » les propo- 
sitions les unes aux autres. Çà et là, dans TÉtbique, on 
pressent des centres de pensée où le raisonnement con- 
verge, et dans les dernières propositions tout le reste 
vient s'intégrer. — On ne peut pas être plus étranger 
que Spinoza à ce sentiment de V « infini en largeur » 
qu'ont souvent les gens qui vivent beaucoup par les 
sens. On ne peut guère avoir en revanche à un plus 
haut degré le sentiment qu'on pourrait appeler de V « in- 
fini en profondeur », qui naît surtout d'une intense vie 
de l'Ame. C'est à l'âme, ou plutôt à ce qui est pour lui 
Tàme de l'àme, FEntendement, que sa pensée se rap- 
porte sans cesse. C'est parce qu'elle a éprouvé qu'il est 
un, qu'elle répugne invinciblement au discontinu et au 
composé. C'est parce qu'elle Ta senti intérieur aux idées, 
qu'elle conçoit une substance intérieure aux choses. 
Cette expérience intime est pour Spinoza l'expérience 
même du vrai, et l'argument triomphant dont il repous- 
sera ses adversaires, sera de dire en parlant d'eux : 
M Ils ne s6 sentent pas eux-mêmes ! » 

On pourrait, il me semble, rassembler ces traits en 
disant que Spinoza pense « en profondeur », c'est-à- 
dire tend à substituer à une pensée donnée, l'essence 
pure de cette pensée. Mais il a lui-même, plus rigoureu- 
sement, défini son propre entendement ^ : « Il enveloppe 
la certitude, c'est-à-dire qu'il sait que les choses sont 

1. De Emetid.^ Saiss., p. 313. 



38 BENOIT DE SPINOZA. 

hors de lui ce qu'elles sont en lui-même... Il forme cer- 
taines idées absolument et d'autres en les tirant d'idées 
antérieures. Celles qu'il forme absolument expriment 
l'infinité ; les autres sont déterminées par les premières. . . 
Il forme les idées positives avant les négatives. » Et le 
caractère dernier : « Il perçoit les choses non pas tant 
sous la condition du temps que sous un certain aspect 
d'éternité. « 



V 



CHAPITRE IV 

PREMIERS TRAITES 

Les premiers ouvrages de Spinoza sont des notes des- 
tinées à des professeurs de philosophie pour les aider 
dans leurs cours. Ceci doit en faire comprendre le ca- 
ractère et la portée. 

1 

En quittant Amsterdam, Spinoza y avait laissé trois 
grands amis, Louis Meyer, Simon d'Uriès, Pierre Balling. 
C'étaient trois professeurs, juifs probablement^ mais 
émancipés de la synagogue. Ils dirigeaient un collège 
où était enseignée la philosophie, c'est-à-dire la logi- 
que, l'éthique, la métaphysique ou science certaine ^ et 
Tenserable des sciences expérimentales, physique, chi- 
mie, anatomie. 

Louis Meyer avait quelque notoriété. En surcroît de ses 
occupations de professeur de philosophie, il exerçait 
la médecine et il était versé dans la théologie et dans 
le droit. Il est connu par un livre, dirigé contre le clergé 
protestant : « Philosophia S. Scripturac interpres » (1663). 

1. Waare wijsbeaeerte. 



40 BENOIT DE SPINOZA. 

Il attaque la maxime des Coccéiens que TÉcriture s'in- 
terprète elle-même. L'interprète de l'Écriture n'est ni 
rÉcriture même, ni, comme pour les Voétiens, Tauto- 
rité des confessions de foi, c'est la raison seule : les 
grands rabbins du moyen âge Font déjà montré, mais on 
peut trouver dans le Cartésianisme de nouveaux argu- 
ments. — Spinoza eut en Louis Meyer un ami bienveil- 
lant et un parrain philosophique. C'est par lui qu'il fit 
présenter au public ses ouvrages. Il parait lui avoir 
porté une sorte d'amitié jalouse, où pouvait se mêler la 
dévotion du malade pour son médecin. Une lettre, ré- 
cemment découverte * et que je crois adressée à Louis 
Meyer 2, montre Spinoza inquiet de sa santé, inquiet 

1. Van Vlot., Lelt. 28 (Juin 1G65J, II, p. 301. Le fac-similé se trouve dans 
l'éd. in>So, à la fin du second volume. 

2. Van Vlolen pense qu'elle est adressée à l'Allemand J. Dresser, à qui il 
suppose que se rapportent les initiales I. U. de la 42* Lettre des Œuvres 
posthumes^ et qui es^i nommé deux fois par Spinoza dans des Lettres à 
S(hulIer.(Van VI., II, p. 408 et 40».) 

Je la crois adressée à Louis Meyer, pour les raisons suivantes : 

lo Spinoza demande un remède promis et donne des nouvelles de sa fièvre 
tierce «... J'attends aussi les feuilles de roses rouges que tu m'as promises, 
bien que J*aille beaucoup mieux. Depuis que tu es parti, ]e me suis fait 
une saignée, mais ma fièvre n'a pas cessé. Je suis pourtant un peu mieux 
qu'avant la saignée, à cause, le crois, du changement d'air. J'ai souffert 
deux ou trois fois de la fièvre tierce, mais j'en suis venu à bout par une 
bonne diète... etc. » — Or, nous savons que Louis Meyer était le médecin 
de Spinoza [Golerus, tr. Saiss., p. 46]. 

2** Il annonce qu'il enverra : a tertiam partent nostrx philosophix ». 
La Lettre est de Juin 1665. Or, en 1663, Louis Meyer avait publié les deux 
premières parties des Principes de Descartes, de son ami, en annonçant 
au public qu'il n'a encore qu'un fragment de la troisième partie, mais qu'il 
espère obtenir le reste (van Vlot., II, p. 110 ad fin.). C'est de cette troi- 
sième partie qu'il est sans doute question. 

3"* Enfin l'envoi se fera soit directement, soit par l'intermédiaire de 



pre:mirrs traités. 41 

aussi parce que son ami ne lui écrit pas aussi souvent 
qu'il a promis. Il y perce une certaine nervosité que ne 
trahissent pas les Lettres philosophiques, tronquées 
d'ailleurs dans l'édition de 1677. 

Simon d'Uriès * , plus jeune cpie Spinoza 2, semble avoir 
eu pour lui un culte passionné. A plusieurs reprises, il 
lui ofiTrit sa fortune. 11 voulut même déshériter son 
propre frère; il Tobligea, du moins, par testament, à 
fournir une pension à Spinoza, Il était plein d'ardeur 
dans la lutte contre les juifs dévots et contre les chré- 
tiens ^. La philosophie de son ami lui donnait des armes, 
en même temps qu'elle le ravissait d'admiration. 11 fai- 
sait un cours* d'anatomie et de chimie. C'est Pierre 
Balling qui semble avoir professé la métaphysique. 

Nous ne savons guère sur Pierre Balling qu'un fait 
assez étrange. Il avait un enfant qu'il chérissait. Or, l'en- 
fant étant en pleine santé, le père entendit, la nuit, des 
gémissements de moribond. A quelque temps de là Ten- 
ir notre ami d'Uriès ». Or oous voyons que c'est par l'intermédiaire de 
Simon d'Uriès que Louis Meyer a envoyé à Spinoza les épreuves des Prin- 
cipes de Descartes. (Lelt. 15 ; van Vlot., JI, p. 242.) 

1. Et non Simon de Vries, ce qui est une mauvaise lecture de la trans- 
cription latine DE VRIES. Voy. sa signature, van Vlot., II, p. 222. 

2. Lctt. 9 et 10, en tète. 

3. a ... ut, duce te, contra superstitiose religiosos, christianosque veri- 
latem defendere, tum (pris comme synonyme de : et dans la latinité de S. 
d'Uriès) toUns impetum inundi stare {= sustinere) possimus. (Van VI., 
H, p. 220.) 

4. Collegium. — Le mot « collegium » ne doit pas être traduit par 
a collège 0, mais par a cours u : u Collegium anatomitc inivi, médium 
fere absolvi, absoluto incipiam chimicum. — J'ai commencé le cours 
d'anatomie; j'en ai fait presifue la moitié. Ensuite, je commencerai le cours 
de chimie v (ibid., p. 222). 



k2 BENOIT DE SPINOZA. 

fant mourut, en poussant les mêmes gémissements. Dans 
sa détresse, Pierre Balling interrogea son ami sur ce 
présage. Spinoza lui fit une réponse surprenante ^. 
Il lui rappelle d'abord que la fièvre et le mauvais état 
du corps sont les causes ordinaires de telles hallucina- 
tions 2. Il en décrit une, très vive, qu'il a eue lui-môme, 
l'hiver précédent. On n'en peut évidemment tirer aucun 
présage. « Mais, continue-t-il à peu près, il peut en être 
autrement, et d'après les principes mêmes de la philo- 
sophie que je t'ai communiquée. L'essence de l'âme est 
imeidée, et, quand un père pense à son fils, Tidée qu'il 
en a peut devenir si complexe et si vive qu'elle se con- 
fonde presque avec l'essence du fils. Cette idée-là ne 
>dent pas d'un trouble du corps, mais de l'Ame. Or, l'a- 
venir peut être confusément pressenti par l'âme. Nous 
sonmies toujours obscurément avertis de notre propre 
mort; nous pouvons l'être aussi de la mort des êtres 
dont nous portons, pour ainsi dire, l'àme dans notre 
âme. » — Nous retrouvons ici ce mysticisme particulier 
dont nous avons déjà parlé. L'idée pure, lien mys- 
tique de l'homme à Dieu, peut devenir aussi un lien 
mystique entre des âmes humaines 3. 



1. Lelt. 17; van VI., II, p. 246. 

2. Cf. les Leltres à Hugo Boxel, sur les spectres (Lell. 5t-56). 

3. Spinoza proposé, à la fin, une troisième explication. Il peut n'y avoir 
là qu'une illusion de la mémoire. Nous nous représentons les personnes 
dans l'altitude qui nous a le plus frappé. Si nous avons, en quelque sorte, 
dans l'oreille les gémissementsqu'elle poussait en mourant, nous entendons 
ces gémissements même quand nous la revoyons en pleine santé. L'illusion 
n'était pas dans la perception passée; elle est dans le souvenir actuel. 



PREMIERS TRAITÉS. 43 

En 1663, Spinoza avait, à Rijnsburg*, un « casa- 
rius » 2, c'est-à-dire un jeune élève à qui il enseignait, 
non sans quelque impatience, la philosophie, et qui 
partageait sa maison. Simon d'Uriès enviait cet élève . 
Mais Spinoza recommandait à ses amis d'Amsterdam de 
bien se garder de révéler ses vraies opinions à ce jeune 
homme, dont Tesprit n'était pas assez mûr. Il se bor- 
nait à lui enseigner la philosophie courante, la philo- 
sophie cartésienne, qu'il mettait, selon sa méthode, en 
propositions. Il fut amené ainsi à rédiger les deux pre- 
mières parties d'un « Exposé des Prinjcipes de Des- 
cartes ». Il en fit part à ses amis. Nous verrons comment 
ceux-ci, un peu à son corps défendant ^, s'empressèrent 
Tannée raôme, et bien que Fouvrage fût incomplet^ de 
le publier (1663). 

Mais à une époque antérieure il leur avait envoyé 
d'autres écrits^ dont ils se servaient dans leurs cours ^. 

f . Colerus dit (p. ir>) que Spinoza ne yint à Rijnâburg qu'en 1664. lï y 
était pourtant depuis 1661 (Lettre 1). II quitta Rijnsburg pour Voorburg 
en aTril 1663 (Lelt. 13), mais reyint passer l'hiver de 1663-1664 à Rijns- 
borg (Lett. 17). C'est de ce second séjour seulement que Colerus aura eu 
connaissance. Cette erreur lui fait retarder aussi de quatre ans l'excom- 
munication de Spinoza. 11 la place en 1660, alors que nous savons qu'elle 
a été prononcée en 1656. 

2. Un texte porte « casearius », l'autre « casuarius ». Je pense qu'il faut 
lire « casarius » (de «casa ». — Voy. duCange., art. rasarius), — Sur cet 
élève, voy. Lett. 8, 9 et 13, et la Préface de Meyer aux « Principes de Des- 
cartes ». On pense que c'était Albert Burgh, à qui est adressée la 74* Lettre. 
Il passa, en 1675, au catholicisme et voulut même convertir Spinoza. En 
1663, il avait quinze ans {Album sludiosorum Acad. Lugd. Bat., p. 543). 

3. Préf. de L. Meyer; van Vlot., III, p. 110, au début. 

4. Lettre 13, p. 235. 

5. Lett. 8, dans le texte complet; ran Vlot., II, p. 210. 



U-i» BENOIT DE SPINOZA. 

Quels étaient ces écrits? — Deux ans auparavant, en 
1661, nous savons, par une lettre à Oldenburg*, qu'il 
avait à peu près fini un opuscule où il était traité « de 
Torigine des choses, du lien qui les unît à la première 
cause, et de la Purification de FEntendement » [De Emen- 
datione Intellectus) . Louis Meyer publia, après la mort 
de Spinoza, un « De Emendatione Intellectus » qu'il 
déclare être « un des premiers ouvrages de Tauteur, 
comme en témoignent le style et les idées ^ ». — L'autre 
partie, qu'Oldenburg désigne du terme vague de « Cogi- 
tata tua*^ », semble répondre aux « Cogitata meta- 
physica », qui furent publiés en môme temps que 
r « Exposé des Principes de Descartes » (1663). Enfin, 
il faut rapporter aussi à une époque reculée le traite 
dont nous n'avons que deux traductions hollandaises 
et qui dans Tune est intitulé « Éthique », dans l'autre 
« Court Traité sur Dieu, l'homme et le salut ». Ces trois 
écrits doivent être étudiés ensemble. Ils embrassent un 
cours entier de philosophie, sauf la partie consacrée 
aux sciences expérimentales. Les « Cogitata » corres- 
pondent à la métaphysique, le « Court Traité » à l'éthi- 
que, et le « De Emendalione » à la logique, au moins 
pour le corps même de l'opuscule. 



1. Lelt. 6, p. 217. Cf. Lelt. 11, p. 228. 

2. « Tractalus De Emendatione Jntelleclus est ex prioribus noslri Philo- 
sophi operibus, testibus et stylo etconceptibus... » (Préf. des Œuvr. posth.) 
— Cf. « Tractatus De Intellectus Emendalione mullos ante annos ab 
Auctore fuit conscriptus. » (Préf. du De Emendatione.) 

3. Lett. 8, p. 218. 



PREMIERS TRAITÉS. 45 



II 



De ces trois ouvrages les <( Cogitata » semblent être 
le plus ancien ^ — On peut y voir un exemple de « Ten- 
vahissement de la théologie par la métaphysique » dont 
s'alarmait TÉglise de Hollande. Émue du danger, elle 
avait même adressé aux États deux requêtes synodales 
(1656 et 1657) pour obtenir la complète disjonction des 
études théologiques et des études philosophiques. L'ou- 
vrage de Spinoza, écrit au point de vue cartésien, est 
dirigé à la fois contre les Jeunes Scolastiques tels que 
Suarez, et contre les théologiens protestants tels que 
Heereboort. Il forme ce qu'on pourrait appeler un 
cours supérieur de métaphysique. Le cours élémen- 
taire est supposé connu 2. U n'est traité que des ques- 

1. I. — n 7 a plusieurs indices que les Cogitata sont antérieurs du 
Court Traité. Par exemple : l"" Dans les Cogitata TÉtendue et la Pensée 
sont encore données pour substantiellement distinctes (p. 206), tandis que 
dans le Court Traité, l'étendue est rattachée à Dieu, unique substance. 
7? Dans les Cogitata on trouve encore l'expression d' a accidents » 
(II, 10, 4. Cf. Lett. 6, 1661) alors que dans le Court Traité elle est 
constamment remplacée par celle de a modes ». 

II. — Les Cogitata semblent aussi antérieurs au De Emendatione, car 
la critique de la volonté qu'on y voit (p. 231) se trouve reproduite dans 
one Lett. à Oldenburg (Lett. 2, p. 198) antérieure à la Lettre où Spinoza 
annonce qu'il a à peu près achevé le De Emendatione (Lett. 6, p. 217). 

III. — Il ne faut pas conclure des références aux Principes de Des- 
cartes que les Co^ft^ato soient postérieurs à cet ouvrage, car on trouve aussi 
dans les Principes des références aux Cogitata (I, 7, se. ; — I, 19-11, 
6, se., etc.). Les unes et les autres de ces références ont pu être établies 
ao moment de Tédition. 

2. P. 192, 207. 



46 BENOIT DE SPINOZA. 

tions difficiles ou plus controversées de la « méta- 
physique générale » et de la « métaphysique spéciale », 
la première portant sur TÊtre et ses modifications, la 
seconde sur les Êtres réels, — c'est-à-dire Dieu et 
Thomme, car nous laissons les anges aux théologiens '. 
Sous la forme didactique, la pensée est vive, hardie, 
ironique. Il s'agit de déblayer la métaphysique des 
êtres fictifs, des divisions artificielles qui l'encombrent. 
On en a fait une science très compliquée, alors que 
c'est la plus simple de toutes. Elle devrait se borner à 
montrer une chose : « Il n'y a rien en dehors des êtres 
réels, c'est-à-dire des êtres dont l'existence est néces- 
saire ou possible, ou, en d'autres termes, qui existent 
soit éternellement, soit dans la durée. » Et encore la 
possibilité ou contingence 2, la durée, ne sont que des 
représentations inexactes dues à l'imperfection de notre 
entendement. En soi, il n'y a que des substances et des 
modes, également nécessaires, également éternels. — 
Il y a deux sortes de substances 3, l'Étendue et la Pensée, 
et deux substances* pensantes, la Pensée incréée, qui est 
Dieu, la Pensée créée, qui est l'homme. 

Ainsi le Nombre, le Temps et l'Espace, le Genre et 
l'Espèce, et, à plus forte raison, tout autre rapport, 
Opposition, Ordre, Convenance, Diversité, Sujet, Qualité, 
et les termes négatifs. Fin, Terme, tous ces « êtres de 

1. p. 228. 

2. La a possibilité » marquerait une « cause » indéterminée, la contingence 
une a substance » indéterminée (p. 199). Cf. Éth,, IV, Déf. 3 et 4, e( note. 

3. Ch. I, II et m. 
'1. P. 206. 



PREMIERS TRAITÉS. 47 

raison » ne sont que des façons de concevoir les choses, 
ou de les retenir dans la mémoire, ou de les imaginer *. 
Ce ne sont pas des modifications de Têtre. Quant aux 
qualités qu'on nomme premières ou « transcendan- 
tales »^, les métaphysiciens s'entendent-ils eux-mêmes, 
quand ils prétendent qu'elles sont pour TÊtre, d'être 
un, d'être vrai, d'être bon? L'unité n'est qu'une néga- 
tion. Vrai se dit d'une histoire, bon se dit d'un homme, 
mais quel sens ces deux mots peuvent-ils avoir si on les 
applique à V « Être^ »? Rejetons tout ce « fourrage* w 
d'attributs péripatétiques ! 

De même , simplifions Dieu. Nous l'avons défini comme 
une Pensée : il n'est pas ])esoin de lui donner d'autre 
attribut. Ce qu'on appelle la Volonté divine se confond 
exactement avec l'Intelligence divine ^ : Dieu est unique, 
non parce qu'il ne peut pas y avoir plusieurs Créateurs, 
mais parce qu'il ne peut pas y avoir plusieurs intelli- 
gences infinies ^. — Que veut-on dire en parlant de la 
ce vie de Dieu »? S'agirait-il par hasard de la vie que 
définit Aristote : « la permanence de l'âme nourricière 
et de la chaleur*^ »? En réalité, la vie n'est que la force 
par laquelle une chose persévère en son essence. La vie 
de Dieu, c'est son essence même. — Cherchera-t-on 



1. Ch. IV et V. 

2. P. 202. 

3. Ch. vi. 

4. Farraginem, p. 214. 

5. II, ch. Yia, IX. 

6. Ch. II. 

7. P. 215. 



kS BENOIT DE SPINOZA. 

d'autres qualités? Dira-t-on que Dieu est immense, dans 
l'espace et dans la durée*? Mais quelles étranges ques- 
tions sera-t-on amené à poser! Comment Dieu peut-il 
être partout 2? Comment Dieu n'est-il pas plus vieux 
aujourd'hui que le jour où il a créé Adam 3? Poser de 
telles questions, c'est condamner la conception qu'elles 
impliquent. Ailleurs, Spinoza déclare qu'elles dépassent 
l'entendement, ce qui est une autre façon de faire 
entendre la même chose : Que sont les miracles? Des 
lois, sans doute, que Dieu nous tient cachées^. Dieu 
peut-il rendre faux ce que nous concevons comme évi- 
demment vrai? Nous n'en pouvons juger ^. Comment se 
concilie la nécessité divine et le libre arbitre? Mystère 6. 
— La conclusion est la boutade fameuse : « La théologie 
n'a pas plus de rapport avec la science humaine que le 
Chien, constellation céleste , n'en a avec l'animal aboyant, 
peut-être beaucoup moins encore''! » 

Il y a dans tout le Traité une ironie mesurée, mêlée 
a une certaine outrance juvénile. Les hardiesses sont 
tentantes quand on les écrit de loisir et qu'un autre est 
chargé de les professer. Sous les arguments personnels 
à Spinoza, l'inspiration est presque partout cartésienne. 
L'autorité y est de peu de poids, même l'autorité de la 

1. Il, ch. iif. 

2. P. 210. 

3. P. 207. 

4. P. 229. 

5. P. 221. 
fi. P. 201. 
7. P. 227. 



PREMIERS TRAITES.. 49 

Bible. La Bible, dit l'auteur, est loin de contenir toutes 
les sottises {nugas) qu'on lui fait dire. Hais si elle les 
contient, pourquoi ne la rejetterions-nous pas « comme 
nous rejetons le Coran et le Talmud ' »? 

Il faut mettre à part le dernier chapitre, de l'Ame 
humaine^, où Ton pressent comment se fera le passage 
de ces discussions métaphysiques à une philosophie 
morale. Deux principes essentiels sont posés : le premier, 
que l'immortalité de l'âme se confond avec son éternité ; 
le second, que l'âme est autonome. Ce dernier est établi 
à la fois contre les partisans du libre arbitre tels que 
Descartes, et contre les déterministes tels que Heere- 
boort^. Les uns et les autres supposent une volonté 
séparée en quelque sorte de l'âme, tandis que la volonté 
c'est l'âme même ( Voluntatem nihil esse prœter mentem 
ipsam). Liberté humaine veut dire liberté de l'esprit, 
c'est-à-dire, en somme, connaissance du vrai. Il y a là 
des germes féconds pour l'Éthique. 

III 

On espérerait trouver le développement de cette phi- 
losophie morale dans le « Court Traité » ou « Éthique ». 
Malheureusement ce n'est qu'un ensemble de notes, 
moins ordonnées que les « Cogitata », surchargées de 
corrections et qui n'ont pas reçu de forme définitive. 
Tout y parait confus, l'idée est rarement serrée, on ne 

1. P. 220. 

2. II, ch. XII. 

3. Cité p. 231. 

BENOIT DB SPINOZA. 4 



50 BENOIT DE SPINOZA. 

• 

reconnaît guère la précision de Spinoza. J ^inclinerais à 
n'y voir que des notes d*élèves, prises à un cours dont 
Spinoza aurait fourni la matière ^ On ne peut, en tout 
cas, attribuer à un écrit que ni lui-même, ni ses amis, 
n'ont publié, absolument la même valeur qu'à ses ou- 
vrages authentiques. 

L'Éthique proprement dite y est précédée d'un ré- 
sumé de théologie naturelle. Après l'ébauche impar- 
faite, et que nous connaissons déjà, de la Théorie de la 
Substance (ch. i et ii), se trouve une série de chapitres 
mal disposés : deux (ch. m et v) sur la création et la 
' conservation du monde par Dieu; deux autres (iv et vii 
sur l'action nécessaire de Dieu et la prédestination, éta- 
blies sur des raisons obscures de perfection ; deux autres 
(viii et ix) sur la distinction scolastique de « nature 
naturante » et « nature naturée » 2 ; deux autres enfin 
(vu et x) contre les Péripatéticiens et surtout contre 
leur définition de Dieu et leur conception du bien et du 
mal. Il y manque l'argumentation drue et topique des 
« Cogitata ». Partout la pensée semble indécise, l'ex- 
pression imprécise. Par exemple, le mouvement est 

1. Les formules de Spinoza sont souyent Yoilées par un langage conyen- 
Uonnel : Délivrons-nous a des mauvaises passions qui ne sont toutes que 
géhenne» (trad. Janet, p. 96^.. Écoutons « notre bonne conscience » (p. 70). 
Aimons de toutes nos forces « le Seigneur notre Dieu » (p. 67). 

2. S. Tliomas. S. théoL, 1, 2, qu. 85, art. 6. — Barth. d'Usingen, Nai, 
ph. epit, p. 9, éd. 1543. — On a trouvé aussi cette expression dans maître 
Eckart (537, 29), S. Uonaventure [Lib, Sent., III, 8, 2), Averroës {De cœlo, 
I, 1), Vincent de Beauvais (Spec, quadr,, XV, 4), Pietro d'AU>ano {ConciL 
differentiarum, 9, 14, 3), Fr. Sanson {Quest. in AristoU, 1496. —11,5). 
(V. Freudenthal, 5p. u, die Scholastik.) 



PBEMIERS TRAITÉS. 51 

appelé du nom étrange de « Fils de Dieu «^ Il est con- 
sidéré comme un « mode éternel » de Dieu, mais une 
note avertit qne ce qui en est dit ne doit pas être pris 
« sérieusement w^! 

La seconde partie est appelée par Fauteur même un 
« Traité des Passions ». Elle me parait avoir pour centre 
le chapitre de TAmour (ch. iv) qui est directement ins- 
piré de Léon Hébreu. Il y est reproduit la distinction de 
trois amours : amour des objets corruptibles, amour des 
objets incorruptibles, amour de Dieu. Mais TefiFort ori- 
grual est de fondre la distinction des trois amours avec 
la distinction platonicienne des trois modes de connais- 
sances. — L'amour inférieur vient d'une connaissance 
imparfaite, les deux autres naissent de la connaissance 
raisonnée et de la connaissance intuitive. Les progrès 
de l'entendement déterminent les progrès de l'amour et 
plus l'amour s'accroit, plus nous sommes parfaits 3. L'a- 
mour est le fondement de tout bien et de tout mal*, la 
seule passion dont nous ne puissions jamais nous afiran- 
chir absolument^, sans laquelle même on ne conçoit pas 
que nous puissions exister^. La vertu consiste donc à bien 
diriger l'amour, ce qui revient à bien diriger l'entende- 
ment. 

1. Trad. Janet, p. 46. 

2. P. 45, note. 

2. Spinoza fait quelquefois du ouï-dire et de l'expérience deux modes 
distincts de connaissance. V. p. 84. Cf. De Bmend., tr. Saiss., p. 280. 

3. P. 84. 

4. P. 83. 

5. P. 64. 

6. P. 83. 



52 BENOIT DE SPINOZA. 

Quels sont, au juste, les progrès de Fentendement, ou 
modes de connaissance? Spinoza a plus tard, sur ce 
point, compliqué sa pensée; il importe d'en marquer la 
signification première. — U y a trois modes de connais- 
sance : V opinion, la foi, la vraie science^. V opinion 
embrasse tout ce que nous avons appris par ouï-dire 
ou par expérience. C'est d'elle que naissent toutes les 
passions, car elles ont toujours pour fondement la repré- 
sentation d un objet réel que nous avons vu ou dont on 
nous a parlé 2. — La foi, qu'il faut appeler foi vraie pour 
la distinguer de la croyance , nous fait connaître , non 
plus l'homme réel, mais l'homme tel qu'il devrait être 3. 
Sur cet exemplaire idéal nous pouvons juger les pas- 
sions, au lieu de rester enfermé en elles; nous voyons 
celles qui sont bonnes, celles qui sont mauvaises. La foi 
nous présente un idéal extérieur à nous, qu'il s'agit do 
réaliser, l'idée d'homme parfait. Elle est essentiellement 
une connaissance morale : c'est la connaissance du bien 
et du mal*. — Dans la vraie science enfin, l'union avec 
l'idéal est accomplie. La foi est remplacée par la con- 
naissance claire, par l'expérience vraie, bien supérieure 
à l'expérience des sens ^, Alors seulement on a la con- 
naissance du vrai et du faux, et ce sentiment de certitude 
intime, vrai réveil de l'Ame, dont on ne saurait donner 



1. Ch. II. 

2. Ch. III. 

3. Ch. lY. 

4. Ch. IV, p. 62. 

5. Ch. XT. 



PREMIERS TRAITÉS. 53 

l'idée aux gens qui vivent endonnis*. — On peut mar- 
quer, comme le fait l'auteur lui-même 2, le rapport de 
cette doctrine avec les doctrines théologiques qui dis- 
tinguent le péché, la loi qui nous fait connaître le péché, 
et la gr&ce qui nous en affranchit.Mais c'est à la condition 
de donner à ces mots un sens intellectuel. Le péché, 
c'est l'irréflexion ; la loi, c'est le jugement moral ; lagr&ce , 
c'est la certitude. 

Le développement donné par l'auteur à ce qui con- 
cerne les deux derniers modes de connaissance est fort 
inégal en intérêt. La détermination , d'après le second 
mode, de la valeur morale des passions est très sèche. 
Bien qu'on y trouve interprétées certaines maximes 
stoïciennes^, c'est Descartes ^ qui est suivi pour le dé- 
nombrement des passions. Mais, par une pente fatale de 
Fesprit de Spiaoza, l'ordre à mettre entre les passions 
tend à prendre une valeur en soi, en dehors des expli- 
cations physiologiques que donnait Descartes, en dehors 
des jugements moraux que lui-même il veut porter. L'on 
pressent déjà les divisions dichotomiques, toute l'algèbre 
des passions qui sera développée dans F « Éthique^ ». 

Ce qui se rapporte au troisième mode ^ est, au con- 
traire, la meilleure partie du Traité. Nous y touchons à 

1. Ch. TV, p. 85. 

2. P. 97, note. 

3. Sor le« biens qui sont en notre puissance, p. 66; — sur la maîtrise 
de la colère, p. 68 ; — Épictète et Sénèque étaient les seuls philosophes 
andens que Spinoza eût dans sa bibliothèque (/nv., p. 172, 188). 

4. Traité des Pcusions, 

5. Lit. in, Append. 

6. A partir du cb. xv. 



5Ï BENOIT DE SPINOZA. 

la vraie connaissance, à ce qui nous intéresse surtout, 
la connaissance de nous-mêmes. Alors se dissipe l'illu- 
sion, utile jusque-là, du libre arbitre. Ce libre arbitre, 
que Descartes définit la puissance d'affirmer ou de nier, 
n'est évidemment qu'un « être de raison », puisqu'il 
nous est possible d'affirmer ce que nous voulons par les 
mots, mais non pas de « sentir » intérieurement ce que 
nous voulons. Notre expérience intime du vrai ne dépend 
pas de nous. Il ne faut pas dire que nous affirmons une 
chose, mais qu'une chose s'affirme en nous. Quand nous 
connaissons Dieu, Dieu seul est agissant. Vérité profonde, 
le dogme théologique que nous ne sommes de rien dans 
l'accomplissement de notre salut *. La volonté, ou, pour 
parler exactement, les « volitions » ne sont que des 
affirmations, actes de la vérité en nous, c'est-à-dire actes 
de Dieu en nous 2. — Il est vrai que le Désir dépasse la 
volition^. Le Désir est une affirmation, lui aussi, mais qui 
a égard, non à ce qui est vrai ou faux, mais à ce qui est 
bon ou mauvais. Il tend à « obtenir » la chose que nous 
avons affirmée. C'est pourquoi l'union avec Dieu doit 
être, autant que connaissance par l'entendement, pos- 
session par l'amour. — A dire vrai, connaissance et 
amour ne sont jamais séparés. L'àme aime tout d'abord 
son corps , parce qu'elle ne connaît que lui ; c'est en 
cela cpie consiste son union avec lui, et les passions vien- 



1. Voy. dans la Biblioth. de Spinoza (p. 136) une édition espagnole de 
CaWin. 

2. Ch. XTi. 

3. Ch. XVII. 



PREMIEBS TRAITÉS. 55 

nent, Descartes Ta montré, de ce que Tàme veut agir 
sur le corps, et que le corps résiste de son mouvement 
propre *. « Il se produit ainsi, en nous, des combats dont 
nous avons conscience, sans avoir conscience de leurs 
causes 2. » Mais quand Tâme connaît Dieu, elle est af- 
franchie du corps, affranchie des passions. Dieu s^est 
véritablement substitué au corps humain. L'instant où 
r&me avait été unie au corps était l'instant de sa « géné- 
ration » ; l'instant où elle est unie à Dieu est celui de sa 
« régénération^ », de sa seconde naissance. 

De là se dégagent deux propositions également cer- 
taines et qu'il faut opposer : la première, que « Tâme 
n'est pas immortelle » ; la seconde, que « Fâme est éter- 
nelle* »• Spinoza s'occupera de les démontrer minu- 
tieusement l'une et l'autre. — L'âme est mortelle, parce 
qu'il a été prouvé qu'elle ne peut pas être une subs- 
tance. Elle n'est, par conséquent, qu'un mode de la 
pensée divine. Elle est l'idée, en Dieu, d'un corps dé- 
terminé. Elle procède donc de l'existence réelle de ce 
corps, elle tire son origine de lui, elle dépend de lui 
seuls. Les sensations ne sont que les changements qu'a- 
mènent dans l'âme les ruptures d'équilibre dans le 
corps ^. Si la rupture est trop grande, si les proportions 
qui constituaient le corps organisé n'existent plus, si le 

1. p. 100 et suiv. 

2. p. 101. 

J. Ch. XXII, p. 113. 

4. Ch. XXIII. 

5. P. 129. 

6. P. 13î. 



56 BENOIT DE SPINOZA. 

corps se dissout, rame s'anéantit*. — Les difficultés de 
détail du problème de Tunion de T&me et du corps sont 
déjà divisées et ordonnées dans un Appendice joint au 
Traité ^, et surtout dans une longue note , placée à la 
suite de la Préface 3. On y trouve sériées déjà des pro- 
positions qui, développées, deviendront le Second Livre 
de r « Éthique ». — Quant à la proposition que « Tâme 
est étemelle » , elle sera l'aboutissant de V « Éthique » tout 
entière. 

Dans les derniers chapitres^ du « Court Traité » la 
pensée s'est dépouillée. On est tenté d y voir la rédac- 
tion même de Spinoza. — La conception ordinaire que 
les hommes se font de Dieu est finement critiquée. 
Dieu aime-t-il les hommes? Oui, sans doute, mais non 
comme des objets séparés de lui-même. Leur donne-t-il 
des lois ? II ne leur en donne pas qu'ils puissent transgres- 
ser. Se révèle-t-il à eux? Oui, mais ce n'est ni par des 
paroles, ni par des miracles ; c'est par lui-même et à l'en- 
tendement pur 5. — Le diable existe-t-il? « Il est, dans ce 
cas, digne de toute pitié, et si les prières ont quelque 
valeur, il faut prier pour lui. (On sent l'ironie que nous 
avons déjà observée.) Mais il n'existe pas, car moins une 
chose a de divinité en elle, moins elle a d'existence^. » — 

1. P. 62, 144. 

2. Append. II. 

3. P. 51. 

4. A partir du ch. xix, après un chapitre qui me paraît intercalé 
(cb. xviii) et ou il est donné un ensemble de raisons « à côté » pour mon- 
trer Tavantage de la doctrine de la prédestination. 

5. Gb. xxiv. 

6. Gh. xxT. 



PAEUIERS TRAITÉS. 57 

L'ouvrage se termine par une véritable tentative de con- 
version*. L'auteur presse son auditeur de chercher la 
paix qu'il lui offre, même s'il n'est pas encore convaincu 
que ce soit une paix éternelle. Même bornée à la vie péris- 
sable, elle vaut mieux que toutes les voluptés^. Il essaie 
de forcer son intelligence en mettant, suivant sa cou- 
tume , ses raisons les plus convaincantes en propositions ^ . 
Il veut l'amener à réaliser, avec lui-même et avec tous 
les hommes, s'il est possible, la liberté humaine, dont 
il donne , pour conclure , cette admirable définition : 
ce La liberté est l'habitude que l'àme acquiert par son 
union immédiate avec Dieu, de ne produire en soi des 
idées, hors de soi des actes, que sous la forme de Fé- 
ternel*. w 

Dans un fragment de lettre, inséré à la fin du Traité ^, 
Spinoza prie les amis à qui il écrit de ne pas s'étonner 
trop de ces nouveautés, d'être extrêmement prudents à 
les enseigner, et de n'avoir pour but en le faisant que le 
salut de leurs proches. — Quelles heures uniques ce dut 
être pour les disciples fervents, que celles où leur fut 
révélée cette doctrine neuve et hardie d'un maître à 
peine plus âgé qu'eux, retenu loin d'eux par la vie con- 
templative et la persécution des hommes ! 



1. Ch. xxTi. 

2. p. 121. 

3. P. 122. 

4. P. 124. 

5. P. 125. 



58 BENOIT DE SPINOZA. 



IV 



Le « Traité de la Purification de rEntendement* » est une 
réfutation ou plutôt (le mot revient forcément en parlant 
de Spinoza) un approfondissement du « Discours de la 
Méthode », de Descartes. — Comme dans le « Discours 
de la Méthode », la forme personnelle est adoptée, au 
moins au début. Le style est pourtant très différent. Au 
lieu de la prolixité qui guette Descartes, la phrase est 
concise , faite à loisir, tendue par des additions interca- 
laires, d'une densité extrême, mais parfaitement nue, 
malgré, une ou deux fois, de légers souvenirs de Sénèque^. 

A l'époque où ce Traité fut écrit (1660 ou 1661) les 
questions de logique étaient les questions brûlantes d'un 
cours de philosophie. En cette matière, l'École avait été 
discréditée , bien avant Descartes , par tout le mouve- 
ment ramiste. Les manuels eux-mêmes, comme celui de 
Kcckermann (1600) que Spinoza possédait^, montrait 
la nécessité de fonder une logique nouvelle. C'est à ce be- 
soin qu'avaient prétendu répondre le « NovumOrganum » 
(1620) de Bacon et le « Discours de la Méthode » (1637). 
L'ouvrage de Descartes avait été commenté à l'infini'^, 

1. a... et de la meilleure voie pour le conduire à la vraie connaissance. » 

:>. (DiKitiœ)... freqxienter sunt causa interituseorum qui eapossidenty 

et semper causa interitus eorum qui ah iis possidentur (?an Vlot., I, p. 4). 

3. Inventaire, p. 180. 

4. Voj., par exemple, Clanberg, Vijbreiding van Des cartes {Defensio 
Cartesiana adversus Jac. Beviu7n), Amsterdam, 1652, livre qui se trouve 
dans la Bibliothèque de Spinoza (/»&., p. 185). 



PREMIER S TRAITÉS . 59 

mais tous les esprits ne s'y étaient pas ralliés. Pierre 
Gassendi s'efforçait de restaurer, dans son « Syntagma 
philosophicum » (Lyon, 1658), la logique d'Aristote, qu'il 
avait passé sa vie à combattre. Thomas Hobbes tentait 
une voie nouvelle dans sa bizarre Logique (1655). Glau- 
berg essayait de combiner une Logique « Novo-Antî- 
que » (1650)*. De tous ces ouvrages enfin, Port-Royal 
allait prendre le meilleur pour en composer le livre ex- 
cellent qu'est r « Art de Penser » (1662)2. Mais rien, 
depuis Descartes, n'avait été écrit qui valût le petit 
traité de Spinoza pour l'originalité et pour la profon- 
deur. 

C'est un livre venu du fond de l'âme, une sorte 
de confession intellectuelle. Tout Spinoza est là. — Sa 
première recherche n'est pas celle de Descartes, la 
recherche de la vérité, car il faudrait qu'il ait été prouvé 
d'abord que la vérité est nécessaire à l'homme. C'est la 
recherche d'un vrai bien. Les biens ordinaires que Ton 
poursuit laissent l'àme inassouvie : voilà un fait d'ex- 
périence intime, donc certain. Y a-t-il un bien qui 
puisse emplir l'infinité de l'âme? Une telle question 
nous tient plus au cœur que toute autre. — L'illumina- 
tion, pour Spinoza, n'est pas venue de la découverte 
d'une vérité abstraite, mais d'avoir compris le rôle de 
l'amour. « Tout notre bonheur et tout notre malheur 
dépendent de la nature des objets que nous aimons 3. » 

1 . Claoberg, Logica, Déd., p. 3. 

2. Bihlioth. de Sp., p. 187. 

3. Saiss., p. 277. 



60 BENOIT DE SPINOZA. 

Tandis que tous les maux suivent Vamour des choses 
périssables, Tamour de l'éternel nourrit Tâme d'une 
joie pure. — Mais Tamourde Tétemel n'est pas naturel 
à rhomme. Le bien sera donc d'acquérir une « nature 
humaine supérieure ^ » où cet amour puisse naître et 
grandir. On reconnaît ici, approfondie, une idée mal- 
tresse du « Court Traité » . Mais est nouvelle la large 
place que Spinoza fait aux autres hommes. « Il est né- 
. cessaire à mon propre bonheur que l'entendement des 
autres hommes et que leurs désirs soient d'accord avec 
mon entendement et mes désirs ^. » Si le « vrai bien » 
est d'arriver moi-même àlanature humaine supérieure, 
le « souverain bien » est d'y arriver avec les autres 
hommes. Il faut chercher à établir une société où tout 
tende à ce but. Le devoir social est le développement 
du devoir moral. — On dirait qu'à partir de ce moment, 
l'âme de Spinoza reste moins enfermée dans sa soli- 
tude et commence à s'épanouir. 

Qu'est-ce que réformer ma nature ? Je sais que ma 
volonté n'est qu'un mot. Je n'ai prise en moi que sur 
mon entendement. A voir le fond des choses, réformer 
ma nature, c'est uniquement la connaître. Car la con- 
naissance vraie que j'en aurai ne sera pas une idée 
morte, comme extérieure à moi; il n'y a pas d'idées 
de la sorte. Elle sera rigoureusement mon Ame, eUe 
sera tout moi-même. — Spinoza ne fait qu'indiquer 
rapidement ce qu'il a démontré ailleurs. Il rappelle la 

1. p. 278. 

2. P. 279. 



PREMIERS TRAITÉS. 61 

distinction des trois modes de connaissance ^ U ne les 
considère que sous l'aspect particulier de la « per- 
ception » qui suit chacun d'eux. Le premier ne saisit 
que des accidents, le second saisit la cause 2, le troi- 
sième seul perçoit l'essence. On pourrait se borner au 
second, si l'on ne cherchait que la vérité 3, mais seul 
le troisième, en nous unissant à l'objet de notre con- 
naissance, nous donne la perfection. 

C'est au point de vue du troisième mode de connais- 
sance, et uniquement à ce point de vue, qu'est écrit le 
reste du Traité. C'est ce qui en fait un ouvrage singulier, 
d*une lecture difficile. U faut nous défaire des façons 
habituelles de raisonner. Toute analogie établie avec 
la méthode des sciences, ou avec la foi morale, sera un 
principe de confusion et d'erreur. La connaissance 
intuitive n'est pas du même ordre que les sciences, ni 

1. Ou quatre, en distinguant encore, comme Platon, dans Topinion, 
celle qui vient du ouï-dire et celle qui Tient de rexpérience personnelle. 

2. Il n'y a pas contradiction entre ce deuxième mode de <c perception » 
et le deuxième mode de « connaissance » du Court Traité qui, nous 
l'ayons vu, est la connaissance morale d'un idéal humain. Cet idéal hu- 
main, par rapport à ce que nous sommes, est a perçu » comme une cause. 
Le mot cause n'a pas, chez Spinoza, le sens moderne de phénomène 
précédant un autre phénomène. La cause est conçue par lui d'une 
façon analogue à Vidée chez Platon, comme différente des phénomènes 
et supérieure à eux. L'essence est, au contraire, la réalité intime du 
phénomène. C'est sa eatise devenue intérieure à lui. Dans l'absolu, ce 
point de vue seul existe. Il faut bien se garder de donner aux termes 
dont se sert Spinoza, le sens qu'ils ont pris chez les philosophes empi- 
riques qui sont venus après lui. — En particulier, le déterminisme des 
essences ne doit pas être confondu avec le déterminisme des phénomènes 
que conçoivent les Empiriques. 

3. P. 283. 



62 BENOIT DE SPINOZA. 

du même ordre que la foi. Elle est quelque chose 
d'unique : on ne peut la comprendre qu'en se plaçant 
en elle. Il est presque impossible d'en parler, car elle 
n^admet pas, à vrai dire, de progrès. Nous sommes en 
possession d'une idée vraie unique. Si nous semblons 
tirer cette idée d'autres idées semblables, c'est, en 
réalité, pour les ramener à leur tour à Tunité ^ Exacte- 
ment, il y a une seule idée, l'idée de Dieu. C'est à elle 
qu'il s'agit d'arriver dans le plus bref délai '-. Hors d'elle, 
il n'y a rien. Tout est dit d'un mot : la connaissance 
intuitive est la possession intellectuelle de Dieu. On ne 
peut rien ajouter. — Si le Traité ne suit pas une marche 
progressive, si chaque page répète à peu près la précé- 
dente, si l'on n'a pas l'impression d'avancer, mais de 
s'enfoncer, c'est que rien ne peut être acquis de nou- 
veau. L'idée même de Dieu n'est pas acquise. Par le 
seul fait que nous nous trouvons dans le troisième mode 
de connaissance, nous sommes en possession de l'idée 
de Dieu. Nous ne la chercherions pas si nous ne l'avions 
déjà trouvée. Nous n'avons pas proprement à l'attein- 
dre, mais à en prendre de plus en plus conscience. 

Comment le ferons-nous? Nous comprendrons d'abord 
qu'il n'y a pas de w méthode » pour démontrer la 
vérité de cette idée. Nous la sentons vraie : non du- 
bitamus de nostra verilate; il n'y a pas d'autre signe 

1. Omnes ide» ad unam ut redigantur, conabimur eas concatenare et 
ordinare (p. 28). 

2. ... ut quanto ocius ad cognîlionem EntU perfectissiini perveniamus 

(p. 15). 



PREHIERS TRAITÉS. G3 

que ce sentiment intime de certitude*. Douter serait 
parler contre sa conscience, ne pas se sentir soi-même 2. 
La « discipline » à suivre est, sans doute, Thabitudo 
des méditations intérieures, qui, peu à peu, nous dé- 
gagent des préjugés, qui surtout nous délivrent de la 
condition de toutes les choses humaines, c'est-à-dire 
du perpétuel changement 3, mais la « méthode* » elle- 
même, ou la preuve, n'est que le sentiment qui accom- 
pagne ridée vraie. Ou plutôt, car ce mot de «sentiment » 
pourrait nous tromper, elle est Y « idée » de Tidée 
vraie 5. Nous connaissons : voilà la première idée, 
donnée avant tout; et nous savons que nous connais- 
sons : voilà ridée de cette idée. 

Insistons sur ce point. Nous voyons qu'une même 
idée peut être ou connaissante ou connue, sujet ou objet 
de perception ou, en d'autres termes, idée ou chose ^. 
La « chose » devient idée en nous, et cette idée devient 
chose à son tour, pour une idée supérieure, et ainsi de 



1. Conscientia, 

2. Se ipsum non sentire. 

3. Saiss., p. 289. ^Gf. Lett. 37; Saiss., p. 893. 

4. Le mot « méthode » n'a pas dans les philosophies rationalistes le 
sens qu'il a chez les Empiriques, de « voie pour atteindre la yérité ». 11 
signifie « moyen de démontrer que ce qu'on aflSrme est vrai ». * Il faut 
en tenir compte dans l'interprétation du «c Discours de la Méthode». Des- 
cartes admet, comme Spinoza, que nous sommes en possession de la yérilé, 
mais cette vérité n*a de valeur que lorsque nous l'avons prouvée, pour 
nous-mêmes et pour les autres. Spinoza supprime la nécessité de la preuve. 

5. P. 289. 

6. Ou, selon le langage du temps, essence objective (dans l'esprit) ou 
essence formelle (dans les choses). 



6<h BENOIT DE SPINOZA. 

suite à rinfini^ Les premiers objets de connaissance, 
les i< choses » proprement dites, ne sont sans doute elles- 
mêmes que les « idées » d'un entendement infini, car, 
au vrai, il n'y a qu'une chose réelle, la substance. Mais 
la transformation de la chose en idée ne lui fait rien 
perdre de son essence. Dans l'absolu, il n'y a pas trans- 
formation, il y a identité. Au point de vue humain, nous 
pouvons traduire cela en affirmant que « la série des 
idées est la même que la série des choses ». Nous som- 
mes ainsi délivrés de la crainte, en possédant nos idées, 
de ne pas posséder des choses. 

Aurons-nous les autres craintes que Descartes énu- 
mère? Craindrons-nous de former des idées fictives, ou 
fausses, ou tout au moins douteuses? Gomment le pour- 
rions-nous? Une idée fictive est ou bien renonciation 
d'une possibilité : « Je suppose que Pierre fasse tel 
voyage » , ou bien la supposition d'un être qui n'existe 
pas : « un arbre parlant ». Mais, en fait, ni dans Tordre 
des existences (premier cas), ni dans l'ordre des essences 
(second cas), il n'y a rien qui soit possible en dehors 
de ce qui est nécessairement réalisé. Un entendement 
infini qui comprendrait la nécessité de toutes choses ne 
pourrait former aucune fiction 2. Et à nous-mêmes il 
est impossible d'en former, si notre entendement se 



1. N'oublions pas que, pour Spinoza, Finfini est toujours réalisé. Toutes 
les fois qu'on aboutit à une série à l'infini, il faut en conclure TidenUté 
foncière des termes qui la composent dans l'unité « continue » d'un terme 
commun. 

2. P. 292. 



PREMIERS TRAITÉS. 65 

porte, comme il fait dans la coimaissance du troisième 
gem^e, sur un objet à la fois nécessaire et absolument 
simple. — Dans les mêmes conditions, Tidée fausse ne 
peut pas, non plus, se produire, car elle est, elle aussi, 
formée par Timagination : c'est Tidée fictive, moins la 
conscience de l'avoir forgée soi-même. — Le doute, 
enfin, n'est qu'un passage de l'erreur à la certitude. 
Il est absurde de ressasser l'hypothèse du Dieu trompeur 
pour essayer de mêler du doute à la certitude elle- 
même. — Craindrons-nous encore de perdre la mémoire 
de nos idées certaines? Mais nous voyons que la mémoire 
retient d'autant mieux une idée qu'eUe est ou plus 
intelligible ou plus particulière*. Elle retiendra donc 
forcément une idée extrêmement particulière et très in- 
telligible, comme est Tidée certaine. — Craindrons-nous 
enfin, d'une façon générale, de confondre l'imagina- 
tion avec l'entendement?. Il est facile de les distinguer. 
L'imagination est confusion et passivité. L'entende- 
ment, au contraire, connaît les choses dans leur ordre 
réel, c'est-à-dire, comme l'a bien compris la philoso- 
phie antique^, dans l'ordre qui va de la cause à l'effet; 
mais surtout, ce qu'on n'a pas assez vu, il ne dépend 
de rien autre que de lui-même; c'est lui, et non l'ima- 
g-ination, qui est une spontanéité mentale iautoma 

1. Par exemple, nous retenoas mieux une narration qu'une suite de 
mots, et, d'antre part, nous retenons mieux l'intrigue d'une comédie d'a- 
mour si nous n avons lu qu'une comédie particulière, que si nous en arons 
lu un grand nombre (p. 304 et 305). ^ Spinoza possédait les comédies 
de Montal?an. (Biblioth»^ p. 160.} 

2. P. 306. 

BEROR DE SPINOZA. 5 



66 BENOIT DE SPINOZA. 

spirituale *), une activité autonoine. Il est seul à pro- 
duire ses idées : il peut donc en avoir une connaissance 
parfaite. Concluons que rien ne peut nous faire douter 
de ridée vraie que nous possédons. 

Mais jusqu'ici nous sommes restés dans le sujet qui 
connaît. Qu'est l'objet connu? Est-il impossible d'en 
rien dire? 

En soi, cet objet est unique. Mais nous savons que 
l'unité, c'est-à-dire la « continuité », est toujours un 
injfini actuel. Unité et infinité sont les deux faces d'une 
chose, les deux manières dont on peut la considérer. 
Plaçons-nous donc au point de vue de l'infinité pour 
essayer de saisir l'objet de la suprême connaissance. 
Cet objet doit être l'essence intime et singulière de 
chaque être réel, et surtout l'ordre véritable dans 
lequel se disposent ces essences en nombre infini. La 
connaissance parfaite part de Dieu, qui est la cause 
de toutes choses, puis elle va d'un être réel à un être 
réel, sans jamais interposer de termes abstraits ni d'uni- 
versaux^. Elle reproduit, non la série des choses dans 
l'ordre où elles existent, mais la série des essences 
« étemelles et particulières ». — Tel est l'ordre véri- 



1. La traduction « automate spirituel » est un contresens. Au- 
toma veut dire « spontanéité ». La spontanéité mentale s'oppose à la 
spontanéité physique, la seule qu'ont les sceptiques quand ils nient tout à 
leur gré (... tanquavi automataqwB mente carent..,^ p. 14). On ne doit pas 
oublier que le a déterminisme dans l'éternel » de Spinoza admet la sponta- 
néité des êtres vivants. 

2. Spinoza n'admet pas que la vraie science soit celle du général. Dieu 
ne connaît pas a l'homme » en général, mais les individus singuliers. 



PREMIERS TRAITÉS. 67 

table {debitus or do). Mais, comme il n'est pas réalisé 
immédiatement dans l'entendement humain, il faut 
bien admettre un autre ordre provisoire, qu'on peut 
appeler un ordre d'investigation. Il se réglera sur la 
nature des choses à connaître. Elles sont à la fois indi- 
viduelles et étemelles. En tant qu'elles sont indivi- 
duelles, l'ordre admettra une certaine induction, ou 
une façon de se servir des sens, mais toute différente 
de celles des empiriques. Ceux-ci se laissent mener 
par leurs expériences, et ne visent à atteindre que les 
phénomènes. Il faut, au coniraire, en faisant des ex- 
périences, avoir pour seul guide l'idée, et pour but 
d'atteindre l'essence intime [intima natura^) des indi- 
vidus. — Et en tant qu'on doit connaître des choses 
éternelles, il faut se servir de la déduction, c'est-à-dire 
de l'activité propre de l'entendement. Il s'agit de trouver 
un point de départ {fundamentuni)^ car un point de 
départ quelconque une fois posé, l'entendement ne 
peut plus être arrêté 2. Il spéculera indéfiniment dans 
l'étemel. — Que ce point de départ soit, si l'on veut, 
Fessence intime de la chose qui nous est le mieux con- 
nue : notre entendement lui-même. 

1. P. 31. 

2. Kam ex nullo fundamento cogitationes nostrx terminari queunt 
(p. 32). La traduction « fondement » est un contre-sens. La conjecture 
nequeunt est arbitraire. 



68 BENOIT DE SPINOZA. 



Ici se termine le « Traité de la Purification de TEnten- 
dement* ». Il semble ouvrir les voies à une philosophie 
nouvelle. — Cette philosophie est annoncée en vingt 
endroits. Elle doit embrasser un programme immense. 
Autant qu'on en peut juger par de brèves allusions, 
elle sera, d'abord, ime théorie complète de la nature^, 
enveloppant toutes les sciences dites expérimentales. 
Mais la méthode des empiriques et des nouveaux philo- 
sophes sera critiquée 3; c'est sur un plan nouveau que 
seront recherchées les essences éternelles des choses* 
et leurs lois infaillibles^. Il sera fait, par exemple, 
une théorie de l'étendue ^ et une théorie des corps ^ 
On comprendra aussi comment la première idée vraie 
est innée en nous ^. — On passera ainsi à une philo- 
sophie de Tesprit, où seront expliqués, entre autres 

1. H se termine après les mots: ... viam, qua intellectus...pervenire 
poUrit ad rerumxtemumcognilionem, habita nimirum ralUme virium 
intellectus (p. 32). Le reste ne regarde plus la forme seule de la connais- 
sance. C'est un fragment de philosophie proprement dite sur la nature de 
l'entendement. — Le témoignage de Spinoza prouve que son Traité était 
achevé : « J'ai composé un opuscule entier {integt^um) sur la Purification de 
V Entendement; je snis occupé à le copier et à le corriger » [?an VI., II, p. 217). 

2. P. 286, n. 1. 

3. P. 283, n. 1. 

4. P. 291. 

5. P. 311. 

6. P. 307. 

7. P. 306. 

8. P. 286, n. 1. 



PREMIERS TRAITÉS. 69 

questions, ce- qu'est pour Tesprit que chercher*, l'acti- 
vité propre qui est en lui 2, la nature de ses œuvres ^, 
si les idées sont sujettes à la corruption^, les causes des 
préjugés 5, la nature de nos sens et leur usage ^. — De 
l'esprit on s'élèvera, comme Descartes, à Dieu, car c'est 
de la nature de l'esprit que sera tirée une preuve ori- 
ginale de l'existence de Dieu*^; la conception vulgaire 
qu'on se fait de lui sera écartée ^ ; il sera établi que ses 
vrais attributs ne sont pas, comme on croit, l'unité et 
l'infinité^. — De l'ensemble entier, enfin, sortira une 
éthique. Il s'y trouvera une critique des façons ordi- 
naires de vivre *° et principalement de l'usage que font 
les hommes des richesses *U Et persuadés alors que tout 
ce qui arrive est selon l'ordre éternel des choses *^, nous 
entendrons ce qu'est la « nature supérieure » de 
l'homme : la pleine conscience de l'union de l'âme avec 
la Nature tout entière *^. 

Ce programme, Spinoza ne l'a pas rempli. De ce qu'au* 
rait été vraiment sa philosophie propre, non celle du 

1. P. 286, n. 2. 

2. p. 284, n. 1. 

3. P. 284, n. 2. 

4. P. 305. 

5. P. 289. 

6. P. 311. 

7. P. 302, n. 2. 

8. P. 300. 

9. P. 302, D. 1. 

10. Vao VI., I, p. 4, 0. 1 (omise dans Saiss.}. 

11. P. 276, n. 1, p. 278. 

12. P. 278. 

13. P. 279, n. 1. 



70 BENOIT DE SPINOZA. 

collège (l'Amsterdam, nous n'avons que le fragment 
très court et inachevé sur la nature de l'entendement, 
qui est inséré à la fin du « De Emendatione ». Dans ses 
recherches scientifiques, dans le « Traité de Théologie » 
et dans 1' « Éthique », il traitera quelques parties de 
cette philosophie, mais en leur donnant un tour parti- 
culier et une valeur propre. Le « De Emendatione » 
reste Tavant-propos d'une œuvre en somme irréalisée. 
Il n'est pas un ouvrage définitif, mais il marque le 
point culminant, Vi%\Lri d'un développement intellec- 
tuel. Si Spinoza a conçu au delà de ce qu'il a produit, 
c'est qu'il avait trop compté peut-être sur ses forces 
physiques, ou qu'il n'avait pas la même abondance que 
d'autres philosophes, la fécondité de Descartes, ni la 
puissance encyclopédique d'Aristote, que son génie 
propre était de réflexion plutôt que d'expansion; ou 
bien c'est que l'entendement humain peut difficilement 
s'identifier à ce point avec l'entendement infini, qu'il 
lui suffise de former des idées pour que ce soient des 
choses. — Il faut nous arrêter pourtant à cette préface 
trop belle, et la mettre à côté des derniers chapitres du 
« Court Traité ». C'est là que se marque le dessein mer- 
veilleux d'un jeune homme qui conçut, à vingt-neuf ans, 
l'ambition silencieuse de fonder dès ici-bas cette vie 
éternelle que les hommes rejettent après la mort, et 
de la vivre lui-même sous ses deux aspects : amour 
infini, connaissance parfaite. 



CHAPITRE V 

LES « PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES » 

Quelle position Spinoza a-t-il prise en face de Des- 
cartes? Est-il possible de la définir avec quelque pré- 
cision? 

I 

Spinoza vivait en milieu cartésien. Sa demeure était 
aux environs de Leyde, Tuniversité nationale de Hol- 
lande. Vers 1660, le cartésianisme y était en pleine 
vigueur. Auparavant, c'était encore la période de luttes; 
plus tard, en 1676, il y eut une réaction. Mais â cette 
époque on peut dire que tous les professeurs étaient 
cartésiens, non seulement les professeurs et lecteurs de 
philosophie, Frans van Schooten, Jean de Raei, Heere- 
boort, Geulincx, mais ceux de médecine et de droit, et, 
chose rare, les trois théologiens, Heidauus, Coccejus, 
Hoombeck*. Le vieil Heidanus avait connu personnel- 
lement Descartes. Jean Coccejus, esprit ardent et ori- 
ginal, était le maître le plus écouté des étudiants. 

L'existence de Spinoza n'était pas inaperçue. La sin- 
gularité de sa vie méditative 2, son urbanité et sa grâce-* 

1. Albam des étadiaots de Leyde, 1875, p. x. 

2. Lett. 25; yan VI., II, p. 297. 

3. Humanitaset elegantia morum (Lett. 1, d'OIdenburg, p. 195). 



72 BENOIT DE SPINOZA. 

et la réputation secrète de ses écrits inédits lui attiraient 
des visiteurs de choix. Il se plaignait doucement de 
n'être plus c( sui juris » , mais il se plaisait au commerce 
des honnêtes gens. C'est ainsi qu'au cours d'un voyage, 
Henri Oldenburg, secrétaire du célèbre chimiste phi- 
lanthrope anglais Robert Boyle, passa quelques heures 
avec lui, en entretiens sur Dieu, l'union de l'àme et du 
corps, sur Descartes et Bacon ^ Quelques plaisanteries 
échangées sur les « théologâtres » leur créèrent une 
intimité. Cette visite fut le principe d'une longue amitié, 
qu'Oldenburg dira être un « élément de son bonheur • ». 

Des étudiants venaient aussi, tout pleins de Descartes, 
proposer des difficultés qu'ils croyaient insolubles au- 
trement que par leur système ^. Spinoza leur montrait 
qu'on pouvait les résoudre d'autre façon. Il n'avait pas 
la superstition cartésienne. Il écrivait à Oldenburg* qu'il 
n'admettait, chez Descartes, ni la conception de Dieu, 
ni celle de l'âme, et qu'il était surtout choqué par la 
théorie de la volonté d'où se tire l'explication qu'il 
donne de l'erreur*. 

Il passa bientôt pour faire une sourde opposition à la 
philosophie régnante. Les théologiens, qui, instinctive- 
ment, lui étaient hostiles et entretenaient la réputation 
perfide d'athéisme, née autour de lui depuis sa jeu- 
nesse, saisirent cette occasion de tourner contre lui les 
esprits^. C'est alors que ses amis d'Amsterdam s'avisè- 
rent de lui demander le résumé de philosophie carté- 

1. LelL 1. — 2. LeU. 14, p. 240. — 3. Lucas, p. 49. — 4. Lelt. 2. — 
5. Lncas, p. 50. 



« PRINCIPES BB LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES. » 73 

sienne qu'il avait fait pour son élève. La seconde partie 
seule était rédigée; il fit la première en quinze jours S 
et avant qu'il eût achevé la troisième, ses amis embel- 
lirent le style 2, composèrent une Préface, et publièrent 
l'ouvrage, en août 1663. C'était mettre Spinoza au 
nombre des commentateurs orthodoxes de Descartes 3. 



II 



Que vaut cet écrit? La seconde partie est la plus 
intéressante. C'est un exposé clair et suffisamment re- 
pensé, de la mécanique cartésienne. Un travail d'épu- 
ration ou de mise au net était nécessaire pour l'œuvre 
scientifique de Descartes. Un ensemble de découvertes 
était acquis, qu'il s'agissait d'exprimer sous forme im- 
personnelle et définitive. La forme géométrique avait 
été employée par Descartes lui-même*, mais il l'avait 
appliquée à des propositions métaphysiques qui sem- 
blaient peut-être moins l'appeler. D'autres que lui s'en 
étaient servis pour exposer, ou la philosophie d'école, 
ou leurs propres spéculations^. Mais Spinoza s'en était 
rendu Fusage presque personnel et s'en faisait une 
sorte de coquetterie. 

1. Lett. 13; Meyer, Préface. 

2. P. 236. 

3. Dans ane Lettre de Leibnitz de 1669 on trouve Spinoza cité parmi 
les cartésiens connus : Claul)erg, de Raei, Clerselier, Heereboort, Tobias 
André», Regius. (Voy. Stein, Leibn, u. Sp., p. 32.) 

4. Bip. aux sec, obj., On. 

5. Préface de Meyer, p. 108. 



Tk BENOIT DE SPINOZA. 

Il omet la théorie des corps fluides ^ Celle des corps 
élastiques est présentée de façon acceptable, bien que 
Tenchaînement puisse être encore plus strict-, plus 
dégagé surtout d'affirmations ^ et de définitions méta- 
physiques *. Les démonstrations de Descartes sont le plus 
souvent adoptées; d'autres sont données de principes 
qu'il avait simplement énoncés, soit que Tordre nou- 
veau l'exige , ou pour ne pas grossir le nombre des 
axiomes. Spinoza cherche aussi de nouvelles démons- 
trations des théorèmes importants, sans bonheur pour 
celui de la conservation du mouvement (Prop. XIV) ^, 
ingénieusement pour celui de Kepler, sur le mouvement 
en ligne droite (Pr. XV et XVI). Il ajoute des remarques 
propres : « la conservation du mouvement prouverait 
l'impossibilité des miracles, si la philosophie pouvait 
se mêler de théologie ^ », Il critique les arguments de 
Descartes ■^, ou les siens propres®. Il essaie de compléter 
la réfutation des sophismes de Zenon, indiquée par Des- 
cartes ^ : il voit qu'il s'agit de découvrir les postulats 



1. Descartes, Princ. de laPh,, U, 56-62. (Voy. Préf., p. 109.) 

2. Par exemple, la Proposition qui définit ce qu'on nomme aujoard'liui 
la quantité de mouvement (le produit de la masse par la vitesse] (Pr. XXI), 
est placée après celle qui énonce le théorème de la conservation de la 
quantité de mouvement (Pr. XX). 

3. Pr. I. 

4. Déf. 2, 6, 7» Ax. 2. 

5 Cf. Descartes, art. 37. 

6. Pr. Xin, se. 

7. Cf. I, Pr. VII, se. 

8. Pr. XV, se. 

d. Lett. 1, 118; Cousin, IX, 443. 



ce PRINaPES DE LA PHILOSOPHIE DE DESGARTES. » 75 



impliqués [prœjudicia de légère *); toutefois il ne réus- 
sit pas mieux que son guide ^. Il fait même, semble- 
t-il, de petites découvertes (Pr. XXVII, se.) 3. Mais il 
se garde bien de substituer sa propre philosophie à 
celle qu'il expose. Il définit la substance, non pas 
« ce qui existe nécessairement », mais (( ce qui n'a 



1. Pr. VI, se. 

2. Et moins qn'il ne rénssU loi-méme lorsque, dans la Leitre à Mejer, 
il reprend la question plus librement. 

3. Nous savons par une Lettre de Spinoza (Lett. 15 ; van VI., II, p. 2i3] 
que ce scolie n'a pas reçu 




g) 



sa forme définitive. Les 
éditeurs n* auront pas pu 
le corriger (Voy.Préf., 112, 
fin). Je crois qu'il faut 
remplacer à la ligne 10 
(^. 174) at par ad et qu'à 
la ligne 1 (p. 175) il faut tra- 
duire « versus quamprius 
movebatur partent » , non 
par a vers l'endroit où 
elle se diiigeait précédem- 
ment », mais par « dans 
la même direction que 
dans le cas précédent ». 

Voici comme on peut traduire ce scolie en langage moderne . 

i^ Si G et A, de même masse, ont des vitesses égales et directement 
opposées, après le choc ils se séparent en gardant leurs vitesses respectives, 
mais dirigées en sens inverse. 

2^ Si G se trouve en B et que la composante de la vitesse suivant Ax soit 
la même que la vitesse de G dans le cas précédent, après le choc, la com- 
posante de la vitesse suivant Xx sera égale et de signe contraire à la com- 
posante primitive. La composante suivant Ay ne sera pas modifiée. H en 
résultera que G, après le choc, se dirigera vers AB', l'angle BAC égalant 
l'angle GAB', ou bien BG = CB'. 

30 Si la composante de la vitesse suivant Ax' est supérieure à la vitesse 
de A, A est repoussée suivant Ax' avec une vitesse supérieure à sa vitesse 



a?' 



76 BENOIT DE SPINOZA. 

besoin que de Dieu pour exister* »; il suppose la divi- 
sibilité réelle et à Tinfîni de la matière'. 

La troisième partie devait être l'explication détaillée 
de tous les phénomènes naturels par Fhj'pothèse des 
tourbillons. Elle convenait à la méthode de Spinoza : 
donner d'abord Fexplication rationnelle et ne faire qu'en- 
suite appel aux sens. Cette partie est seulement an- 
noncée. Elle fut composée, mais, comme il ne parut 
pas une seconde édition de Touvrage , elle a été perdue. 

La première partie, faite après coup, n'est quun 
rappel des premières pages des « Principes de la Phi- 
losophie », et de la Troisième Méditation, avec les 
Réponses de Descartes aux Objections qui s'y rappor- 
tent. Spinoza résume, sans la forme géométrique, la 
méthode de Descartes : doute universel, « Cogito », 
certitude. — Puis il entreprend, sans goût, de prouver 
que c'est de notre existence propre qu'il faut partir, et, 
comme lassé, il intercale, en les copiant presque mot 
à mot 3, les axiomes, propositions et démonstrations de 
Descartes lui-même*. Amené ensuite à démontrer que 
l'erreur suppose le libre arbitre humain, il préfère y 
renoncer. Il affirme, avec Descartes, que « nos erreurs, 
au regard de Dieu, ne sont que des négations^ » [error 

primitive, d'une quantité exprimée par le rapport de la ligne BA à la 
ligne GA, mais B suivra la même direction que dans le cas précédent. 

1. Déf. 2. 

2. Déf. 7, Pr. V, etc. 

3. F^rfrotenu^,* les changements minimes sontindiqués danslaPréf., p.UO. 

4. Descartes, Princip. de la Ph,^ I, 31, fin. 
3. Descartes, ibid.^ art. 31. 



(( PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES. )) 77 

non est quid posiiiviim^), mais il s'efforce vainement 
d'expliquer ce qu'est, en nous, la « potestas assen- 
tiendi^ ». Il se rejette sur la théorie de Dieu, où il a 
grand'peine encore à ne pas mêler sa pensée à celle 
de son auteur 3. Tout cela est sec," hâtif, scolaire. 

III 

Spinoza veilla à ce qu'on ne lui attribu&t pas la doc- 
trine qu'il exposait. Il en rejetait une bonne part*. Les 
travaux de Huygens lui inspirèrent des doutes sur la vé- 
rité de la mécanique de Descartes ; il se proposa , avant 
Leibnitz, de la réformer 5. Il ne pouvait accepter, en 
tout cas , ni la théorie de la substance , ni surtout celle 
du libre arbitre^. Le lecteur en est averti, on lui fait 
même entendre que beaucoup de questions qui , selon 
Descartes, dépassent l'entendement, pourraient être 
résolues dans une autre philosophie 7. — Spinoza sem- 
blait disposé à publier les autres écrits « qu'il recon- 
naissait pour siens ^. » Mais il craignit de se faire des 

1. Spinoza, Pr. XV. 

2. Ibid., se. 

3. Voy. Pr. XVII, Cor. ; Pr. XIX, Pr. XXI. 

4. LcU. 13, p. 235. — Préf., p. 111. 

5. Préface des Œuvres posthumes, — Cf. Lett. 69 et 60 (1675). Leibnitz 
prétend avoir montré à Spinoza par où péchait la mécanique de Descartes 
(V.Fooch. de Careil, Béf. inédile, p. xlit), mais son entretien avec Spinoza 
n'est que de 1676. — Spinoza écrit en cette année 1876 : « Je n'ai pas 
craint de dire autrefois que les Principes de Descartes sont inutiles pour 
nepas dire absurdes. » (Lett. 81,à Tschirnhausen, fin 1676; Saiss., p. 424.) 

6. Préf., p. 111. — Cf. Lett. 21 ; Saiss., p. 377. 

7. /Md.,p. 112. 

8. ... Cetera qu» scripsi atque pro mets agnosco. — Cf. l'expression 
significative de Meyer, à la fin delà Préface (p. 1 12) : omnes hos tractatus. 



78 BENOIT DE SPINOZA. 

ennemis. On l'attaquait déjà : il avait dû supplier ses 
amis.de négliger, dans leur Préface, un « homunculus » 
qui avait conçu contre lui une haine inexplicable. 

D'après V « Exposé des Principes de Descartes », peut- 
on dire que Spinoza soit un « Cartésien » ? Oui, si Ton 
entend par là que, né après Descartes, il a considéré 
comme acquise une grande partie de son œuvre. Mais 
si un « Cartésien » est plus précisément un homme à 
qui Descartes a transmis son esprit, et Ton peut dire 
sa flamme, en qui Descartes continue en quelque sorte 
de vivre et de penser, Spinoza n'est point tel ; il ne Test 
pas du moins en matière de ce que nous appelons phi- 
losophie. S'il s'exprime quelquefois « en Cartésien* », 
comme d'autres fois « en Scolastique », c'est ou pour 
réfuter un adversaire de peu d'importance, ou parce 
qu'il ne tient pas à révéler ses sentiments propres. Sa 
philosophie est bien à lui; il la sait aussi neuve que 
celle de Descartes et il en est aussi jaloux que Descartes 
Tétait de la sienne. 

IV 

C'est, en revanche, en matière, comme nous disons, 
de « science » qu'il est Cartésien. C'est pour l'optique 
mathématique et pour la chimie, qu'il s'est proposé 
un moment de poursui\Te l'œuvre de Descartes. 

Personne ne fut plus curieux de toutes les sciences 
C'est même trop peu dire , car il ne prétendait pas sa- 

1. Lett. 21 ; Saiss., p. 278. — Cf. LeU. 40; vaa Vlût., p. 830. 



<( PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES. » 79 

tisfaire la curiosité de son esprit, mais scruter la nature, 
faire des découvertes, les ordonner et en faire part à 
ses amis. C'est à cela qu'il occupa le meilleur de son 
temps*. C'est pour faire des expériences qu'il resta, 
une fois, jusqu'à trois mois presque enfermé dans sa 
chambre^. Il s'était acquis quelque renom. Des amis 
et des inconnus l'interrogeaient sur toutes les questions 
« philosophiques », non seulement sur l'unité de Dieu^, 
sur la méthode*, sur l'union de l'homme avec la na- 
ture^, mais sur les découvertes récentes : la pression 
des liquides et la loi de Pascal^, ou le calcul des pro- 
babilités^. Il considérait lui-même que l'œuvre de sa 
vie était de « promouvoir la philosophie® ». 

Il avait surtout, comme on sait, une grande réputa- 
tion pour l'optique. C'est comme opticien qu'il eut ses 
premiers rapports avec l'homme le plus curieux d'Eu- 
rope , Leibnitz , désireux de soumettre à un juge com- 
pétent ses propres recherches de haute optique (1671)^. 
De concert avec le bourgmestre Hudde , Spinoza avait 

1. Préf. des Œuvr,posth. : a Plurimum iemporis in Naiura rerum 
perscrutenda, inventis in ordinem religendis, et amicis communi- 
candis,., insumpsit, » 

2. Jbid. 

3. Lett. 34, 35, 86, à Hudde. 

4. Lett. 37, à un îuconnu. 

5. Lett. 32, à Oldenburg. 

6. Lett. 41, à yan der Meer. 

7. Lett. 38 , à Jarigh JeUes. Spinoza a laissé la solution de quelques 
problèmes sur le calcul des probabilités {Reeckering van Kansseuy 
Tan VI., VII, p. 248 et suir.). 

8. Lett. 48, à Fabricius. 

9. Lett. 46 et 46. 



80 BENOIT DE SPINOZA. 

entrepris de monter des microscopes et des télescopes 
qui pussent lutter avec les microscopes anglais et 
les télescopes italiens. Ses lentilles étaient les plus 
célèbres pour le poli. Il cherchait spécialement à faire 
des objectifs à grande ouverture pour les télescopes*. 
Beaucoup de savants étaient de ses clients, Huygens, 
entre autres, qui s'était vainement efforcé d'inventer 
une machine pour fabriquer ses verres. Spinoza avait 
trouvé de nouveaux polissoîrs^^ mais il avait surtout 
rhabileté de la main^. Pourtant, par nature d'esprit, 
il repoussait l'empirisme. Il se fondait uniquement sur 
la théorie du télescope, telle qu'il l'avait établie en 
complétant les vues de Descartes *, et en s'inspirant de 
la découverte du télescope à réflexion que venait de 
faire le jeune Écossais Grégory (1665)^. C'est le calcul 
qui lui faisait préférer les lentilles plan-convexes aux 
lentilles concaves-convexes®, et Huygens se plaignait^ 
qu'il employât le calcul seul, non l'expérience, pour 
déterminer les ouvertures. 

Il se tenait au courant des questions astronomiques^, 
de celles surtout qui agitaient alors les esprits, la ques- 
tion des comètes et celle des apparences de Saturne. 
Sur l'un et l'autre point, l'hypothèse cartésienne sem- 

1. Lett. de Huygens, du 6 avril 1668, citée par van Vlpten, p. 315. 

2. Scutellx, Lett. 86, à Hudde, p. 321. 

3. Lett. 32, à Oldenbarg, p. 311. 

4. Dioptriq.^ Discours V, IX et X. 

5. Lett. 39, h J. Jelles (1667). Cf. Biblioth. de Spinoza, p. 158. 

6. Lett. 36, à Hudde. 

7. Lett. de Huygens, du 2 déc. 1667 (van Vlot., p. 315). 

8. Voy. dans sà Bibliolh.yft, 123, 130,134, 160, 165, 166, 168, etc. 



(C PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES. » 81 

blait prise en défaut. Descartes avait admis la périodi- 
cité des comètes : or, d'après Texamen de la double 
comète de 1665, Hévélius, reprenant, en la corrigeant, 
Vidée de Kepler, leur attribuait une trajectoire para- 
boli({ue, donc nul retour possible ^ L'explication com- 
pliquée des apparences de Saturne n'avait plus de 
valeur depuis que Huygens avait prouvé Texistence 
d*un anneau (1660) • Sur ces points de détail, Spinoza 
suivait avec le plus grand intérêt les vicissitudes du 
cartésianisme^. 

Il en retenait le fond : subordonner le fait .d'expé- 
rience à l'idée claire et distincte. Il avait pour certain 
que la mathématique est la clef de la physique. Il fit un 
petit Traité de l'Arc-en-Ciel « ad majorem physicœ 
matheseosque connectionem » y non sans l'allusion aux 
théologiens qui est comme sa grifPe^. Mais cet ouvrage, 
trop élémentaire, ne contenta ni ses amis , ni lui-même, 
et il le délaissa ^. Il contient simplement le calcul algé- 
brique des deux lois de réfraction que Descartes , à sa 
coutume, avait simplement démontrées 5. Spinoza avait 

1. L'étude de la comète de 1680 par Newton et de celle de 4682 par 
Halley, devait aa contraire confirmer en partie les rues de Descartes. 

2. Lett. 26 (Tan Vlpt., II, p. 299), fragm. de Lett. 30 (p. 305), à Oldenbnrg. 
~ Cf. Lett. 29 (p. 304); 31 (p. 307), d'Oldenbarg; 33 (p. 314), à Oldenbnrg. 

3. Snppl. aux Œurr. de Spinoza, éd. van Vlot. (1862), p. 260. 

4. Préf. des Œuvr, posth» — Colerus exagère cette indication en écrivant 
c jeta au feu ». Ce Traité fut publié à La Haye en 1687, cbez Leyyn ran 
Dijck. 

5. En 1663, Vossius accusa Descartes d'avoir pris les lois de réfraction 
à Snellius, par l'intermédiaire d'un exposé d'Hortensius (Resp. ad obj. 
Job. deBruyn, p. 32). Descartes ne s'attribue que la démonstration de ces 

BENOIT DE SPMOZA. 6 



82 BENOIT DK SPINOZA. 

beaucoup de goût pour Talgèbre; il songeait à com- 
poser une algèbre simplifiée* ; mais on croit reconnaître 
qu'il en avait plus le goût que l'usage. Il considère 
comme très différentes et expose, en indiquant leur 
source, des méthodes de solutions qui semblent fort 
voisines. Il prend la peine de faire une construction 
auxiliaire vraiment inutile 2. Presque partout ses dé- 
monstrations sont lentes, ses calculs gauches^. Tout 
l'ouvrage sent l'écolier, ou le pédant à la cavalière *. 
Si l'esprit de Descartes est là, le ton n'y est pas , ni la 
science. 



En chimie, Spinoza suivit aussi Descartes, guide dan- 
gereux en la matière. Il composa sur le « Traité du 

lois [Dioptriq., VII, 161) [Voy. Korteweg, Rev, de Met, 1896). L'étude 
de la réfraction était alors d'actualité. 

1. PréCdes Œuv.posth,^ fin. 

2. P. 266 (éd. Tan Vlot., III, p. 242). 

3. Par exemple, il veut calculer l'angle FCD qui est le complément de 

l'angle d'incidence GFC. — FH est le sinus 
de l'angle d'incidence. — Il pourrait 

> donc au moyen de ce sinus chercher l'an- 
gle d'incidence GFC et il obtiendrait en- 
suite l'angle FCD en retranchant l'angle 
CFG de 90". — An lieu de cela, au moyen 
d'un triangle rectangle, il calcule le sinus 
de l'angle FCD, ce qui exige Fextraetion 
inutile d'une racine carrée. Ayant ce sinus, 
il cherche dans les tables de Lansberg ou de yan Schooten l'angle cor- 
respondant et le calcul est exact. (Critique communiquée par M. J. Tan- 
nery.) 

4. Voy. p. 262, 1. 1 ; — p. 274, 1. 4; — p. 28i, lign. 12. 



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« PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DE DESCABTES. )> 83 

Nitpe » de Robert Boyle (1661) * un examen critique 
qu'il envoya à Oldenburg 2. U y traite de la fonnation 
du nitre. Mais il est loin de suivre la marche prudente 
et sûre des membres de la jeune Société Royale, leur 
soumission au fait, leurs expériences scrupuleuses^. 
Fidèle à son principe, il donne d'abord l'explication 
rationnelle qui le satisfait lui-même et cherche ensuite 
des expériences pour le prouver aux autres. On voit, 
sur un exemple précis, par où cette méthode est courte, 
et d'où vient son échec. 

Spinoza pose a priori, contre Boyle, que le nitre 
même (azotate de potasse) et le corps qui s'en dégage 
quand on le chauffe , l'esprit de nitre ou eau-forte (acide 
azotique) ne sont qu'un même corps, ou , comme on 
dit, une même « substance » , dans laquelle le sel de 
lessive (potasse) n'entre que comme impureté. L'ex- 
plication est tirée de la physique, science plus simple 
et plus claire. Le nitre et l'eau^-forte ne doivent avoir 
entre eux que des différences physiques : les particules 
do premier sont en repos, celles du second en mouve- 
ment rapide. Si l'on peut faire du nitre en jetant de 
l'eau-forte sur du sel de lessive, c'est que, par un mé- 
canisme compliqué, que Spinoza, après Descartes, ex- 



1. DànsAphysico-chimiealesâayt Boyle Works, I, p. 359. 

2. Lett. 2, p. 204 et siiiY. — Schuller (Lett. du 29 mars 1677; ap. 
Stein, p. 287] mentionne parmi les écrits laissés par Spinoza à sa mort un 
traité a De Nitro 9. C'est ou bien cette Lettre même, ou bien un ouvrage 
inédit et perdu. 

3. Lett. 14, d'OIdenburg, p. 241. 



Sk BENOIT DE SPINOZA. 

plique en détail*, ce sel' a pour eflfet d'arrêter le mou- 
vement des particules. Il y a simple action mécanique. 
— Voilà la première « peste » des sciences positives : le 
transport du principe propre d'une science déjà cons- 
tituée à une autre qui ne Test pas encore. 

Et voici la seconde : Texpérimentation prise comme 
moyen de preuve et non d'investigation. Spinoza fait 
trois expériences 2. — La première doit prouver que 
Feau-forte n'est autre chose que du nitre. Il fait chauffer 
du nitre, l'embrase, et recueille dans un verre humide 
le produit de la détonation. Le verre sec, des cristaux 
de nitre apparaissent. — Mais il s'aperçoit bien que ce 
n'est, sans doute, qu'un peu de nitre non décomposé, 
chassé tel quel par l'explosion. Il imagine donc de 
couvrir le feu d'une sorte de cornet 5, et de ne repueillir 
que ce qui franchira l'orifice. Mais il met une telle 
quantité de nitre qu'il recueille, en poussière, le résidu 
même de la décomposition, la potasse. Ce n'est pas du 
nitre. L'expérience est donc contre l'explication. Que 
fera Spinoza? L'explication ne peut pas avoir tort. La 
potasse n'est pas du nitre, c'est vrai, <( mais elle devient 
du nitre, si l'on jette sur elle de l'eau-forte ». Par cet 
à-peu-près audacieux, on peut croire l'explication vé- 
rifiée « dans une certaine mesure * ». 

La seconde expérience^ doit prouver que le nitre peut 

1. Van Vlot., U, p. 205. 

2. p. 207. 

3. Figure, p. 208. 

4. Àli^uo modOy Lett. XIII, p. 257. 

5. l>. 208. 



« PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES. » 85 

se volatiliser sans résidu de potasse. Or le nitre n'est 
pas volatil. Mais* Spinoza en fait évaporer une disso- 
lution; des cristaux de nitre se déposent sur les bords 
du verre. On admettra qu'ils se sont évaporés avec 
l'eau. 

La troisième expérience enfin * doit réduire une diffé- 
rence importante du nitre et de l'eau-forte. Le premier 
est inflammable^ la seconde ne Test pas. Il s'agit de 
trouver un détour pour faire croire qu'elle peut s'en- 
flammer. Spinoza, en enduisant une feuille de papier 
d'un mélange d'eau-forte et de sable, et en la portant 
sur un fourneau, est arrivé à obtenir des étincelles ana- 
logues à celles du nitre. C'étaient, en réalité, des par- 
ticules de noir de fumée qui crépitaient en absorbant 
l'oxygène de l'eau-forte. Mais il n'est pas besoin de faire 
la critique de l'expérience, puisque, de façon ou d'autre, 
la théorie doit être confirmée. 

On voit par là le peu d'intérêt qu'ont, en définitive, 
les expériences, quand elles sont vraiment une torture 
appliquée à la nature, non pour lui faire livrer son 
jsecret, mais pour la forcer à dire ce qu'on pense soi- 
même. A quoi bon cette confirmation extérieure? La 
pensée n'a-t-elle pas en soi sa certitude? On est ramené 
À ridée que la connaissance par l'entendement se suffit 
à elle-même. Malgré son désir, Spinoza demeura, en 
fiomme, étranger à l'élaboration de ce que nous appe- 
lons la « science moderne » . Il n'avait du savant ni la 

J- P. 209. 



86 BENOIT DE SPINOZA. 

patience, ni la modestie intellectuelle. Il pensait saisir 
sur le vif, immédiatement, le mécanisme des choses, 
et, par delà ce nuécanisme, il voulait toucher Tintime 
substance des êtres. La science moderne procède au- 
trement. Elle est, si Ton veut, un système de philoso* 
phie, plus lent, plus anonyme que d'autres, mais sur- 
tout plus modeste, car il ne prétend pas donner la 
vérité profonde, valable au delà des phénomènes, mais 
rendre compte des apparences des choses , — la tâche 
est suffisante ! C'est un système de philosophie qui admet 
au point de départ plusieurs logiques, au point d ar- 
rivée plusieurs métaphysiques, parce qu'au fond il ne se 
soucie ni de logique, ni de métaphysique, parce qu'il 
ne prétend pas donner des explications ayant en soi 
leur vérité, mais simplement des expUcations qui 
réussissent. 

Spinoza ne pouvait faire grand état d'un tel système. 
Son dessein le plus profond était de souder la logique 
à la métaphysique, de les fondre ensemble dans Funité 
et la certitude de l'idée vraie. Une telle méthode n'est 
pas applicable aux objets de la nature. Il dut s'en aper- 
cevoir; il dut reconnaître qu'en matière de « science », 
il n'était pas un ouvrier, mais seulement un « ama- 
teur ». L'intérêt qu'il porta aux questions scientifiques 
dut lui paraître, à ses propres yeux, un intérêt extérieur. 
Nous le voyons causer avec Isaac Vossius de la trans- 
mutation des métaux, courir chez l'orfèvre Brechtelt 
pour se faire montrer l'or fabriqué, consulter longue- 
ment l'alchimiste Helvétius, auteur pourtant peu authen- 



« PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DE DESCAETES. » 87 

tique ^. C'est Tattitude d'un homme curieux, non d'un 
savant. 

En résumé, Tinfluence de Descartes a contribué sur- 
tout à le jeter dans une voie à laquelle il dut renoncer. 
Les grandes espérances de son nouveau « Discours de la 
Méthode » durent être restreintes. On n^atteint pas ausst 
facilement qu'il pensait aux « essences particulières » 
des choses. Mais, d'autre part, il n'y a pas de science 
du général. Que reste-t-il donc? Il reste deux êtres sin- 
guliers, les seuls auxquels puissent s'appliquer la mé- 
thode de Spinoza : Dieu et moi-même. 

i. Lett. 40, à J. Jelles, début. 



CHAPITRE VI 

TRAITÉS DB THAOLOGIE ET DE POLITIQinB 

4 

1. — LA VIE RELIGIEUSE. 

Le « Traité de Théologie et de Politique » (1670) est, 
des ouvrages que Spinoza « reconnaissait pour siens » , 
le seul qu'il ait publié. C'est le plus achevé de ses écrits, 
et, à mon sentiment, son chef-d'œuvre. 

11 est précédé d'une malencontreuse préface, faite 
dans uii esprit agressif et étroit qui ne répond pas au 
ton du Traité lui-même. Elle a pu détourner des gens de 
goût du « Traité de Théologie ». On peut penser qu'elle 
n'a pas été écrite par Spinoza lui-même, mais, comme 
celle de 1' « Es:posé des principes de Descartes », par 
Louis Meyer, sur de simples indications ^ S'il en est 

1. Voici mes raisons de le penser : — 1* La répétition singulière à la fin 
de la Préface des dernières lignes du Traité lui-même. A la fin de la Préface 
de 1663, Meyer répète de même, à peu près textuellement, une indication 
qne lai a envoyée Spinoia (Lett. 15). 

2o Une particnlarité du style de Meyer, le redoublement d'expressions. 
Par exemple, Spinoza écrit (Lett. 15) : ...Teritatis propagand»... ; Meyer 
copie (Préf. de 1663) : ... Teritatis indagandx et propagandx,,, Spinoza : 
... TersB pbilosophiœ... ; Meyer : ...verx ac sincerx pbilosophiœ... — De 
même dans .sa a Pbilosopbia Scripturas interpres » (p. 113; ap. van VI., 
vn, p. 188] on trouve en quelques lignes : ... inutiles et frustra exaratx... 



90 BENOIT DR SPINOZA. 

ainsi, Spinoza a eu trop de défiance de lui-même, ou 
trop de confiance en son ami. 

Le Traité se compose de vingt « dissertations » dont 
Tordre n'est pas très rigoureux. Il comprend, comme 
rindîque le titre, une partie théologique (ch. i-xv) et 
une partie politique (ch. xvi-xx). Pour éclairer la pre- 
mière, reportons-nous à l'état religieux de la Hollande 
de 1670. 



I 



L'activité religieuse qui y régnait alors fait notre 
étonnement. Pendant l'invasion de 1672, un colonel 



ooca&io Tel incitamentam, quo mt^lectus erigitur ac inducitur.., coh' 
templetur ac inter se conférât,,. connexU copulastique.., constant 
atque conflantur.., summam maximamque,,. cognoscendis intelligen- 
disque, 11 en est de même dans la Préface de 1663. — Or dans la première 
partie de la Préface de 1670 on trouve ces mêmes redoublements, tout à 
fait étrangers au slyle concis de Spinoza i jactabundus ac tumidus^,.. tam 
ineptwn, tamque absurdum.., deliria somnia ac pticriles ineptias.,, 
afflatu et instinctu,,. charius nec dulcius,., rem non ingratam neque 
inutilem,,, corporis habitu etcultu, et bien d*autres. 

30 L'esprit même de cette Préface. Elle développe le lieu commun que la 
superstition est née de l|i peur et qu'elle change les hommes en brutes. 
Gela est en opposition avec Tesprit du Traité, particulièrement avec la fin 
du ch. XV. — Certaines idées de Spinoza se retrou velit, il est vrai, mais 
sous une forme excessive. Par exemple, Spinoza craint que TEglise c ne 
devienne une Académie ou une École de controverse ». La préface affirme : 
a Le temple a dégénéré en théâtre. » Pourtant on ne peut douter que des 
parties de la Préface ne soient de Spinoza, par exemple le résumé du Traité, 
qui 7 est intercalé, et la phrase : « Je sais que je m'entends avec les philo- 
sophes... » qu'il cite lui-même, dans une lettre (Lett. 43). n est clair que, 
si Meyer a rédigé cette Préface, Spinoza a dû indiquer, comme en 1663, 
certaines choses qu'il voulait qu'on y mit. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 91 

genevois des armées de Louis XIV, Stoup, en fut si 
frappé que, restant aux apparences, il demanda dans 
un libelle fameux quelle était, sous le fouillis des sectes, 
« la religion des Hollandais ^ ». Il n'y avait marchand, 
ni homme du peuple qui ne discutât théologie, qui 
n'eût son opinion sur la prédestination, sur Tinterpré- 
fation de TÉcriture, sur le contenu de la révélation^. 
Pour chacun, choisir sa religion était l'œuvre impor- 
tante. Au premier rang, se présentaient l'Église réfor- 
mée, Église d'État pour les provinces de Hollande et 
de Zélande, et l'Église wallonne, de langue française, 
son aînée en calvinisme; puis les luthériens et les 
romains catholiques, divisés, les premiers en » libéraux » 
et <c rétablis », les seconds en « molinistes » et « jansé- 
nistes », ces derniers tout ^rès du schisme ^. — Des 
Réformés s'étaient détachés les Remonstrants^, groupe 
plus ouvert et plus tolérant, dout avait été Grotius, et 
qui, avec Jean de Witt et la bourgeoisie républicaine, 
était alors au pouvoir. Il restait, dans le peuple, beau- 
coup d'anabaptistes 5, campagnards puritains qui s'ap- 
pelaient eux-mêmes les « raffinés » ouïes « grossiers », 
selon qu'ils étaient rigides ou modérés, et suivaient |^le 



1. Cologne, 1673.-11 Toitdes sectes partout. Un groupe de Mennoaites 
ayant protesté contre la séyérité d'un jugement ecclésiastique en matière 
d^mpadicité, il en fait la secte des c Mammillaires » (Lett. 3, p. 61}. 

2. Voy. les Lettres importunes adressées à Spinoza par un marchand de 
Dort, WUlemTanBlijenberg (Lett. 18, 20, 22, 24, 27). 

3. L*archeTéché d'Utrecht se sépara de Rome en 1701. 

4. Ou Arminien». 

5. Ou plutôt de « Mennonîtes », car ils avaient répudié le prophète Jeaii. 



92 BENOIT DE SPINOZA. ' 

pasteur Apostoo] ou le médecin Galen. — Plus profond , 
on pouvait trouver encore des Sacramentaires, des En- 
thousiastes, des croque-morts lollards, des colporteurs 
vaudois, peut-être même, parmi les tisserands, des 
Frères de la vie commune. Partout enfin on croyait 
apercevoir la secte insaisissable des Sociniens, la seule 
qui fût vraiment persécutée, contre laquelle tout le 
monde se tournait • , parce que tout le monde avait peur 
d'être accusé d'en être. 

Parmi les Remonstrants s*était formé le petit groupe 
des « Collégiens ^ », chrétiens pieux, las des disputes, 
qui se bornaient au culte domestique et à des retraites 
de piété faites en commun, deux fois Tan, dans les 
îles vertes de Rijnsburg. C'était le groupe le plus ou- 
vert, le premier peut-être qui ait conçu la pleine liberté 
de croyance. Les « Collégiens » admettaient même les 
catholiques, même les juifs, même les sociniens. C'est 
chez eux que Spinoza avait été reçu, au sortir de la 
synagogue '^, et c'est dans leur orphelinat qu'on a trouvé 
ses œuvres inédites. 

La multiplicité des croyances religieuses était plus 
grande encore que ne fait supposer la division des 
églises. L'autorité des confessions de foi allait s'affai- 
blissant. Il s'y substituait de plus en plus l'influence 
personnelle des théologiens. Pas un qui n'eût en quel- 



1. Grotias et Spinoza eux-mêmes (Voy. Lett. 3i; vaii VI., II, p. 281). 

2. Collectanten» 

3. Van VIoten, Ad. B. Sp. opéra suppl., p. 293. — An témoignage de Bayle, 
Spinoza fréquentait les églises des Remonstrants. 



TRAITÉS UK THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 93 

que manière sa secte. Un proverbe prétendait que « s'il 
prenait fantaisie au diable d'établir une école en Hol- 
lande, il y trouverait des disciples ». On se distinguait 
d'après le théologien qu'on suivait, d'après le degré 
même de confiance qu'on lui accordait. On était voétien 
vivant ou voétien mort, coccéien sérieux ou coccéien 
vert. De là naissaient d'interminables controverses. Cha- 
cun tirait l'Écriture à soi pour en extraire des « dicta 
probantia ». « Autant de têtes, autant de textes », c'était 
un autre proverbe*. On sentit à la fin qu'à s'y bien 
prendre, on pouvait fonder sur l'Écriture à peu près 
toutes les thèses. La question capitale fut alors de savoir 
de queUe manière il fallait interpréter l'Écriture. Cette 
question donna lieu, entre 1660 et 1670, à plusieurs 
dissertations importantes, soit philosophiques, soit« pa- 
radoxales » 2. 

AUtrecht, vrai centre religieux des Provinces-Unies, 
Voétius, octogénaire, mais encore sur la brèche, défen- 
dait jalousement l'orthodoxie, le point de vue conser- 
vateur et formaliste. S'il n'avait plus ses amis du temps 
de la belle lutte contre Descartes, il était soutenu par 
son fils, vieillard lui-même, par son petit-fils, par 
Régner de Hansvelt et le pasteur patriote, Jocobus de 
Lodensteyn^. 

Mais les regards se détournaient d'Utrecht ; ils allaient 

1. Geen Ketier sonder Letter, cité par Spinoza; tr. Saiss., p. 251. 

2. C'est-à-dire non mises en forme; nous dirions aujourd'liui : litté- 
raires. 

3. Voj.Gasp.Burmann,7yaJcc/umerttdt7um(Utrechtéradite),Utr., 1750. 



9{h BENOIT D£ SPINOZA. 

à Leyde, Tuniversité cartésienne et moderne, où Jean 
Coccejus avait inauguré une exégèse aventureuse et sé- 
duisante. Il avait décidément rompu avec la tradition, 
avec la scolastique dont les théologiens d'Utrecht et les 
anciens professeurs de Leyde * s'inspiraient encore. Une 
certaine connaissance de Thébreu Favait porté à établir 
ime nouvelle économie, toute personnelle, des Livres 
saints. Il pouvait ainsi, et grâce à une parole chaude 
et persuasive, établir ses deux thèses, Tune que tout 
dans l'Ecriture est symbole et figure, l'autre que Dieu 
a contracté avec l'homme une triple alliance, avec une 
famille avant Moïse, avec une nation du temps des Hé- 
breux, avec l'humanité entière depuis Jésus-Christ. Des 
disciples intelligents, tels que François Burmann^, (Refen- 
daient cette théologie « figuriste et fédérale ». D'autres, 
comme Jean de Labadie, la poussaient vers un mysti- 
cisme banal, cherchant, après tant d'autres, des sym- 
boles et des prédictions dans les deux livres qui ont fait 
le plus délirer l'humanité, le Cantique des Cantiques et 
l'Apocalypse. 

En 1663, parut le livre retentissant de Louis Meyer 3. 
L'auteur se déclarait plus cartésien que Coccejus. Il 
prétendait interpréter la Bible rationnellement, c'est-à- 
dire d'après la philosophie. C'était la méthode de Mai- 
monide, à la différence que ce n'était plus Aristote qu'il 

l.Burgersdijck, Heereboort, contre lesquels Spinoza ayalt écrit ses Co- 
yitata. 

2. GendredeHeidanus. 

3. Philosophia S, Scrlpturx inUrpreSy exercUatio parcuLoxa, 



TRAITÉS DE THÉOLOGIB ET DE POLITIQUE. 95 

s'agissait de trouver dans la Bible, mais Descartes, 
comme ce sera plus tard la philosophie allemande. Cette 
doctrine, ainsi qu'il arrivait alors, fut reprise et soute- 
nue sous le voile d'une réfutation par un théologien et 
un médecin d'Utrecht, voétiens tièdes tous les deux, 
Velthuysen * et Louis deWolzogue ^. Elle fut au contraire 
âprement attaquée par Labadie ^. Une victoire définitive 
était impossible. Malgré l'apparence, l'interprétation 
rationaliste est à peine un progrès sur l'interprétation 
mystique : elle n'est pas plus acceptable, elle est presque 
aussi arbitraire. Il fallait trouver une méthode de cri- 
tique sur laquelle, sans distinction de croyances, pût 
se faire l'accord des intelligences, et, s'il était possible 
ensuite, quelques principes fermes sur lesquels se pût 
faire l'accord des bonnes volontés. C'est à ce double 
objet que répond le « Traité de Théologie » de Spinoza. 



II 



Il dépasse autant le point de vue de Meyer que celui 
des Coccéiens. Spinoza évite de les nonmier ; il réfute 
leui*s doctrines opposées sous les noms de Maimonide et 
de Juda-ibn-Alfachar, afin de rester supérieur aux po- 
lémiques*, et parce qu'en ces discussions, les rabbins 

1. De V5U rationis in interpretatione S, Scripiurœ, 1668. 

2. De S. Scripturarum interpretatione, 1668. 

3. Écrit sur la prophétie, 1668. Spinoza possédait ces deux dissertations 
[Inv., p. 195 et 191). 

4. Dans une lettre à un fâcheux, Spinoza se défend d'avoir songé aux 



96 BENOIT DE SPINOZA. 

étaient de cinq ou six siècles en avance sur les chrétiens. 
Son livre contient la pure substance de la science rab- 
binique. Il est le couronnement inespéré et la revanche 
contre Maimonide des vues de génie du grand rabbin 
nomade Abraham-ibn-Ezra, et de Técole française, 
de Salomon de Troyes (Raschi)* et de David Qamhi de 
Narbonne (Kimchi)^. 

Maimonide soutient, comme tant de théologiens, Tidée 
que tout passage de TÉcriture admet plusieurs sens. 
Pour choisir entre eux, il faut se rapporter à une doctrine 
philosophique. « Par exemple, dit-il, il résulte des plus 
claires démonstrations que Dieu n'est pas un être cor- 
porel ; il faut donc approprier à cette vérité tous les en- 
droits de rÉcriture qui y sont littéralement contraires ^, » 
Comme si les philosophes s'entendaient, comme si FÉ- 
criture leur était destinée, comme si, enfin, « les diffé- 
rents livres de la Bible présentaient une doctrine unique 
et cohérente » ! En opposition à cette méthode « dange- 
reuse et absurde * », Spinoza définit la condition essen- 
tielle d'une méthode plus rigoureuse : la soumission à 



théologiens contemporalnB (Lett. 43, H, p. 350). Mais il fait un peu plus 
loin une allusion très claire à Meyer que son correspondant a cité soos le 
nom de Tàeologus paradoxus (Lett. 42, p. 339). — Sur le Tr, Th.-PoL, yoy. 
Siegfried, Sp. als Kritiker u. ausleger des Alt. TesL, Naumbuiig, 1867 ; — 
Joel,5p. Th.'Pol. Tr^ 1870 ; — Schinidt,5p. u. Schleiermacher, Berlin, 1868 ; 
— Rauh, Doctrina Sp. defide, Toulouse, 1890; — Tli. Maurer, Die Reli' 
gionslehre Sp, im T/i^-PoL Tr,, Strasbourg, 1898. 

1. Cité p. 223, et note 1 ; — Saissel, p. 339. 

2. Cité note 20, p. 346. 

3. More Nébouchim, II, eh. xxV; cité par Spinoza, p. 180. 

4. P. 183. 



TBA1TÉ5 DE THÉOLOGIE ET. DE POUTIQCE. 97 

l'objet. Il faut critiquer la Bible par la Bible même, dé- 
terminer exactement ce qu'elle contient, ne demander 
d'explication qu'aux usages de la langue ou à des raison- 
nements fondés sur TÉcriture elle-même. « Par exem- 
ple, Moïse a dit que Dieu est un feu, que Dieu est jaloux. 
Rien de plus clair que ces paroles, à ne regarder que la 
signification des mots. Je classe donc ce passage parmi 
les passages clairs, bien qu'au regard de la raison il 
soit parfaitement obscur... Moïse a-t-il cru, oui ou non, 
que Dieu soit un feu? Il n'y a point lieu de se demander 
si cette doctrine est conforme ou non conforme à la 
raison ; il faut voir si elle s'accorde ou ne s'accorde pas 
avec les autres opinions de Moïse. Or, connue en plu- 
sieurs endroits Moïse déclare que Dieu n'a aucune res- 
semblance avec les choses visibles, comme, d'autre part, 
le mot fetiy en hébreu, se prend aussi pour la colère et 
la jalousie (Job, xxxi, 12), nous pouvons conclure que 
Dieu est un feu et Dieu est jaloux sont une même 
pensée. — Mais Moïse ayant expressément enseigné que 
Dieu est jaloux, sans dire nulle part qu'il soit exempt de 
passions, il ne faut pas douter que Moïse n'ait admis que 
Dieu soit jaloux, bien que ce soit contraire à la raison * . » 
— Grotius seul, avant Spinoza, avait aussi nettement 
défini la méthode philologique, mais Spinoza la déve- 
loppe et l'applique. 

La première connaissance requise est celle de la lan- 
gue des Livres Saints, Thébreu biblique, et, pour les 
derniers livres, l'araméen. D'énormes difficultés se pré- 

1. p. 165-166. 

BENOIT DE SPINOZA. 7 



98 BENOIT DE SPINOZA. 

sentent. L'hébreu biblique est une langue morte dont il 
est presque impossible de reconstituer Thistoire. Le 
Livre de Job, par exemple, ou le Cantique des Cantiques 
demeureront toujours des énigmes grammaticales *. De- 
puis les travaux de FÉcole espagnole (x* siècle), vul- 
garisées par Ibn-Ezra et les Kimchi, il n'existe pas de 
grammaire ^ qui sache distinguer Thébreu biblique de 
l'hébreu rabbinique, ni même du néo-hébreu ; quanta 
ces anciens travaux, on y peut trouver, à la rigueur, 
une grammaire de la Bible, non une grammaire de l'hé- 
breu ^. Ajoutez que la plupart des mots ne sont plus 
compris, que la syntaxe est perdue *, et surtout que 
l'ancien hébreu est un continuum de consonnes. Les 
voyelles et les points ont été intercalés par les Masso- 
rètes, souvent à Tarbitraire. En changeant deux voyelles, 
saint Paul cite un texte de la Genèse tout autrement 
qu'il ne se trouve dans la Massore 5. L'ordre môme 
des consonnes a quelque chose de flottant qui est in- 
connu de nos langues modernes. Les particules n'ont 
pas de sens arrêté, les temps des verbes, le futur et lo 
passé, se prennent l'un pour l'autre, et c'est une ques- 
tion de savoir si les lettres même, les gutturales par 
exemple, ne peuvent pas s'échanger^. 

1. Pour le Livre de Job, Spinoz4i présente, d'après Ibn-Ezra, une hypo- 
thèse intéressante. W serait la traduction en hébreu d'une œuvre écrite 
dans un autre dialecte sémitique (p. 177, 217). 

2. P. 172. 

3. Gramm, héhr,, van VI., Iir,*p, 276. 

4. P. 172. 

5. Ad Hebr.y xi, 2t. — Spinoza, p. 174. 

6. P. 173. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 99 

Nous avons de Spinoza un « Sommaire de Grammaire 
hébraïque ». 11 y donna tous ses soins. Il ne put mal- 
heureusement Tachever, malgré son désir ^ ; il manque 
la syntaxe. Cet ouvrage marque une réaction un peu 
excessive contre les Massorètes 2, et plus encore contre 
les grammairiens modernes, Abraham de Balmes^, Élie 
Levita ^, Buxtorf lui-même'', et contre les Bibles vul- 
gaires ^. Spinoza revient aux rabbins du moyen âge, à 
Raschi " et à Mosé Kimchi ^, cette fois, plutôt qu'à Ibn- 
Ezra^. Il s'inspire certainement aussi du « De Arte gram- 
matica » (1635) de Ger. J. Vossius, Tami de Grotius ^^. 
On voit dans cette Grammaire un efiPort important pour 
séparer Fhébreu de Taraméen *^ et du néo-hébreu *2. On 
y a noté des vues originales sur les accents ^^y sur les 
altérations de voyelles **. 

1. Gr. hébr., van Vl., p. 290, 292, 306, 324, 325. 

2. Gr. hébr.^ p. 262, 312, 317. 

3. P. 260. 

4. P. 275, traduit par Séb. Maaster (Voy. Bibl. de Spinoza, p. 176 et 
180). 

5. P. 275. Spinoza se rapporte pourtant à son Thésaurus, p. 257. (Cf. 
Biblioth., p. 175.) 

6. P. 275, 315, etc. Spinoza possédait, entre antres, les Bibles de Junius 
etTremellias (citée Tr. Th.-PoL, p. 127), de Buxtorf, de Pagnino (Biblioth. 
p. 138, 119, 131, 139, 127). Il cite anssi celle de Bomberg (Tr. Th.-Pol., 
p. 211). 

7. P. 276. 

8. P. 321. 

9- P. 257, 311. 

10. Biblioth., p. 753. ^ 

11. P. 257. 

12. P. 259, 272, 274, elc. 

13. Ch. IV. 

14. Ch. VI. 



100 BENOIT DE SPINOZA. 

En même temps qu'une grammaire, il faut un dic- 
tionnaire, ou plutôt (les tables de concordances bibli- 
ques, comme celles de Nathan ou de Buxtorf ^, indi- 
quant, pour chaque mot, tous les passages où ce mot est 
employé. Mais Futilité en est moins grande qu'on pour- 
rait croire, car chaque auteur se soucie peu de s'expli- 
quer soi-même, et les différents livres de la Bible sont 
loin de concorder entre eux 2. 



III 



En possession de ces deux instruments de travail, 
grammaire et dictionnaire, on abordera les textes. Deux 
difficultés considérables se présentent, venant des alté- 
rations qu'ils ont subies et de ce que nous ne savons 
presque rien de leurs auteurs, de leur âge respectif, de 
leurs destinées. — L'altération du texte de la Bible 
est, à la fois, si certaine et si prof onde qu' « il est pres- 
que aussi impossible de s'y confier ou de le refaire ^ ». 
Toutefois Spinoza n'en exagère pas l'importance. La 
critique qu'il fait des notes marginales est un modèle 
de justesse et de modération *. 

1. Sur la Grammaire hébr. de Spinoza, voy. Bernays, Préface; ap. 
Schaarschmidt, Dwc. u, Sp., Bonn, 1850.— Chajes, Uber die ebr. 
Gramm. S p., Breslau, 1869. 

2. Jr. Th.'Pol., p. 164. — Biblioth. de Sp., p. 127 et 175. 

3. P. 175. 

4. P. 185 

5. P. 207-213. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 101 

Bien plus grave est notre ignorance de l'histoire des 
Livres Saints. Presque tous sont, de fait, anonymes. Com- 
ment interpréter un ouvrage si l'on ne sait rien de la 
\ie de l'auteur, de ses opinions, de ses tendances? N'ex- 
pliquons-nous pas tout difiPéremment une fable à peu 
près analogue, selon que nous la lisons dans TArioste, 
dans Ovide ou dans le Livre des Juges? D'après ce que 
nous savons ou supposons de Tauteur, nous voyons un 
souci artistique chez l'Arioste , des vues politiques chez 
Ovide, tandis que nous prêtons une intention morale à 
1 écrivain sacré. Il nous faudrait connaître aussi à queUc 
occasion, pour quel auditoire chaque chose a été dite. 
Par exemple le mot de Jésus : Bienheureux les affligés^ 
car ils seront consolés, s'applique uniquement à ceux 
qui s'affligent de ne pas posséder le royaume de Dieu, 
et (interprétation plus contestable) le mot : Si quelqu'un 
te frappe à lajoue droite, présente-lui la joue gauche, 
n'est applicable sans doute qu'aux époques d'oppression 
et dans un État où la justice est violée ^ — Nous ne sa- 
vons guère enfin par quelles mains les livres sont passés, 
à quelle époque exacte on en a fait un corps, puis un 
canon 2. 

Telles sont quelques-unes des difficultés que soulève 
la méthode historique. On ne peut par elle espérer tout 
expliquer. 11 faut établir quelques points et, pour le 
reste, savoir ignorer, si Ton ne veut corrompre ce qui 



t. P. 176. 

2. P. 168-169. 



102 BENOIT DE SPINOZA. 

est clair, en raccommodant à ce qui est obscur ^ Les 
autres méthodes donnent, certes, ime explication inté- 
grale. Mais seule la méthode fragmentaire 2 est sûre, 
parce qu elle ne s'appuie sur aucune théorie préconçue, 
ni sur aucune autorité. Elle n'a pas d'autres sources que 
les textes qui lui sont soumis ; elle ne fait appel ni à la 
tradition du pontificat hébreu, comme le font les pha- 
risiens, ni à la tradition plus récente du pontificat ro- 
main 3. Elle est indépendante, impersonnelle; sans dis- 
tinction de croyances, elle permet à tous les esprits droits 
de collaborer. — Il est remarquable que Spinoza, qui 
ne soupçonna jamais la vraie méthode des sciences na- 
turelles, ait trouvé la méthode de Texégèse contem- 
poraine et Tait appliquée avec bonheur à une foule de 
questions. 

11 ne se livre à aucune de ces conjectures personnelles 
qui , bien après lui , ont tenté , par leur tour paradoxal 
et comme artistique, des critiques tels que Renan. Les 
points qu'il établit sont incomparablement plus fermes. 

L'attribution du Pentateuque entier à Moïse était 
admise presque sans conteste *. Spinoza relève et 
commente six passages qui tendent à la mettre en doute 

1. p. 166. — Cf. p. 224. 

2. p. 177, 224. 

3. P. 171, 183. 

4. C'était un « dogme » récent. La question n'avait pas élé Iranchée par les 
Pères. Elle paraît mémeindifTérente à saint Jérôme : SiveMosem auctorem 
dicere voluerit, sive Esdram instauratorem operis, non recuso {Contr. 
Helv.jA; cité par Margival, R. Simon, 1900, p. 335). — Lorsqu'elle se posa à 
la Renaissance, l'évéque espagnol Tostat (1491), le jésuite Bento Pereira 
(Comm. sur Daniel et sur la Gen., 1562), le jurisconsulte A. Maes {Jos. imp. 



TBAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 103 

et qu'lbn-Ezra, le seul qui les ait aperçus, avait déjà 
notés d'une manière sibylline *. Il en apporte d'autres, 
plus décisifs encore , et s'efforce d'établir que la rédac- 
tion du Pentateuque, auquel il voit bien qu'il faut join- 
dre Josué 2, est, de plusieurs siècles , postérieure à Moïse ^. 
Comment faut-il se représenter cette rédaction? — Un 
siècle avant Astruc, deux siècles avant Wellhausen, et 
avant l'école hollandaise de nos jours, Spinoza remarque 
le fait singulier que certains épisodes sont racontés 
plusieurs fois, ce qui donne à penser que le récit est 
fait d'après plusieurs sources *. Une autre série d'argu- 
ments, dont Spinoza fait honneur à Raschi ^, est tirée de 
l'examen des chronologies et des généalogies don- 
nées par l'Écriture : elles sont contradictoires, ce qui 
montre bien que plusieurs documents ont été compilés. 
Quels étaient ces documents perdus, qui ont passé dans 
la Bible? Presque tous ceux que nous connaissons sont 



hist.j Anv., 1574} combaUirent l'altribution à Moïse. — Isaac de La Pey- 
rère [Prxadamitae , 1655) appuya cette thèse d'un argument positif : l'in- 
cohérence du récit biblique. — Mais le livre de Maeset celui deLaPeyrère 
furent condamnés par le Saint-Office, et l'opmion contraire passa seule pour 
orthodoxe (Voy. Bossuet, Bût. univ.y II, 28]. — Hobbes {Léviathan, 1652) 
faisait remarquer que les ch. xi-xxvii du Deutéronorae sont seuls attribués 
par la Bible elle-même à Moïse. — Spinoza possédait les livres de Pereira 
et de La Pcyrère {Bibl., p. 154 et 179). 

1. P. 185-188. 

2. P. \n. 

3. P. 188-190. 

4. P. 199-202. 

5. P. 223 : a Rabbi Selomo ». — C'est Salomon de Troyes, cité note 1 
(Tan VI., II, p. I7i) sous le nom de R. Selomo Jarchi, et Gr. héhr, (p. 276) 
sous le nom de R. Schelomo Jarghi. 



10^ BENOIT DE SPINOZA. 

indiqués * : le Livre des Guerres 2, le très court Livre 
de l'Alliance ^, le Livre de la Loi *, les fragments poé- 
tiques, tels que le Cantique de Moïse ^, les Généalo- 
gies, les Chroniques de Juda et celles d'Israël, et après 
Esdras, le Livre des Annales, les Chroniques perses, les 
Chronologies chaldéennes. — Un examen sagace con- 
duit Spinoza à l'hypothèse hardie, reprise de nos jours, 
que la législation du prétendu Deutéronome a été ré- 
digée avant celle de l'Exode ®. Il scrute chaque livre. 
Il marque, dans les Juges, un point précis où l'auteur 
compile un nouvel historien 7. A ses yeux, le I*' Livre 
de Samuel est fait de plusieurs récits parallèles, assez 
mal combinés ^. Les prophéties d'Isaïe sont incom- 
plètes; celles de Jérémie ont été recueillies, ou plutôt 
entassées, en désordre, mêlées à des Mémoires dictés à 
Baruch ; celle d'Ézéchiel et des petits prophètes ne sont 
que .des fragments ^. Job est à tous points de vue une 
énigme. Les six chapitres de Daniel écrits en chaldéen 
sont tirés des chronologies chaldéennes *o. Le livre des 

1. p. 190-192, 194, 197, 199,218-220, 223, 240. 

2. Cité Nombres, xxi, 14. 

3. Exode, XX, 22 à xxiv. Aujourd'hui on le restreint à xx, 24-xxiii-19. 

4. Deutér., IV, 25 à xxviii, fin. 

5. Deutér., XXXII. Voy. Mayer Lambert., Rev, des et juives, 1898, 1, 46. 
I 6. Cette opinion, combattue par Renan [Rev. des Deux-Mondes^ V* 

mars 1886), semble avoir prévalu, grâce aux travaux de Wellhausen, Kayser 

et Maurice Vernes. 
I 7. P. 201. — Juges, ch. II, vers. 6. 

I 8. Ibid, 

I 9. P. 215-217. 

I 10, Pw 217-218. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 105 

Proverbes ne peut pas être antérieur à Josias, il est 
probablement postérieur ; il a failli être enlevé par les 
rabbins du canon hébreu, comme Font été la Sagesse 
et Tobie. « Merci de Favoir conservé I * » — La com- 
pilation des Psaumes se place à l'époque de Judas 
Macchabée, et bien longtemps après, les Paralipomènes, 
Esdras, Esther, Néhémie, les chapitres hébreux de 
Daniel 2. — Quant au Nouveau Testament, Spinoza 
refuse de Tabordcr, parce qu'il ne connaît pas assez le 
grec; d'autres, d'ailleurs, s'en occupent 3. 

Sous la multiplicité des documents utilises. Usait voir 
l'unité réelle de la Bible, trop méconnue des critiques 
de nos jours, ou du moins de ceux qui les ont immédia- 
tement précédés. La compilation d'Esdras, par exemple, 
est visiblement faite avec une intention unique, sur un 
plan déterminé *. Les méthodes d'analyse ne doivent 
pas faire perdre de vue ce fait aveuglant : tout, dans la 
Bible, concourt à un même dessein. 

Ces chapitres d'exégèse renferment des vues solides 
et suggestives. Ils supposent un travail profond, bien 
conduit. Ils n'en donnent que les résultats, de façon un 
peu sommaire peut-être, et malheureusement trop en- 

1. p. 2H. 

2. Ibn-Ëzra a pressenli que ces quatre derniers livres dériYent d'une 
source unique et perdue : le Livre des Annales (p. 213-214, 218-220 et 
note 23). 

3. P. 225. Spinoza peut faire allusion à Fr. Spanheim jr, connu pour ses 
études sur S. Mattliieu, et qui en 1670, l'année môme de la publication du 
Tr. Th, Pol., remplaça à Leyde Coccéjus, dont il combattit l'influence. 

4. P. 194195. 



106 BENOIT DE SPINOZA. 

chevêtrée. Mais on admire un ensemble rare de hardiesse 
et de mesm'e dans l'expression, un souci constant de 
terminer les disputes en s'élevant au-dessus d'elles. Sur 
le point de s'emporter contre les rabbins sophistes et 
les interprètes vulgaires, Spinoza se reprend : « Loin de 
moi la pensée de les accuser de Wasphème. Je sais que 
leurs intentions sont pures et que se tromper est le 
propre de Thomme^ » Tout le Traité fait œuvre de 
concorde ; on y sent partout la sérénité du savant. 



IV 



Ce n est pas seulement dans la question préliminaire 
de la critique des textes qu'une saine méthode doit faire 
Faccord des esprits ; c'est dans les questions même qui 
semblent les diviser irrémédiablement, celle de la révé- 
lation et celle des miracles. Ce sont les questions graves, 
et, chose étrange, ce sont celles qu'on abandonne 
généralement à la croyance arbitraire ou aux néga- 
tions a priori^ Il faut oser leur appliquer la vraie 
méthode 2. 

Renonçons à toute idée préconçue. Recherchons , 
non pas ce que nous entendons, mais ce que la Bible 

1. P. 223. 

2. L'ordre des dissertations est embrouillé, ce qui atténue la portée des 
idées. Voici Tordre que je suis dans mon exposé : 1** ch. yii-x; 2"* ch. i-tii, 
VI, XI; 3° ch. iv-v, xii-xv. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 107 

entend, par la révélation. Bien des contre-sens se- 
ront d'abord évités, si on prend garde à un trait de la 
psychologie du Juif. Le Juif ne connaît pas de causes 
moyennes ; il recourt toujours à Dieu. Le gain qu'il fait 
dans son commerce est un présent de Dieu; s'il éprouve 
un désir, c'est Dieu qui y dispose son cœur ; s'il conçoit 
une idée, c'est Dieu qui lui a parlée L'expression « de 
Dieu » ne marque souvent dans sa langue qu'un haut 
degré d'excellence. Dans la Bible, des « montagnes de 
Dieu » sont de très hautes montagnes, un sommeil « de 
Dieu » est un sommeil très profond. Les Psaumes parlent 
de « cèdres de Dieu » pour en exprimer la prodigieuse 
hauteur. Dans la Genèse, des hommes de grande force et 
de haute stature sont appelés « fils de Dieu », quoique 
impies, brigands et libertins 2. Les miracles sont appelés 
« ouvrages de Dieu », c'est-à-dire des choses très mer- 
veilleuses. La science purement naturelle de Salomon 
est appelée « science de Dieu », c'est-à-dire science extra- 
ordinaire. Par conséquent, les expressions : « l'esprit de 
Dieu » a été donné à tel prophète ; tel prophète est rem- 
pli de « l'esprit de Dieu », du « Saint-Esprit », signifien 
souvent qu'on trouve à ce prophète une intelligence ou 
une vertu singulière, au-dessus du commun. 11 n'y a 
qu'un petit nombre de cas où il soit indiqué formelle- 
ment par là qu'il percevait la volonté ou les desseins de 
Dieu^. La prétendue élection des Hébreux n'est aussi 

1. P. 69. 

2. P. 77. 

3. p. 81. 



108 BENOIT DE SPIXOZA. 

qu'une figure de langage. Pour exprimer la sagesse de 
Salomon, on dit : « Nul ne sera aussi sage que lui^ » 
De même, les Juifs ont prétendu que nulle autre nation 
ne pouvait recevoir la révélation, comme si l'ignorance 
des autres ajoutait à leur propre bonheur. Mais le té- 
moignage posilif de la Bible montre que les autres peu- 
ples ont eu des prophètes, et, comme les Hébreux, en 
ont eu de vrais et de faux. L'élection des Juifs n'était 
pas, comme l'imaginent les Coccéiens, une alliance 
spirituelle avec Dieu. Elle ne consistait, d'après la Bible 
même, qu'en la révélation d'une législation avanta- 
geuse. Elle n'avait rien d'absolu, ni d'éternel; les rab- 
bins se trompent en croyant que la persistance des Juifs 
dans les pays où ils n'ont pas pu se fondre s'explique 
par une cause surnaturelle. La haine des nations a été, 
pour les Juifs, un principe de conservation. Et s'ils ve- 
naient aujourd'hui à reconstituer leur empire, on ver- 
rait, dans cet événement naturel, une seconde élection 
de Dieu 2. 

Examinons les cas où des prophètes juifs ont vraiment 
perçu une révélation. Comment la percevaient-ils? La 
Bible fait toujours une distinction entre Moïse et les au- 
tres prophètes. « A Moïse, je parle bouche à bouche, 
aux autres par images énigmatiques » (Nombr., xii, 8). Il 
faut admettre, à moins de violenter le sens de l'Écriture^, 



1. Ch. III. 

2. p. 113-114 (Voy. Lett. 33, d'Oldenburg, Yaii VI., H, p. 314). Spinoza 
semble faire allusion au mouvement « sioniste » dont il fut question en 1661. 

3. Allusion sans doute à Maimonide. Voy. More Neb., ii, 63; ii, 33. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 109 

que Moïse a perçu une vok réelle. Il trouvait Dieu prêt 
à lui parler partout où il voulait Tentendre. — Les 
autres ont eu des visions. Quelques-uns ont vu Dieu. 
Nulle part la Bible ne dit que Dieu soit sans figure. Moïse, 
au moment où il entendait parler Dieu , regarda sa 
figure et, sans être assez heureux pour la voir, en aper- 
çut toutefois les parties postérieures. David, Josué 
virent un ange tenant une épée. Isale, Michée, Daniel 
virent Dieu, avec des vêtements, assis. Ézéchiel vit Dieu 
sous la forme d'un feu. A toute force Maimonide veut 
que ce soient des récits de songe, parce qu'il est impos- 
sible de voir un ange les yeux ouverts, etc. Laissons ces 
hypothèses inutiles à la critique rationaliste ^ — Quant 
à Jésus, on est forcé par les textes de lui faire une place 
tmique. Il ne reçut sa révélation ni par paroles, ni par 
visions. Il ne s'entretint pas avec Dieu « face à face » ; il 
communiqua avec Dieu « d'âme à âme^ ». Mais , d'après 
l'Écriture même, personne autre ne fut tel. Par rap- 
port à lui, ses apôtres sont comme les anciens prophètes 
par rapport à Dieu. Ils ne saisissent pas immédiatement 
sa pensée, ils entendent ses paroles, ils voient ses ac- 
tions. Ils les commentent ensuite. Leurs Épltres déjà 
ne sont plus l'énoncé pur et simple d'une révélation, 
mais un premier essai de transcription en langage 
abstrait 3. 

Ainsi , à part Jésus, la révélation faite aux prophètes 

1. P. 72. 

2. P. 74. 

3. Ch. XI. 



110 BENOIT DE SPINOZA. 

n'était pas une connaissance par la pensée, mais une 
connaissance par les sens, ou, dans la langue de Spi- 
noza, par Fimagination. Pour être prophète, il ne fallait 
pas avoir, ainsi que le prétend Maimonide*, une àmeplus 
parfaite, mais seulement une sensibilité plus vive. Aussi 
les prophéties ont-elles varié suivant le tempérament, 
la condition de chaque prophète, suivant les opinions 
dont il était imbu. Si le prophète était d'humeur gaie, il 
ne lui était révélé que victoires; d'humeur triste, que 
guerres, supplices et malheurs. Âmos, qui est un paysan, 
ne voit que bœufs et vaches; IsaXe, homme de cour, ne 
voit que trônes. Zacharie, faible imagination, eut des ré- 
vélations si obscures qu'il fut incapable de les compren- 
dre sans une explication, et Daniel, même avec une 
explication, ne put comprendre les siennes. La révéla- 
tion s'appropriait à chacun. Aux Mages qui croyaient 
à l'astrologie, la nativité du Christ fut révélée par 
l'image d'une étoile. Les augures de Nabuchodonosor 
virent la dévastation de Jérusalem dans les entrailles 
des victimes. — Jamais la révélation n'a rendu un pro- 
phète plus instruit. Elle n'a pas appris à Josué le phé- 
nomène des parhélies, ni à l'architecte du Temple que 
le rapport de la circonférence au diamètre n'est pas 
exactement de 3 à 1, ni à Noé qu'il y avait des habi- 
tants hors de la Palestine. Elle n'a même, remar- 
quons-le, jamais instruit personne de la vraie nature 
de Dieu. Spinoza fait habilement la psychologie de 

1. MoréNeh., ch. xxxvi-xlvi. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 111 

Moïse', ou, comme nous disons aujourd'hui, du rédac- 
teur jéhoviste. Cet auteur ne sait de Dieu à peu près^ 
qu'une chose, qu'il est jaloux. — Jonas espère échapper 
à la présence de Dieu. Tout ce qu'Ézéchiel dit de Dieu 
semble écrit pour réfuter Moïse. Samuel croit que Dieu 
ne se repent jamais, Jérémie que Dieu peut se repentir, 
Joël que Dieu ne se repent que du tort qu'il a fait. — 
Concluons provisoirement qu'on ne peut chercher dans 
la Bible aucune connaissance théorique, ni des choses- 
naturelles, ni des choses spirituelles 2. Il n'est pas moins 
absurde d'en tirer une théologie qu'une physique. Nous 
verrons bientôt ce qu'on y doit chercher. 



La connaissance par l'imagination n'a pas, comme la 
connaissance du troisième genre, sa certitude en elle- 
même. Elle a besoin d'un signe qui la confirme. Abra- 
ham, Gédéon demandent à Dieu un signe. Moïse ordonne 
aux Hébreux d'exiger des signes de tous leurs prophè- 
tes. Ces signes, ce sont, en général, des miracles ^. On a 
si bien obscurci la question des miracles qu'il est de- 
venu presque impossible de s'entendre. — Cela tient 
d'abord à ce qu'on a multiplié outre mesure le nombre 
des miracles, sans tenir compte des habitudes d'une 
langue qui dit : « Dieu a ouvert les fenêtres du Ciel »,. 

1. p. 93-96. 

2. Ch. II. 

3. Ch. Ti. Cf. Lettre 73 à Oldenburg. 



112 BENOIT DE SPINOZA. 

pour dire : il a beaucoup plu; sans tenir compte surtout 
de la diEQculté qu'ont les gens de médiocre culture à 
exprimer simplement un fait. Si le jour a été plus long 
que de coutume, bien peu de personnes diront : « le 
jour a été plus long que de coutume », presque toutes 
diront : « le soleil a suspendu son cours ». Que sera-ce 
si, au lieu de raconter ce fait, elles le chantent par la 
poésie * ! On peut tenir en principe qu'il n'y a de vrais 
miracles que ceux qui servent à confirmer une doctrine. 
Mais voici surtout, selon Spinoza, d'où est sorti le dé- 
bat : ridée qu'on se fait du miracle a été bouleversée du 
jour où Ton a conçu des lois naturelles. C'est une con- 
ception récente. Les auteurs des Livres Saints y étaient 
parfaitement étrangers. Us ne considéraient aucun fait 
comme nécessaire ; tout pour eux était miracle, au sens 
moderne du mot. ^— Ce qu'ils appelaient miracles, c'é- 
taient des faits destinés plus que d'autres à frapper 
l'imagination, parce qu'on ne se rappelait pas les 
analogues, des faits, en un mot, « qu'on ne comprenait 
pas », le vulgaire croyant comprendre suffisamment une 
chose quand elle a cessé de l'étonner. De tels faits ser- 
vaient de preuves, car on les rapportait à une cause 
extraordinaire, à Dieu lui-même. — Mais, aujourd'hui, 
ils ont perdu pour nous leur force probante. Un miracle, 
de quelque façon qu'on le prenne, qu'on y voie une 
rupture des causes efficientes, ou l'introduction d'une 
finalité particulière, qu'on l'imagine contraire à la na- 

1. P. 153158. 



TRAITES DE THEOLOGIE ET DE POLITIQUE. 113 

ture, ou supérieur à elle^, nous ne disons pas, avec les 
rationalistes, que ce soit une chose inintelligible , nous 
disons qu'il nous est impossible de l'attribuer à Dieu. 
C'est des faits ordinaires, naturels, que nous tirons 
maintenant notre meilleure preuve de l'existence de 
Dieu, depuis que nous les savons enchaînés par des 
lois universelles et nécessaires, où nous voyons comme 
une manifestation de Tétemité, de l'infinité, de l'immu- 
tabilité de Dieu^. Nous trouvons absurde de recourir à 
la puissance de Dieu, quand nous ignorons la cause 
naturelle d'une chose, c'est-à-dire la puissance de 
Dieu même 3. Et si un fait n'avait réellement pas sa 
cause dans la nature, comme il ne serait jamais qu'im 
effet limité, nous ne pourrions l'attribuer qu'à une puis- 
sance limitée, à un démiurge, à un démon. Un miracle 
ne pourrait pas nous prouver l'existence de Dieu, mais 
nous en faire douter. Ce sont les sceptiques et les 
athées qui devraient maintenant tirer argument des mi- 
racles *. 

Rappelons-nous que, dans l'Écriture, les miracles 
n'avaient de valeur qu'en tant qu'ils atteignaient leur 
fin, l'édification des âmes. Or cette fin n'est plus atteinte. 
Jamais l'Écriture n'a donné aux miracles une importance 
prépondérante. Après Moïse, Ézéchiel et Michée, Jésus 



1. P. 149. Allusion éyidente aux Scolastiques.' Voy. S. Thom., p. I, 
qu. 110, art. 4. 

2. P. 148. 

3. P. 82. 

4. P. 146-149. 

BENOIT DE SPIlfOZA 8 



114 BENOIT DE SPINOZA. 

nous avertit qu'il y a de faux miracles, destinés à aveu- 
gler les méchants*. On peut donc moins se fier aux 
miracles eux-mêmes qu'à la sainteté de la vie de celui 
qui les accomplit, car il n'y a que les justes que Dieu ne 
trompe jamais. Pour les gens peu subtils , les miracles 
discernent la doctrine; pour les esprits un peu éclairés, 
la doctrine discerne les miracles. En un mot, les mira- 
cles étaient des moyens d'édification, légitimes tant 
qu'ils produisaient leur effet, mais à rejeter depuis qu'ils 
se sont tournés en scandale. Il y avait autrefois deux 
« signes » de la révélation, les miracles et l'excellence 
de la règle de vie qui nous est proposée. Nous ne som- 
mes plus frappés que du second. Si nous ne pensions 
pas que cette règle de vie fût la meilleure de toutes , 
nous rejetterions la Bible comme le Coran ^. Nous ne 
verrions en elle aucun caractère de divinité. 



VI 



Quelle est cette règle de vie? Spinoza l'appelle, tantôt 
« loi divine^ », parce qu'elle n'a rapport qu'au salut, 
tantôt <( foi catholique * » , parce qu'elle peut être acceptée 



1. p. 85-160. 

2. p. 164. — Cf. Lettre 73. 

3. Ch. IV, XII. 

4. P. 239, 240, 252, 255, 319. 




i 

I 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 115 

de tous les hommes. Elle est contenue dans le précepte : 
« Aimez Dieu comme votre souverain bien », auquel il 
eu faut joindre un second, qui est peut-être le même, au 
fond, que le premier : (( Aimez les autres hommes autant 
que vous-mêmes. » Tous les moyens qui concourent à 
cette fin, sont des commandements de Dieu ; il n'y en a 
pas d'autres. Des lois humaines, comme celles de Moïse, 
ont pu être sanctionnées par la révélation : la loi divine 
est différente. Celui-là seul observe la loi divine qui 
aime Dieu, et qui Taime, non par crainte, ni par espoir, 
mais parce qu'il l'a connu. Cela est essentiel. Le reste 
n'est que moyens pour disposer Tâme. 

Quelle importance faut-il donner à la célébration du 
culte S à la lecture des Livres Saints 2, à la croyance aux 
dogmes 3? 

Les cérémonies du culte étaient pour les Hébreux des 
institutions politiques. On avait introduit la religion 
dans le gouvernement pour que le peuple obéit aux lois 
par dévotion. Mais les prophètes ont toujours distingué 
la loi divine des cérémonies. Isaïe exclut de la loi divine 
toute espèce de sacrifices et de fêtes; il la fait consister 
dans la purification de l'âme et la charité. « Vous n'avez 
voulu, disent les Psaumes, ni sacrifices, ni présents, 
votre loi est dans mes entrailles. » Quant aux cérémonies 
du christianisme, elles sont les signes extérieurs de 
l'Église universelle, elles maintiennent l'intégrité de la 



1. Ch. y. 

2. Ch. Tif XII. 

3. Ch. xiu-XT. 






116 BENOIT DE SPINOZA. 

société chrétienne*. Ce sont des actions de soi indiffé- 
rentes, mais symboliques de biens nécessaires au salut 2. 
Pas plus que la prière, on ne peut les rejeter, car elles 
sont des moyens d'amener les hommes à aimer Dieu et 
à faire leur salut 3. Mais on ne peut pas davantage leur 
attribuer un caractère absolu d'obligation : elles ne sont 
pas, dit fortement Spinoza, des (( actions filles de l'en- 
tendement ^ ». La foi, en certains cas, peut suffire sans 
le culte. Au Japon, les Hollandais restent chrétiens, bien 
qu'ils soient forcés de renoncer à la profession extérieure 
de leur religion. 

Les Livres Saints sont presque tout entiers en récits, 
récits édifiants, à coup sûr, et destinés à donner la 
« vraie foi^ » à ceux qui ne peuvent saisir les choses 
par l'entendement, mais qui, pour cela même, ne sont 
pas tous nécessaires. Us peuvent se suppléer les uns les 
autres. On peut entendre la doctrine qu'ils enferment 
sans connaître par le menu les troubles domestiques de 
la famille d'Isaac ni les conseils d'Achitophel à Absalon. 
— Pour le reste, en quel sens peut-on dire que ces livres 
contiennent la parole de Dieu? Il faut nous détacher 
résolument de la représentation grossière de lettres 
missives écrites par Dieu dans le Ciel, et envoyées de 



1. P. 137. 

2. P. 120. 

3. Lett. 21, à Blijenberg; Saiss., H, p. 379. 

4. P. 120. 

5. Expression du Court Traité qui reparaît dans le Traité de Théo- 
logie,^. 139. 



J 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 117 

là aux hommes. La Bible a subi la condition de tous les 
livres humains. Elle n'a pas en soi un caractère sacré, 
mais elle nous est sacrée parce que la vraie religion y 
est enseignée. Sachons, en eflfet, ce que signifie le mot 
« sacré ». Rien, considéré hors de l'âme, ne peut être 
appelé sacré ni profane. Cela est sacré et divin qui peut 
porter à la piété, et tout objet semblable restera sacré 
tant que les hommes s'en serviront dans une intention 
religieuse. Moïse brisa les tables de la loi, parce qu'elles 
avaient perdu leur caractère sacré du jour où elles 
n'étaient plus observées. La Bible ne demeure sacrée 
que pendant qu'elle inspire des sentiments de piété ; si 
elle cessait de les inspirer, elle ne serait plus pour nous 
que du papier et de l'encre *. 

Mais si on prend l'Écriture pour ce qu'elle est, un 
guide de la vie morale, sous cet aspect elle n'est plus 
ni trompeuse, ni corrompue, ni mutilée. Les objections 
de l'exégèse, si graves dans le point de vue opposé, 
sont ici insignifiantes. Car à qui comprend à moitié, un 
demi-mot suffit. Dans l'ordre de l'intelligence, nous 
comprendrions encore la géométrie d'Euclide, quand 
même nous ignorerions presque tout de l'auteur et des 
fortunes diverses de l'ouvrage^. De même, dans l'ordre 
du cœur, il y a en nous quelque chose qui répond aux 
paroles de l'Écriture, qui les pressent et obscurément 
les devance. « Aimez Dieu et le prochain », cette parole 
ne peut être apocryphe, elle ne peut résulter d'une 

1. p. 236-238. 

2. p. 177. 



118 BENOIT DE SPINOZA. 

erreur de plume, ni d'une trop grande précipitation^. 
Il en est de même des maximes morales qui en découlent 
immédiatement. Je les trouve dans la Bible, mais je les 
trouve en moi. Accumulons les fautes, dit Spinoza, sup- 
posons le texte de la Bible mille fois plus corrompu 
qu'il n'est en réalité, sur quoi, en définitive, pourront 
porter les altérations? A mettre les choses au pis, sur 
quelques circonstances ajoutées à une histoire, à une 
prophétie, pour exciter davantage la dévotion popu- 
laire, sur quelques miracles inventés pour déconcer- 
ter les philosophes, sur quelques dogmes imaginés 
pour justifier telle ou telle théorie particulière. Il im- 
porte peu au salut que de telles choses aient été 
altérées ou non 2 ! 



VII 



Il faut avoir le courage de dire des dogmes la même 
chose que des cérémonies et des lectures sacrées. Ils ne 
sont pas tous essentiels à la foi. On ne trouve dans 
FÉcriture aucun des attributs étemels de Dieu ^ , et les 
hommes ne sont pas tenus de les connaître. La connais- 
sance de Dieu est un don de Dieu, et non pas un com- 



1. p. 242. 

2. P. 243>244. 

3. Cf. Lettre 21, à BlIjenberK; Saisa., II, p. 381. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIB ET DE POLITIQUE. 119 

mandement de Dieu*. Ce don est rare, rÉcriture elle- 
même l'enseigne. Ce que les fidèles ont en commun, ce 
n'est pas la connaissance de Dieu, c'est l'obéissance à 
Dieu. — Dira-t-on qu'ils ne sont pas obligés de connaître, 
mais de croire, ce serait ici un simple jeu de mots, car 
pour percevoir les choses visibles nous n'avons que les 
yeux, pour percevoir les choses purement spéculatives 
que les démonstrations. A la vérité, l'Écriture ne cherche 
pas à donner la science, mais l'esprit d'obéissance. 
Obéir à Dieu consiste à aimer les hommes. Aimer les 
hommes est la seule voie chrétienne d'aller à Dieu. Tout 
chrétien devrait se pénétrer de la doctrine de Jean, de 
cette grande doctrine d'amour : « Celui qui dit : je 
connais Dieu, et qui n'aime pas les hommes, est un 
menteur.,. Personne n'a l'idée de Dieu que par l'amour 
du prochain. Celui qui aime le prochain connaît Dieu, 
celui qui ne l'aime pas ne connaît pas Dieu... Dieu, qui 
est amour, nous a donné l'amour et c'est par là que 
nous savons que tout homme est en Dieu et que Dieu 
est en nous. » 

La vie d'amour est l'unique règle de la foi catholique, 
le seul moyen d'en déterminer les dogmes fondamen- 
taux. La foi consiste à savoir sur Dieu ce qu'on n'en peut 
pas ignorer sans perdre tout sentiment d'amour, ce 
qu'on en sait nécessairement par cela seul qu'on a ce 
senthnent. Elle ne porte pas sur des attributs méta- 
physiques, démontrables, de Dieu. On croira simplement 

1. P. 218. 



120 BENOIT DE SPINOZA. 

qu'il y a un Père qui aime la justice et la charité. On y 
ajoutera, par exemple, qu'il est unique, qu'il est présent 
partout, qu'il a sur toute chose une autorité suprême, 
que le culte qu'on lui doit ne consiste qu'en l'amour 
du prochain, que ceux qui vivent ainsi sont sauvés, que 
les péchés sont remis à ceux qui se repentent * : toutes 
vérités qu'il n'est pas besoin de savoir par la raison, 
mais d'éprouver par la pratique; car il n'y a pas d'abord 
des dogmes chrétiens, entraînant un certain genre de 
vie, il y a d'abord une vie chrétienne, appelant cer- 
taines croyances. 

Sans doute, ce petit nombre de dogmes fondamentaux 
ne peut pas être laissé à l'arbitraire, car chacun pour- 
rait introduire dans, la religion ce qu'il voudrait, sous 
prétexte que c'est un moyen qui le dispose à la piété *. 
Mais pour le reste, la liberté est entière. — Qu'est-ce que 
Dieu? Est-il feu, esprit, lumière, pensée? Comment est- 
il partout? Y a-t-il en nous libre arbitre ou nécessité? 
La récompense est-elle naturelle ou surnaturelle? Cela 
ne regarde pas la foi 3. Pascal dit de même : « Il est 
indifférent au cœur de l'homme de croire trois ou quatre 
personnes en la Trinité*. » Chacun peut, chacun doit 
mettre ces dogmes à sa portée, pour embrasser la foi 
sans répugnance, ni hésitation. Chacun peut, sur ces 
questions, se tromper pieusement, sans aucun mal. Les 



1. p. 255-256. 

2. p. 253. 

3. P. 256-257. 

4. Autographe, p. 409. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 121 

• 

Livres Saints donnent l'exemple : ils attribuent à Dieu 
des pieds, des yeux, une âme, un mouvement local, des 
passions, et c'est gratuitement qu'on suppose que ce 
sont là des métaphores, car où finira la métaphore, où 
commencera le mystère *? Tant que je ne puis pas con- 
cevoir la vie chrétienne sans un Dieu personnel, tant 
que je ne la puis pas concevoir sans libre arbitre, ni 
immortalité temporelle, ce sont là des dogmes pour 
moi, jusque-là seulement. — Les dogmes secondaires 
sont des moyens d'édification, moins grossiers que les 
miracles, accommodés à des esprits de plus grande 
culture, utiles tant qu'on ne les met pas en doute. Mais 
dès qu'ils n'atteignent plus leur fin et veulent néan- 
moins s'imposer, ils deviennent causes de déchirements 
dans l'Église, de malheurs, de guerres, d'atroces absur- 
dités. 

Il faut alors que des esprits droits et pieux rendent à 
la sereine philosophie son domaine et rappellent à la 
foi sa fin divine, le salut. — La philosophie cherche la 
vérité. Il n'y a pas de question, si théologique qu'on la 
suppose, où elle puisse être gênée par la foi, «. car il n'y 
a pas un dogme pouvant donner lieu à controverses 
parmi les honnêtes gens, qui appartienne vraiment à 
la foi catholique 2 ». La foi, de son côté, n'est pas une 



1. D'antres opinions, plus communes encore, paraîtront singulières 
quand on y réfléchira, par exemple, que Dieu puisse être offensé par les 
hommes. V07. Lettre 19, Saiss., II, p. 369. 

2. P. 255. 



122 BENOIT DE SPINOZA. 

vérité, mais une pratique. Ce n'est pas celui qui expose 
les meilleures raisons, qui fait preuve de la foi la 
meilleure, c'est celui qui accomplit les meilleures œu- 
vres. Les fidèles ne peuvent pas accuser les philosophes 
d'impiété; les philosophes ne peuvent pas accuser les 
fidèles d'absurdité. Une opinion prise en soi, et sans 
rapport à la pratique, ne peut avoir ni piété, ni impiété : 
n'est hérétique que ce qui porte à la rébellion, aux dis- 
putes et à la haine. — Et, d'autre part, une croyance 
n'est pas absurde, qui est un soutien de la vie morale. 
Croyez mille vérités : si votre vie est mauvaise, vous 
serez damné. Croyez mille erreurs : si votre vie est chré- 
tienne, vous serez sauvé*. 

La pensée dernière de Spinoza est qu'on peut faire 
son salut par deux voies, par la connaissance ou par 
Tobéissance. La connaissance du troisième genre est 
tout aussi divine que la révélation. Elle implique la 
certitude, elle émane immédiatement de Dieu. « J'en 
appelle à l'expérience de tous ceux qui l'ont goûtée ^î » 
Elle est sainte, elle est suffisante, elle régénère l'àme, 
elle est spéculation et pratique, elle est vie nouvelle. — 
Mais combien peu y atteignent! Le principe propre 
de la révélation est que l'obéissance, à elle seule, peut 
sauver les hommes. Sans lui nous douterions du salut 
de presque tout le genre humain 5. Ce principe est indé- 
montrable : la révélation était donc absolument néces- 

1. p. 250. 

2. p. 69. 

3. p. 269. 



TRAITES DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 123 

saire*. A ce principe seul Spinoza fait un acte de foi. 
Non scio more mathemaêicOy sed credo-. Il croit pour 
des raisons morales : « Ce qui a été confirmé par le 
témoignage de tant d'hommes inspirés, ce qui est une 
source de consolation pour les humbles, ce qui procure 
de grands biens à la société, ce que nous pouvons croire 
sans aucun risque intellectuel, il y aurait folie à le 
rejeter par ce seul prétexte que cela ne peut être dé- 
montré mathématiquement 3. » 

Allons au fond des choses. Il n'y a pas deux lois, 
Tune pour les philosophes, l'autre pour le peuple. Il 
n'y a que deux points de vue, ou, selon l'expression que 
nous connaissons, deux modes de connaissance. Le 
précepte : « Aimez Dieu » est loi pour le peuple, vérité 
étemelle pour l'homme qui pense et qui, par là, reçoit 
immédiatement cette révélation de Dieu. Jésus, en en- 
seignant les choses révélées, non comme des lois, mais 
comme des vérités étemelles, a délivré les hommes de 
la servitude de la loi, et, en même temps, a établi la 
loi plus profondément dans leur cœur*. La façon la 
plus parfaite d'obéir à la loi est de s'élever au-dessus 
d'elle. Il y a un état supérieur de l'âme où la loi même 
n'apparaît plus que comme un moyen. « Celui qui pos- 
sède la charité, la joie, la patience, la douceur, la bonté, 
la foi, la mansuétude, la continence, je dis de lui, avec 

1. P. 268. 

2. Lettre 21; yan VL, II, p. 281. 

3. P. 267. 

4. P. 121-125. 



124- BENOIT DE SPINOZA. 

Paul, que la loi de Dieu n'est pas écrite contre lui * . m 
Il peut se dire vraiment rempli du Saint-Esprit, car « le 
Saint-Esprit, c'est la paix parfaite de Tàme^ ». 



VIII 



Telle est cette sorte d'Apologie de la religion chré- 
tienne. Elle parut la même année, on peut dire le même 
mois 3, que celle de Pascal. Les deux ouvrages ne se 
ressemblent pas pour la composition. Le Traité de 
Spinoza est œuvre de raison sereine. Il est fait, presque 
sans art, de documents soigneusement vérifiés ; de ma- 
tériaux éprouvés, pris même à des adversaires*; de 
raisonnements, trop appuyés parfois, mais exposés en 
toute probité; de développements sommaires, imper- 
sonnels, où la force de la pensée se retient toujours 
de jaillir en éloquence. Les notes de Pascal se rap- 
portent bien plus à TefiFct qu'elles doivent produire. 
Les matériaux sont moins sûrs, la mise en valeur plus 



1. p. 142. 

2. P. 268. 

3. Le Traité de Spinoza est antérieur au 8 mai 1670, date de la première 
réfutation qui en fut faite (Thomasius, Progr, adv. anonymum de lib. 
philosophandi), La première édition des Pensées de Pascal est antérieure 
au 23 mars, date d'une Lettre d'ArnauId À Périer où il en est question. 

4. Page 260-268, Spinoza fait des emprunts textuels à Meyer (van VI., II, 
p. 186-188); — p. 157-159, des emprunts textuels à Maimonide(Mor^iVi?&. , 
II, 28-29, cité par Joël, Sp, Th.-PoL 7r., Breslau, 1870). 



TRAITÉS DK, THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 125 

grande. La préparation du cœur, l'appel aux sentiments 
intéressés, la niise à profit de nos doutes, rien n'est 
négligé. C'est une œuvre, de quelque faveur qu'elle 
soit auprès des philosophes, aussi oratoire que philoso- 
phique. Elle est inquiétante, persuasive. L'Apologie de, 
Spinoza est rude, franche, évidente. — L'une et l'autre 
diffèrent aussi par le but qu'elles se proposent. Spinoza 
veut « raffermir la religion, en montrant qu'elle n'a 
nul besoin des vaines parures de la superstition ^ » ; 
il fait la réglementation de frontière entre la foi et 
la philosophie. Pascal tente proprement la conversion 
du lecteur. Mais sous ces oppositions, on sent dans 
les deux livres l'accent de deux âmes qui s'accordent. 
Le fond des pensées est bien près d'être le même. 
Pour Spinoza et pour Pascal, la religion est une vie 
plus qu'une croyance intellectuelle. Aux mêmes obs- 
tacles, ils opposent le même principe : l'âme avant 
tout! 

Spinoza fut-il chrétien? Les témoignages extérieurs 
ne sont pas concordants. La réponse terrible à la pro- 
vocation d'Albert Burgh, pour l'attirer au catholicisme 2, 
permet d'affirmer que non. C'est un chef-d'œuvre de 
polémique serrée, où chaque mot porte : c'est une 
« Provinciale ». Mais la pensée est moins large que dans 
le Traité de Théologie ; elle est subordonnée visiblement 
à des arguments de combat. « Comment savez-vous. 



1. P. 235. 

2. Lett. 76. 



126 BENOIT DE SPINOZA. 

dit Spinoza, que votre religion est la meiUeure de 
toutes? L'examen peut-il être jamais considéré comme 
achevé? Seul, le vrai évident échappe à Thésitation 
infinie. » Mais le Traité de Théologie montre, au con- 
traire, que la certitude mathématique peut être rem- 
placée par Fadhésion morale, appuyée sur des « signes » 
mais non complètement justifiée par eux. Spinoza se 
heurte surtout à l'Eucharistie, sacrement « scandaleux » 
pour l'entendement, différent, par Tessence, de tous 
les autres, mais qui est, à le bien voir, la pierre de 
touche de la vie chrétienne. C'est, dans la religion, ce 
qu'il y a de plus inintelligible et ce qui est postulé le 
plus nécessairement par la pratique. La connaissance 
du troisième genre offre, certes, à quelques élus la 
possession intellectuelle de Dieu ; mais ne faut-il pas 
admettre une autre communion, si, comme le croit 
Spinoza, la vie religieuse est accessible à tous, si la 
soumission peut remplacer la raison? ' 



IX 



Son ouvrage fut moins lu que réfuté. Il fit scandale, 
en Allemagne d'abord, plus encore qu'en Hollande ^ 
Dès son apparition, on fit contre lui, à Leipzig, des ha- 



1 . n se donnait faussement comme imprimé à Hambourg. 



TRAITÉS DE^' THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 127 

Tangues publiques * ; et la tradition se garda dans les 
universités allemandes, à Tubingue, à léna, à Marbourg. 
à Altdorf, à Francfort-sur-FOder, à Kiel, à Herborn, à 
Rostock, à Greifswald^, de réfuter Spinoza en le con- 
fondant, au hasard, avec Jacob Boehme 3, avec Hobbes et 
Cherbury *, avec les Cabbalistes ^, ou, plus simplement, 
avec les « déistes » qu'avait inventés le P. Mersenne^ : 
après la publication de TÉthique, on changea le plus, 
souvent l'appellation « déiste » contre celle d' « athée », 
en attendant « panthéiste ». — A Utrecht, le livre fut 
interdit dès 1671 : un certain Jean Melchior écrivit 
contre lui des « Lettres à un ami"^ )>, et Régner de Mans- 
velt en prépara une réfutation que la mort interrom- 
pit^. Mais cette opposition ne se changea en haine qu'a- 
près la Révolution de 1672, au moment de l'atroce 
réaction contre les républicains. L'appel à l'intolérance 
vint d'un étranger, de Stoup , un homme qui avait au- 
paravant demandé l'amitié de Spinoza ; Blijenberg fut 

1. Jac. Thoma&ius, le maître de Leibnilz, et Fr. Bappolt, 8 mai et 
V Juin 1670. 

2. Voj. Tan der Linde, Bibliografie van Sp., La Haye, 1871. 

3. Gost. Herwegh, Ti\ quo... Bohmii naturalismum et spinozismum 
eruit, Leipzig, 1709. 

4. Gbr. Korthoit, De tribus impostorilnis magnis, Kiel, 1680. Cf. Leibnilz, 
Gerh,, I, 34. Lett. da 23 déc. (?) 1670. 

5. Wacbtcr, De recondita Hehrxorum phUosophia^ 1706, oavrage sur 
lequel Leibnitz écrivit des notes. 

6. Veltboysen (van VI., Lett. 42, p. 336]. Leibnitz, Op, théoL, éd. Du- 
tens, ly p. 690. 

7. J. M. V. D. M., Epistola ad amicum, 1671. — Job. Melcbior, Epistola 
qua ad examen vocatur, Tr. Th.-PoL, 1672. 

8. Publiée après sa mort en 1674. Voy. Spinoza, Lettre 50. 



128 BENOIT DE SPINOZA. 

le premier à y répondre. En 1673, le Traité de Théo- 
logie fut interdit dans toutes les Provinces-Unies et ne 
circula plus que sous des titres supposés. Frans Ku^per * , 
et, avec plus de décision, Jean Bredenburg^ essayèrent, 
selon l'usage, de le défendre sous le couvert d'une réfu- 
tation; ils furent accusés d'être athées, ou sociniens. 
Contre Spinoza se trouvèrent d'accord les voétiens^, 
les coccéiens*, les labadistes^, les luthériens^, les ca- 
tholiques ''j les juifs (Orobio de Castro) ®, et même les 
exégètes les plus libres, comme Richard Simon ^, et un 
hôte des « Collégiens » de Rijnsburg, le P. Poiret*^. — 
Toutefois, comme il ne pouvait manquer d'arriver en 
Hollande, une petite secte se forma sous le nom de 
Spinoza. Il y eut des « spinozistes » comme il y avait 
des « labadistes » ou des <( galéniens ». Cette église 
minuscule eut son ère des persécutions, son âge théo- 
logique, ses confessions de foi, ses hérésies, son grand 
schisme. Les « verschoristes » Tinclinèrent vers le for- 

1. Arcana Atheismi revelata^ philosophice et paradoxe refutata, 
RoU., 1676, Uré en partie d*Henri Morus, Op, ph., l, 563-635. 

2. Enervatio Tr, Th^-Pol, Rot., 1675. 

3. Saldenus, Otia théoL, 1684. 

4. Salom. Tan Til, Bel voorhof der Heidenen.,.^ 1696. 

5. Y von, Impietas convictat 1681. 

6. Spitzelius, Infelix litterator, 1675. 

7. Huet, De concordia rationU et fidei, 1690 ; Spinoza en attendait la 
publication dès 1676. Voy. Lett. 83, à Tscbirnbausen (Saiss., p. 428); — le 
P. Lami, Le Nouvel Athéisme renversé, 1696. 

8. Certamen philosophicum, 1684. 

9. Vinspiration des Livres Sacrés, 1687, omis dans la Bibliographie 
de Tan der Linde. 

10. Fondamenta atheismi eversa, 1685. 



•'"^. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 129 

malisme; les « hattémistes », dominés par Tinfluence 
des femmes, vers un mysticisme illuminé : « Je crois que 
tout ce que je pense, dis, fais, et souffre, ce n'est pas 
moi qui le fais, mais celui qui est en moi... Je crois quHl 
y a en moi une vie cachée, dans laquelle je vivais avant 
de vivre... Je crois que je suis mort quand je suis né, 
et que je ressusciterai quand je mourrai *... » Encore 
aujourd'hui, on trouverait, paraît-il, à Rijnsburg ou à 
La Haye, quelques douzaines de personnes qui gardent 
le culte de Spinoza et pensent se faire un privilège de 
son nom. Ses vrais disciples ne sont pas là. 

1. Credo rapporté par yao der Unde {Sp,, seine Lehre, etc., 1862). 



BENOIT D£ SPINOZA. 



I 

I. — LE LIBÉRALISME AUTORITAIRE. 



Les opinions politiques de Spinoza sont exposées dans 
deux écrits, la fin du Traité de Théologie et de Politique'^ 
(1670) et le Traité de Politique^ son dernier ouvrage, 
interrompu par la mort (1677). Dans Tintei'valle eurent 
lieu les événements de 1672, coup d'État militaire, 
réaction cléricale, exil ou massacre des chefs répu- 
blicains, substitution à Tancienne oligarchie fédérative 
d'un gouvernement à tendances monarchiques et uni- 
taires. En 1670, Spinoza fait une sorte de manifeste 
doctrinal du parti républicain ; en 1677, il donne des 
avertissements au stathoudérat. 



I 



Comme doctrinaire, il semble avoir tenu, avant la 
Révolution, un rôle presque officiel. Jean de Witt avait 
eu pour auxiliaires deux pubKcistes, les frères de la 
Court, chargés de développer^ Pierre le programme 
économique 2, Jean le programme politique ^ du parti 

1. Ch. xvi-xx. 

2. La Prospérité de Leyde (inédit jusqu'en 1845). — L'intérêt de la 
Hollande, 1662. — Les ch. xxix et xxx sont de Jean de Witt lui-même. 
C'est; bien ayant A. Smith, un exposé de la théorie du libre-échange. 

3. Considérations sur VÉtat, 1660. — Discours politiques (posthume), 
1662. — Spinoza possédait ces deux livres {Bibl., p. 142 et 174). — î\ cite 



132 BENOIT DE SPINOZA. 

républicain. Mais Jean de la Court était mort, tout 
jeune, en 1660. C'est Spinoza qui parait avoir pris sa 
place. Il était venu habiter aux environs de La Haye 
dès 1663, à la Haye même en 1669, et il était entré dans 
rintimité du Grand Pensionnaire, ami, comme on sait, 
des savants cartésiens. Il accepta de lui une pension 
de deux cents florins ^ Nous le savons aussi en rapports 
avec le bourgmestre d'Amsterdam, son intime ami, 
avec le Pensionnaire de Gorkum, Hugo Boxel-, avec 
d'autres personnes d'importance, à qui il rendait visite 
pour raisonner sur les affaires de l'État 3. Il passait pour 
prévoir assez bien le train que prendraient les choses. 
En 1676, Leibnitz, dans un voyage, vint le voir à La 
Haye, lui et Pierre de la Court ^; ils ne s'entretinrent 
que de politique. Le renom de bon politique était celui 
auquel Spinoza tenait le plus ; il aurait accepté le sup- 
plice des frères de Witt, à condition d'immortaliser 
comme eux son nom 5. 
En politique^, à sa coutume, Spinoza invente peu, 

le premier (7r. PoL, viii, 31) sous les initiales V. H. (Van Hove, de la 
Court). 

1. Lucas, p. 67. 

2. Lettr. 51 à 5G. 

3. Séb. Korlholt, Préf., ap. Chr. Kortbolt, De trih. impost., 1700, cité 
par Bayle. 

4. Lettre à l'abbé Gallois, et Théodicée, § 376. 

5. PolUici, nomenaffectabat... Cum Wiitiis, amicissuis, crudelUer 
dilacerari optavit, modo glorias ctarsus foret sempilernuSy Séb. Kor- 
tbolt, p. 6. — Cf. Colerus, p. 26; — Tr, Th.-Pol, Saiss., p. 335. 

6. Voy. sur la politique de Spinoza, J.-E. Hom, Sp, Staatslebre, Dresde, 
1863 ; — Kriegsmann, Die Recht und Staalstheorie Sp., Wandsbeck, 1878 ; 
— J. Hoir, Die Staatslehre Sp., Prague, 1895. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 133 

mais approfondit. On trouverait les éléments de sa 
théorie propre dans Thomas Morus, dans Machiavel, 
dans Hobbes surtout*. Le « De Cive », paru en 1647 2, 
réédité chez Elzévir en 1669, avait frappé les esprits. 
Il posait pour la première fois le problème politique 
dans ses vrais termes, opposés l'un à Tautre, le droit 
naturel, c'est-à-dire individuel, et le Contrat social, 
c'est-à-dire le droit du souverain ; mais la solution était 
grossière encore, inadmissible. Hobbes déchaînait l'a- 
narchie pour appeler comme sauveur un monarque 
absolu. Il établissait assez fermement les droits de 
l'État, spécialement en ce qui touche les choses sa- 
crées, mais ses principes devaient être éclaircis pour 
ne pa^ fournir d'armes au parti césarien. On en pour- 
rait faire sortir le libéralisme bien entendu, en mon- 
trant que, dans le conflit des passions humaines, la 
paix durable n'est pas amenée par le despotisme d'un 
homme, passionné comme les autres, mais par la 
vraie liberté, c'est-à-dire par l'autorité suprême de la 
raison. 

Doit-on chercher un compromis entre le droit indivi- 
duel et le droit de l'État ? Doit-on les subordonner l'un 
à l'autre? La solution de Spinoza est plus hardie. Admet- 

1. Moni8, Bibl.deSp.j p. 156. 

Machiarel. -^Bibl., p. 144 et 172, cilé TV. PoL, v, 7; x, 1. 

Hobbes {De Cive), Bibl., p. 188. — Cilé Lett. 50. — V. Gaspary, Sp, u 
Hobbes, Berlin, 1873. — Gaul, Die StaaUlehre v. Hobbes m, Sp. — G. 
Lyon, La philosophie de Hobbes, Paris, 1893. 

2. Amsterdam. — Une T" éd. ayait été tirée, à Paris, en 1642, à très 
pea d'exemplaires. 



ISb BENOIT DE SPINOZA. 

tons-les tous les deux, sans restriction, et poussons-les 
à l'extrême. 

Allons d'abord jusqu'au bout du droit naturel de 
l'individu*, car par quoi pourrions-nous le borner? 
Soyons un instant indifférents aux sociétés humaines, 
et regardons la nature. Nous voyons les poissons nager, 
parce que c'est leur nature ; les gros manger les petits, 
parce que c'est leur nature.. De même, nous voyons les 
hommes convoiter, acquérir tout ce qu'ils peuvent ; quand 
ils n'ont pas la force, employer la ruse ou la prière : c'est 
leur nature. Querelles, luttes, mensonges, et les passions 
qui les produisent, et le désir de vivre qui est le fond 
des passions, sont des faits naturels. Un spectateur ex- 
térieur, tel qu'on suppose Dieu, n'y peut voir nî injus- 
tice, ni péché. Si Ton cache quelque mystère sous les 
mots de droit, de loi morale, de loi religieuse, la nature 
ignore tout cela. Avoir le droit « naturel » de faire 
quelque chose, c'est uniquement pouvoir le faire. Tout 
ce qu'on a pu vous prendre appartient, de droit naturel, 
à celui qui vous l'a pris, et si quelqu'un a pu vous as- 
servir vous-même, soit par la force ou par les bienfaits, 
vous lui appartenez, de droit, aussi longtemps que vous 
restez, de corps ou d'âme, en son pouvoir. Révoltez- 
V(0us, si vous pouvez. — Cet état anarchique n'est pas 
raisonnable sans doute, il est naturel. Les lois de la 
raison n'ont en vue que l'utilité des honmies; les lois de 
la nature embrassent Tordre éternel du monde, dans 

1. Tr, Th.-Pol., ch. \y.— Tr. PoL, ch. ii. 



TRAITES DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 135 

lequel rhonime est une petite pièce, mais non une fin ^ 
Le droit naturel est-il aboli parce que la raison a com- 
mencé son œuvre et que les hommes ont fondé des 
sociétés? Non point ; il est reculé ; des individus, il passe 
aux collectivités. Deux États sont à l'égard Tun de l'autre 
comme deux individus dans l'état de nature 2. Us se 
font la guerre, ils se trompent, ils violent les traités, 
chacun ayant pour loi suprême son propre intérêt et 
pensant le servir en tenant pour ennemi tout ce qui n'est 
pas lui. A cet état naturel de choses, il n'y a encore 
aucun droit mystérieux à opposer, mais seulement la 
raison, c'est-à-dire l'intérêt mieux compris. — Les in- 
dividus, eux-mêmes, perdent-ils proprement dans la 
société leur droit naturel? Non encore. S'ils veulent se 
réserver quelques droits, qu'ils prennent dès précautions 
pour les défendre, qu'ils créent un régime de privilèges 
et de franchises. Mais ils n'ont, à le faire, qu'un intérêt 
apparent. S'ils raisonnent, ils comprendront que la li- 
berté de chacun est bien moins protégée par ses propres 
privilèges qu'aliénée par les privilèges des autres ; s'ils 
ne raisonnent pas, l'expérience le leur montrera à la 
longue. Travailler raisonnablement à sa propre liberté, 
c'est travailler à réaliser l'égalité de tous sous une loi 
commune. Vous pouvez, au nom du droit individuel, 
vous insurger contre l'État, au risque de vous briser 
contre une force plus grande. Vous pouvez aussi, et bien 



1. Tr. Th.'Pol., p. 271. 

2. Tr. PoL.iUy 11. 



136 BENOIT BB SPINOZA. 

plus justement, au nom du même droit, vous soumettre 
absolument à la loi, afin de multiplier presque à Tiiifini 
votre force par toutes celles qui seront d'harmonie avec 
elle. •— il n'est pas question de devoir en cela. Les basés 
de la société seraient plus fermes, si l'on ne s'occupait 
pas de devoir. Loi civile, c'est contrainte pour Thomme 
passionné; pour l'homme raisonnable, c'est condition 
de liberté ; ce n'est devoir pour personne. Nous ne faisons 
appel qu'au droit individuel : en son achèvement, il est 
le droit d'être libre, c'est-à-dire d'agir selon la raison. 
Passons au droit de l'État ^ Il faut le faire absolu, lui 
aussi, absolu mais non forcément monarchique. C'est, 
au contraire, au nom du principe même d'autorité qu'on 
doit préférer un gouvernement oligarchique à la mo- 
narchie pure, parce que l'État aura plus de chances 
d'avoir toujours à sa tète un corps d'hommes intelli- 
gents, vigoureux, sans minorité, sans vieillesse; il faut 
préférer encore le gouvernement démocratique, seul 
gouvernement absolu -. — Mais on doit admettre ceci : 
le souverain, quel qu'il soit, tant qu'il garde le pouvoir, 
a le droit d'ordonner ce qui lui plait, même ce qu'on 
trouvera le plus absurde. On ne peut lui opposer ni 
droit civil, ni droit religieux : qu'il puisse, en tant que 
souverain, commettre une injustice, ou un péché, cela 
n'a pas de sens. Son droit n'est pas en question, mais 
son pouvoir ou son intérêt. Peut-il faire tout ce qui lui 
plaît sans risquer de perdre les sources de son pouvoir? 

1. Tr, Th.'PoL, ch. ivi(fiD). — Tr. Pol., ch. iii-v. 

2. Tr, PoL, Tiii, 3, fin. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 137 

« Dire que j'ai le droit de faire de* cette table tout 
ce que je veux, ce n'est pas dire que j'ai le droit 
de faire qu'elle se mette à brouter Therbe. » — De 
même « si je suis souverain d'une monarchie et si je 
cours ivre et nu, avec des filles, sur la place publi- 
que, je ne peux pas prétendre, garder le respect de 
mes sujets, qui est la source de mon pouvoir* ». Il 
faut tenir compte des conditions de la nature humaine. 
Je n'abuserai pas de la force, car la violence appelle la 
violence; j'enchaînerai plutôt mes sujets par la recon- 
naissance, par la crainte, par l'espérance ou quelque 
autre passion. Et comme il s'en trouvera qui résisteront 
à ces passions, j'aurai grand intérêt à ce qu'il se répande 
des théories complaisantes, établissant, je suppose, mon 
droit divin* : parla, j'enchaînerai les intelligences elles- 
mêmes. Mais je ne puis faire que quelques-unes de ces 
intelligences n'arrivent à se libérer. Viendra un jour où 
certains de mes sujets n'accepteront plus leurs idées, 
mais les formeront eux-mêmes, c'est-à-dire seront pro- 
prement libres. Je n'aurai plus qu'un moyen de garder 
mon pouvoir sur eux, gouverner selon la raison. C'est 
ainsi qu'agir selon la raison devient peu à peu une né- 
cessité pour l'État comme pour l'individu, non pas en 
vertu d'une obligation morale, mais parce que c'est, 
pour l'un et pour l'autre, la condition même de leur 
conservation. A la limite, le droit suprême de l'individu 
et le droit absolu de l'État se trouvent d'accord. 

1. Tr.PoL, IV, 4. 

2. Tr. Th.-Poly p. 386-387. 



138 BENOIT DE SPINOZA. 



II 



Telle est la théorie pure. Mais il est une question qui, 
pour bien des esprits, en obscurcira l'évidence, laques- 
tion des rapports de la .religion et de l'Etat. Nulle part 
il n*a été accumulé plus de fausses interprétations his- 
toriques, plus de sophismes. 

On a lu d'abord la Bible sans critique et rien n'a été 
si funeste. Au xvii* siècle, le gouvernement des Hébreux 
est le plus actuel de tous, celui que tout le monde a en 
vue, que plusieurs ont cru restaurer. Après les Gueux 
du Taciturne, après les soldats de Gustave- Adolphe, les 
Puritains d'Angleterre se sont crus, de bonne foi, le 
peuple élu de Dieu, et se sont nourris, à leur tour, de 
la lecture meurtrière de l'Ancien Testament. Et c'est le 
même fanatisme que le clergé orangiste cherche à ra- 
nimer en Hollande. Il importe donc de dire au juste ce 
qu'a été, chez les Juifs, la théocratie, les conditions où 
elle s'est établie, les cî^uses de sa ruine ^ 

D'après les idées des Juifs, le peuple juif avait conclu 
avec Dieu un pacte : il s'engageait à n'obéir qu'aux lois 
de Dieu, révélées formellement aux prophètes, et 
confirmées par des signes. Il devenait ainsi le royaume 
de Dieu, ses ennemis étaient les ennemis de Dieu, les 
droits de l'État des commandements de Dieu, la justice 
était de la piété, Tinjustice de l'impiété, d'une façon 
générale le droit civil se confondait avec la religion. 

1. Tr. Th.'Pol, ch. XVII et xviii. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 139 

— En fait, ce pacte établissait une sorte de démocratie, 
où chacun obéissait également, non à un homme, mais 
à Dieu, sans médiateur, où chacun avait le droit de 
consulter Dieu, ce qui ne diffère pas essentiellement de 
consulter sa raison. — Une seule fois, on admettait 
qu'un médiateur eût été désigné par le consentement 
général, Moïse, qui consultait Dieu, seul, dans sa tente; 
il avait transmis une loi explicite et n'avait pas eu de 
successeur. — A l'époque historique, nous trouvons une 
confédération de tribus, ayant en commun le temple ^ 
Les chefs de tribu ont un pouvoir absolu, sauf le cas 
où un prophète a reçu de Dieu une mission spéciale ; 
mais si le prophète n'a pas de signes, il est condamné à 
mort. Nous ne voyons pas qu'un tribunal pût juger les 
chefs s'ils violaient la Loi. Ainsi les décrets formels de 
Dieu ordonnaient d'exterminer les ennemis : Juda et 
Siméon les violèrent en recevant des soumissions ; cette 
infraction fut blâmée, mais nous ne voyons pas qu'on 
ait appelé en jugement les deux tribus coupables. 

La force de cette constitution était dans l'absence de 
noblesse; dans l'armée sans mercenaires; dans la sépa- 
ration de ceux qui interprétaient la loi et de ceux qui 
l'exécutaient : le chef évitant toute situation nouvelle 
pour n'avoir pas à consulter le pontife; dans l'obéis- 
sance sans examen à la loi; dans la dévotion pour le sol 



1. Le souverain pontife, qui y réside, n'a pas de pouvoir exécutif. H in- 
terprète la Loi, il reçoit les réponses nouvelles de Dieu ; mais il ne peut pas, 
comme Moîse, interroger Dieu quand il veut; il faut la demande d'un chef 
militaire. 



l&O BBNOIT DE SPINOZA. 

de la patrie : toute autre terre était immonde et pro- 
fane, on condamnait à mort, mais on n'exilait jamais; 
dans Tamour pour le compatriote et surtout dans la 
haine débordante de Tétranger, amour et haine que la 
religion nourrissait inépuisablement. — Quant au prin- 
cipe de dissolution, ce n'était pas, comme on prétend, 
le caractère particulièrement séditieux de la race : la 
nature ne fait pas des nations, elle fait des individus; il 
n'y a pas de races, il n'y a que des mœurs et des lois *. 
Nous le trouvons dans un texte curieux d'Ézéchiel. Le 
prophète affirme que les lois terribles de Dieu sont de 
mauvaises lois, imposées par Dieu pour se venger 2. Le 
Juif était accablé par l'idée d'un péché originel, non 
seulement de chaque individu en Adam, mais de la 
nation qui, hormis les Lévites, avait tout entière adoré 
le veau d'or. Les lois étaient des châtiments. Les privi- 
lèges des Lévites, la nécessité de racheter les premiers- 
nés, l'impôt par tête étaient pour rappeler au peuple 
son impureté primitive et sa réprobation. D'où la haine 
contre les Lévites, les tentatives pour substituer des 
cultes nouveaux à ce culte qui, bien que di\ân, était 
ignominieux à la nation, Fappui demandé par les rois 
aux faux prophètes, les dissensions qui amenèrent enfin 
la chute des deux royaumes. — Quant au second empire, 

l.P. 302. 

2. « Je leur ai donné de mauvaises institutions et des lois qui ne laissent 
à la nation aucune chance de durée; ]e les ai souillés de leurs propres pré 
sents, lorsqu'ils offraient pour leurs péchés leurs premiers-nés, parce que 
je voulais consommer leur ruine et leur apprendre que je suis Jéhova » 
(Ézéch., XX, 25). 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 1^1 

son histoire se réduit à celle de Tusurpation du pouvoir 
politique par les pontifes. 

De rhistoire des Hébreux, la première conclusion à 
tirer est qu'il est impossible de rétablir la théocratie, 
puisqu'elle suppose un pacte formel avec Dieu, et que 
Dieu a déclaré qu'il ne ferait plus alliance avec aucune 
nation^ La seconde est le danger que fait courir à la 
religion le pouvoir politique des pontifes, qui, portés 
à faire sans cesse de nouveaux décrets, multiplieront par 
là les sectes; le danger pour TÉtat des excès des prophè- 
tes, ou plutôt des gens qui, sans avoir reçu mission 
expresse de Dieu, s'arrogent de trancher du juste et de 
l'injuste ; le danger enfin (l'allusion perce ici) pour une 
démocratie de se donner un gouvernement monarchi- 
que. Ce gouvernement fera de nouvelles lois qui empê- 
cheront longtemps le peuple de reprendre ses droits; le 
meurtre d'un roi ne suffira pas 2 ; l'équilibre même de 
l'État sera pour longtemps troublé. On peut trouver des 
exemples récents de ces tentatives prétoriennes, tout 
près de nous, en Hollande même, l'essai d'usurpation, si 
Ton veut, du comte de Leicester^. Le nom de Leicester 
arrête l'allusion au moment même où Ton a sur les 
lèvres le nom de celui qui est véritablement désigné *. 

1. La coDslitution des Hébreux ne convenait d'ailleurs qu'à un peuple 
séparé du reste du monde. 

2. Voy. diin%\&BibL de Sp., 198, une Histoire de la Restauration de 
Charles II, 

3. P. 315. Cf. Tr. Pol„ IX, 14. — Rob. Dudley prétendit exercer le pou- 
voir absolu, de 1586 à 1588. Voy. Grotius, Annal. Belgic, V, p. 94, fin. 

4. Voy. une allusion plus directe, p. 278-279. 



ik2 BENOIT DE SPINOZA. 



III 



Les fausses raisons tirées de THistoire sainte écartées, 
il est aisé de déduire rationnellement les droits de TÉtat 
en matière religieuse. Spinoza reprend ici le pro- 
gramme républicain, tracé déjà par Grotius* : liberté 
de la foi, soumission des actes extérieurs. 



La soumission des actes doit être complète 2. On dira : 
on ne peut pas séparer la liberté d'agir de la liberté de 
croire. Supprimez-les ensemble, ou bien admettez-les 
toutes deux, et dans ce cas, admettez les actes qui dé- 
coulent de la foi , môme si ces actes sont défendus par 
les lois de l'État. — Cette opinion repose sur plusieurs 
sophismes. Voici le premier : on s'imagine que la reli- 
gion peut acquérir force de droit autrement que par 
le décret de TÉtat. Elle ne le peut pas plus que la raison 
elle-même. Il ne suffit pas, pour que j'aie le droit de 
violer une loi, que je la juge contraire à la raison, ni 
contraire à la foi religieuse. Il faut que je fasse par- 
tager ma conviction au législateur, et que j'arrive à 
faire changer la loi. En attendant, je dois lui obéir^ 
quel que soit mon sentiment; sinon je suis considéré à 



1. De Imperio summarum potestatum circa sacra, 1647 (dans la BibL 
de Sp., p. 183). 

2. Ch. XIX. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE* 143 

bon droit comme factieux. — Mais, dit-on, c'est Dieu 
lui-même qui donne force de droit à ses conmiande- 
ments; sa volonté doit être préférée à celle des hommes. 
— Sans doute, mais, d'après FÉcriture, les prophètes 
seuls peuvent passer outre les lois humaines, parce 
qu'ils savent, dans telle circonstance particulière, la 
volonté formelle de Dieu. La savez-vous? Votre mission 
a-t-elle été confirmée par des signes? Avez- vous le 
pouvoir de faire des iniracles? Sinon, vous êtes en pré- 
sence de quelque chose de très obscur, les intérêts de 
Dieu, et de quelque chose de clair, l'intérêt des hommes, 
qui est dans l'obéissance commune aux lois de TÉtat. 
Vous ne pouvez pas pécher, en assurant le bien des 
hommes. « Si à celui qui s'efiforce de m'arracher ma 
tunique, j'abandonne encore mon manteau, c'est un 
acte de piété ; mais s'il était reconnu que cela est fu- 
neste à la société, il serait pieux, au contraire, de 
l'appeler en jugement *. » — Voici enfin le sophisme le 
plus tenace. On a appelé « spirituels » des pouvoirs 
simplement politiques , et on a imaginé une opposition 
entre le pouvoir dit « spirituel » et le pouvoir « tem- 
porel ». Cette distinction n'existe pas. Administrer les 
choses du culte, choisir les ministres, retrancher quel- 
qu'un de la communauté des fidèles, pourvoir aux 
besoins des pauvres, ce sont des attributions politiques. 
En certains États, elles sont réservées au monarque ; en 
d'autres, elles sont partagées par un Concordat entre 

1. P. 320. 



144 BENOIT DE SPINOZA. 

le souverain et la papauté. Mais un tel Concordat n'est 
pas conclu entre deux pouvoirs de nature différente. 
La papauté n'est, en cela, qu'un pouvoir politique, et, 
de fait, nous voyons que, par une suite de prudentes 
mesures, — par le célibat ecclésiastique, empêchant 
les rois d'être prêtres et de s'emparer du pouvoir du 
clergé; par sa théologie compliquée, confondue avec la 
philosophie et les sciences pour être inaccessible à 
d'autres que les clercs, — l'Église a eu autant de soin 
de s'établir comme pouvoir politique que de convertir 
les âmes. A ce pouvoir nous donnons obéissance comme 
aux autres, tant qu'il se maintient, mais c'est abuser 
des mots que de le faire d'essence supérieure, .de con- 
fondre l'autorité en matière politique avec l'autorité en 
matière de foi. La souveraineté est parfois partagée, 
mais le souverain est, en tant que souverain, maître 
absolu en matière religieuse pour tout ce qui n'est pas 
la foi intérieure. 



Quant à la foi intérieure, aucun pouvoir politique ne 
peut la contraindre*. Les mêmes gens qui réclament 
aujourd'hui la liberté d'agir contre l'État, ont réclamé 
autrefois, par un abus contraire, l'appui de l'État pour 
violenter les consciences. Us l'ont tenté, il y a cinquante 
ans, quand, au synode de Dordrecht, les théologiens 
ont pensé imposer des croyances. Les bons citoyens se 

1. Ch. XX. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 145 

sont soumis, jusqu^à la prison et à Fexii comme Grotius, 
jusqu'à la mort comme le grand pensionnaire Bar- 
neveldt, mais ils nont pas pu ne pas croire en leur 
cœur ce qu'ils croyaient véritablement. L'àme est 
irréductible. Si de pareils jours revenaient, on accep- 
terait, avec joie, le même martyre^. Quelle stabilité 
auraient des lois qui mettraient l'État dans la dure né- 
cessité de ne pouvoir tolérer d'hommes libres dans son 
sein, des lois qui ne sauraient être violées que par ceux 
qui ont l'amour du bien et de la raison? 

A la liberté de la foi religieuse, la liberté de la phi- 
losophie est liée. Elles sont l'une et l'autre des droits, 
parce qu'elles sont des faits. Il se forme en moi une 
croyance sur la façon dont je dois vivre et il se forme 
un jugement sur les choses que je vois; je consentirais 
à l'abdication la plus complète de ce qu'on appelle ma 
volonté que ce serait encore ainsi. L'État a-t-il intérêt à 
m'empêcher d'exprimer ce jugement? Non certes, l'in- 
térêt de l'État n'est pas de transformer les hommes 
raisonnables en automates ; l'intérêt de l'État, c'est la 
liberté de tous. « Si un citoyen démontre qu'une cer- 
taine loi répugne à la saine raison, et qu'il pense qu'elle 
doit être, pour ce motif, abrogée, s'il soumet son senti- 
ment du jugement du souverain, auquel seul il appar- 
tient d'établir et d'abolir les lois , et si , pendant ce 
temps, il n'agit en rien contre la loi, celui-là est dans 

l'État le meilleur citoyen^. » Car TÉtat a besoin des 

« 

1. p. 335, passage traduit par Renan, Nouv. et. Whist relig,, p. 513. 

2. P. 330-331. 

BBNOIT DE SP1N0ZA« 10 



1^6 BENOIT DE SPINOZA. 

lumières des citoyens autant que de leur soumission. 
Qu'on laisse dire à chacun ce qu'il croît devoir dire! 
Les abus seront peu dangereux, les avantages immenses , 
car les opinions passionnées se remplacent, Tidée rai- 
sonnable demeure. 

Mais on a essayé de faire croire que FÉtat a peur de 
la raison. Quelle fausseté! L'État n'a pas de plus sûr 
appui que la raison. Et qu'on ne prétende pas que ce 
sont là des vues de l'esprit : il suffit de comparer aux 
misères, voisines encore de nous, des querelles reli- 
gieuses et politiques, la prospérité de la ville d'Ams- 
terdam, où, tout en étant ouvertement divisés de senti- 
ments, les citoyens de toute confession , de tout parti 
savent collaborer*. C'est sur l'éloge de la grande ville, 
initiatrice de liberté, que se termine le Traité de 
Théologie et de Politique^ vraie charte philosophique 
d'un pays où chacun commençait à comprendre que la 
liberté de pensée ne ruine ni la religion ni l'État, mais 
qu'elle peut seule, au contraire, leur donner un solide 
fondement. 



* 
9- 9- 



Mais, deux ans après, l'œuvre républicaine était in- 
terrompue ; on revenait au temps du synode de Dor- 
drecht. Tant de déceptions et tant de malheurs, Jean et 

1« L'ami de Spinoza , le bourgmestre Hudde, avait su établir la con- 
corde entre Voétiens et Coccéiens. (Lett. 3 de SchuUer. ap. Stein, 
p. 287.) 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 1&7 

Corneille de Witt assassinés, Pierre de la Court exilé, 
Hugo Boxel destitué, Spinoza lui-même désigné aux 
fureurs de la foule, ne purent faire de Spinoza un mau- 
vais citoyen. Il ne crut pouvoir se retirer ni dans Top- 
position , ni dans le silence. Il appliqua son précepte 
qu'on doit aider de sa bonne volonté et de son întelli- 
genec même un gouvernement qui vous déplaît. Il 
n'était pas de ceux qui jugent des formes politiques 
par sympathie ou répugnance*. Dans le Traité de Po- 
litique, il examine impartialement le nouvel état de 
choses, et cherche, sans mauvaise humeur, les avanta- 
ges qu'on en peut tirer. 

Cet opuscule n'est pas au même point de perfection 
que le Traité de Théologie. La théorie du droit na- 
turel et du droit de l'État s'y retrouve 2, en manière 
d'introduction , non pas développée , mais , c'était le 
danger pour Spinoza, exténuée, trop mise en forme, 
trop déduite. Le « numérotage » des démonstrations 
commence. L'argumentation est, à la vérité, plus 
souple que dans V Éthique, mais, sans être réduite à 
un simple squelette, elle est poussée un peu au delà 
du point où elle serait vivante. D'autre part, il reste 
encore des scories que la seconde main aurait fait dis- 
paraître, des antithèses à la Sénèque, des pensées justes 
laissées sous forme paradoxale, une interprétation bien- 
veillante, mais hâtive, de MachiaveP. 

1. Tr. Pol.y ch. L 

2. Ch. II-V. 

3. V, 7. 



1&8 BENOIT DE SPINOZA. 

Venons à la partie neuve du Traité. 

Quel est l'état des Provinces-Unies, en 1677? La mo- 
narchie n'a pas été établie. Guillaume d'Orange n'a été 
nommé ni duc de Gueldre , ni comte de Hollande ; il est 
simplement stathouder héréditaire, capitaine général et 
amiral de cinq provinces. Mais quelles seront les ten- 
dances du nouveau régime ? Inclinera-t-il de plus en plus 
vers la monarchie, reviendra-t-il graduellement à l'an- 
cienne oligarchie, ou bien ira-t-ilpar des voies nouvelles, 
que l'ancien régime a préparées, vers la démocratie? 
Considérons ces trois hypothèses. 

Monarchie, Pérezius l'a montré *, ne peut signifier que 
monarchie constitutionnelle, la constitution passant 
pour la volonté étemelle du roi, supérieure à sa volonté 
particulière 2. Il ne saurait être question d'une monar- 
chie à la française, simple oligarchie déguisée, car le 
roi ne peut suffire à la peine, et les vrais gouvernants 
ce sont, aujourd'hui ses ministres, demain ses maî- 
tresses ou ses favoris 3. — Il faut s'entendre sur quelques 
points : le roi ne verra pas dans son hérédité un droit 
divin, mais uniquement un certain caractère d'éternité 
donné à son élection*; il ne s'autorisera pas de ce qu'il 
a été élu à cause de la guerre pour établir un gouver- 
nement prétorien où l'armée seule serait libre et tout le 



1 . Ant., Ferez. Jus publicum quo arcana et jura priticipis exponuntur, 
Amst., 1657, cité par Spinoza, Vm, 14. 

2. vn, 1. 

3. VJ, 5. 

4. VU, 25. 



TRAITÉS DR THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 1&9 

reste esclave*; il n'alléguera pas, à tout propos, le 
secret d'État 2; il n'épousera pas une étrangère 3. A 
ces conditions , le régime monarchique peut offrir des 
avantages, en ce qu'il est le plus propre à amener 
l'égaUté*. 

Le roi devra abolir les derniers pri>àlèges de la 
noblesse terrienne, les franchises municipales, créer 
une armée exclusivement nationale , sans solde , licen- 
ciée pendant la paix, faire une répartition nouvelle des 
citoyens, plus fragmentaire, plus égalitaire^ ; il pourra 
même introduire un certain communisme agraire, genre 
Thomas Horus , en se fondant sur le principe que le sol 
et tous les immeubles sont censés appartenir au roi, qui 
prend l'impôt comme loyer^. La religion ne devra 
pas être un principe de division et toute subvention 
donnée aux cultes sera abolie 7. Les États de province 
seront supprimés. Les. États généraux deviendront, sous 
le nom de Conseil du roi, une assemblée suprême, toute- 
puissante : eUe exercera en corps le pouvoir législatif, 
et, par commissions, l'exécutif et le judiciaire. Le roi 
choisira, sur des listes, les membres du Conseil et il 



1. VII, 22. 

2. Vn, 29. 

3. HdU mois après la publication du Traité de Politique, Gniliaume III 
épousa la fille du duc dTork (15 noT. 1677). —VI, 36; VU, 24. 

4. VII, 18-20. 

5. Au lieu de la dWision par provinces, Spinoza demande une division 
par « familles b. Ce sont des groupes bien plus importants que ce qu'on 
entend en général par familles : chacun de ces groupes doit fournir une 
milice et quatre on cinq députés au Conseil du roi. 

6. VI, 12 ; — VII, 8. 

7. V, 40. 



150 BENOIT DE SPINOZA. 

pourra ajouter un appoint à la minorité , rien de plus. 
Il sera une sorte de président privilégié. Le Conseil 
aura la tutelle des enfants du roi et le droit de régence. 
C'est en cette assemblée suprême , et non en la per- 
sonne du monarque, qu'est l'essence du gouvernement 
unitaire. — Une telle monarchie n'a guère d'analogue 
dans l'histoire : Spinoza cite pourtant, non pas la monar- 
chie anglaise, mais l'ancienne constitution du royaume 
d'Aragon^, avec son Conseil suprême des Dix-Sept. 

Par opposition à la monarchie, que sera la forme 
pure de l'aristocratie 2? Faisons varier Télément essen- 
tiel : l'Assemblée suprême ne sera pas élue par un 
monarque , mais se renouvellera par cooptation ; elle 
ne sera pas unique. Le second point est capital : décen- 
tralisation, c'est tout le gouvernement aristocratique. 
Comme dans le gouvernement unitaire tout était sub- 
ordonné à l'égalité, dans celui-ci tout est subordonné 
à la vraie liberté, c'est-à-dire à la raison 5. Mais, pour 
qu'en toute question l'opinion la plus raisonnable puisse 
se faire jour, il faut de nombreuses assemblées, com- 
posées chacune de membres nombreux. Aucun gouver- 
nement libéral n'est simple, ni à bon marché^. Au gou- 
vernement unitaire on ne demande que des décisions 

1. VII, 31. 

2. Ch. VIII, IX et X. 

3. VIII, Titre -, — VIII, 7. 

4. VllI, 31. — En 1672, les impôts et la dette publique étaient plus 
élevés en Hollande qu'en aucun pays d'Europe. C'est le principe de Mon- 
tesquieu : « Règle générale, on peut lever des impôts plus forts à pro- 
portion de la liberté des sujets. » 



TRAITÉS DE THÉOLOGIE ET DE POLITIQUE. 151 

promptes, obéies de tous ; le frein est le droit à Tinsur- 
rection*. Au gouvernement libéral , on demande la dé- 
cision la plus sage, la plus élaborée. Il ne doit craindre 
aucune révolution 2. — Une s'agirait donc pas de res- 
taurer purement et simplement Tancien régime ; il était 
mauvais, puisqu'il est tombé. Il est tombé , non , comme 
on prétend, parce qu'il passait trop de temps à déli- 
bérer, mais parce qu'il avait trop peu de gouvernants 3« 
Il faudrait éliminer les tendances monarchiques qui le 
pervertissaient, renoncer à une capitale, laisser les villes 
à peu près autonomes *, partager la fonction de grand 
pensionnaire entre un collège de syndics^. Le pouvoir 
serait aussi divisé qu'il se pourrait ; il y aurait un corps 
nombreux de patriciens, presque uniquement occupé à 
gouverner le reste du pays. On laisserait le plus de re- 
lâchement possible dans le pouvoir central ; on pour- 
rait admettre une armée stipendiée^, une église domi- 
nante^, la liberté de l'enseignement^. 

A ces deux types de gouvernement, la démocratie de- 
vrait être préférée, car elle en réunit les avantages ^. 
Elle seule assure à la fois et concilie Tégalité et la li- 

1. 1V,6; — vn,3o. 

2. Ch. X. 

3. IX, 14, Oo. 

4. Ch. IX. 

5. VIII, 20. 

6. VIII, 9. — En 1672, il y ayait dans l'armée levée par Jean de Witt 
des Snisses, des Allemands, des Danois, des Suédois. 

7. VIU, 46. 

8. VUI, 49. 

9. Cb. XI. 



152 BENOIT DE SPINOZA. 

berté. Elle participe de la monarchie en ce que tous les 
citoyens sont égaux ; elle étend le principe de l'aristo- 
cratie, en ce qu'ils sont tous gouvernants. Il faut avoir 
confiance dans le peuple *. Le principe propre de la 
démocratie est : tout le monde électeur, tout le monde 
éligible, dans les conditions déterminées par la loi '. 
Les femmes même pourraient Têtre, si les hommes pou- 
vaient se mettre à les juger comme ils se jugent entre 
eux, sous le rapport de Tintelligence, et non de Fa- 
mour 3... Ici le « Traité de Politique » est interrompu. 
Que vaut ce Traité? Il est alourdi de démonstrations, 
de répétitions, de naïvetés, et son grand défaut est 
d'être trop précis. La défiance, et vraiment l'horreur 
de Spinoza pour les idées générales l'ont ici un peu 
trompé. Il n'a rien pu laisser à l'état de principe : le 
détail est trop «venu». Mais reporté à l'époque où Bos- 
suet ne faisait encore, dans sa Politique *, qu'un centon 
de textes, c'est un morceau précieux de politique appli- 
quée, science délicate où doivent se doser avec justesse 
l'empirique, le rationnel et le pratique. Il ne s'agit pas 
de trouver des lois^ pour déterminer qu'en soi telle 
institution est bonne ou mauvaise, mais des types 
politiques où cette institution entre ou n'entre pas natu- 
rellement. De ces types, lequel préférer? Spinoza a mis 
en lumière la maxime qui doit guider le choix. Il a dé- 



1. vn, 72. 

2. XI, 1-2. 

3. XI, 4. 

4. Politique tirée des propres paroles de VÉcriture Sainte, 1679. 



TRAITÉS DE THÉOLOGIR ET DE POLITIQUE. 153 

fini une attitude politique vraiment philosophique. On 
peut l'appeler d'un nom qui n'est contradictoire qu'en 
apparence, le « libéralisme autoritaire »; elle a pour 
formule : ce n'est qu'en donnant un pouvoir sans limite 
à la raison, qu'on peut fonder la liberté. 



CHAPITRE Vil 

L'iTHIQUE 

INTRODUCTION 

VÊthique de Spinoza résume tous ses autres ou- 
vrages, les achève, les dépasse, et, en une certaine me- 
sure aussi, les compromet. C'est un livre justement po- 
pulaire, bien qu'on l'ait souvent admiré pour ses défauts. 
C'est une œuvre philosophique de premier ordre, qui 
est en grande partie manquée. 

Elle n'a pas été écrite pour le public, mais on peut dire 
pour les gens du métier, pour un petit cercle de doctes '. 
Ce cercle, nous pouvons, en partie, le reconstituer. Nous 
saisissons l'existence, vers 1670 ou 1680, entre la Hol- 
lande, l'Angleterre et la France, d'une sorte de franc- 
maçonnerie philosophique : nous devinons, par les 
lettres mêmes de Spinoza, les démarches qu'on faisait 
pour y entrer, le secret qu'on gardait dans la commu- 
nication des doctrines. A Londres, Boy le, Oldenburg, 



1 . a Quand on s'attache h enchaîner ses raisonnements et à disposer ses 
définitions dans l'ordre le plus convenable à la liaison des idées, on n'écrit 
plus que pour lesdoctes« pour un nombre dMndiTidus très petit par rapport 
à la masse de l'humanité. » {Tr, Th. pol., éd. Saiss., p. 138.) 



156 BENOIT DE SPINOZA. 

Collins et d'autres membres de la Société Royale; 
à Paris , Huygens , Leibnitz et quelques membres 
de r Académie des sciences *; en Hollande, un ou deux 
professeurs, Graevius et Velthuysen, le bourgmestre 
Hudde, Pierre de la Court, deux autres amis singu- 
liers de Spinoza : le médecin allemand Schuller et 
Jarigh JcUes, d'autres Allemands : Dresser, Kraft, Bec- 
cher, le savant libraire Rieuwerts, le danois Mohr, qui 
possédait un manuscrit de Descartes, — nous voyons 
ces personnes, les unes par les autres, en relation entre 
elles, et en relation avec Spinoza. En 1675, Schuller 
introduisit dans la société un jeune homme allemand 
épris de philosophie, le comte de Tschirnhausen^, et 
obtint pour lui communication de YÉthique qui était 
alors à peu près achevée. Ce jeune homme passa de 
là à Londres et à Paris; il y célébra Spinoza avec l'ar- 
deur d'un disciple. Il fit part de YÉlhique à Oldenburg, 
qui offrit d'en distribuer quelques exemplaires^; il 
en parla aussi à Leibnitz, et demanda à Spinoza s'il 
pourrait la communiquer « à cet homme très versé dans 
les sciences et les questions de morale et tout à fait dé- 
gagé des préjugés vulgaires des théologiens* » ; Spinoza 
répondit : « Je crois connaître ce Lijbnitz par des lettres. 
Il était conseiller à Francfort; je ne sais pas pourquoi il 
est Paris. Je ne tiens pas à ce qu'on lui communique mes 

1. Fondée en 1666. 

2. Bhrenfried Walther toq Tschirnhaasen, seigneur de KUsingswalde et 
SlolsEenberg. 

3. un. 62.— V. VI, II, p. 389. 

4. Lelt. 70. — V. VI, II, p. 407. . 



r-.--j--- — - 



L ÉTHIQUE. 157 

écrits *. » Leibnitz, toutefois, vitTÉthique, rannée sui- 
vante, entre les mains de Spinoza lui-même, puis, un an 
après, dès qu'elle fut éditée , il reçut de Schuller un 
exemplaire tout neuf ■^. 

VÉthique fut composée entre le Traité de Théolo- 
gie (1670)3 et le Traité de Politique (1677). Dès 1661, 
dans le De Emendationej Spinoza avait conçu une 
morale qui serait l'aboutissant de toute la philoso- 
phie. En 1665, il songe déjà à réformer sa petite Éthi- 
que ou « Court Traité », en lui donnant pour fon- 
dement une métaphysique et une physique ^. En 1670, 
il ajoute à son plan une politique^. L'ouvrage fut écrit 
pendant les cinq années troublées qui suivirent. En 
juillet 1675, il était prêt pour l'impression. Spinoza 
avait retranché de l'exposé de sa doctrine la politique, 
la physique et la logique ; il se réservait de les traiter 

1. V. Lèibnitz, Geaprûch mit Tschimhaus liber Sp. Elhik (ap. Stein, 
Leib, u. Sp.y p. 282]. — Leltre 70 et 72. 

2. LeUres de Scballer, 31 déc. 1677 *25 janv. 1678) ap. Stein., p. 290 et 
291). 

3. Elle conUent une allusion au « Traité de Théologie », 1 App. : « C'est 
pourquoi quiconque cherche les véritables causes des miracles... est tenu 
auflûtdt pour hérétique et pour impie et proclamé tel par les hommes que 
le Tulgaire adore comme les interprètes de Dieu. » 

4. Lett. 27 à Blyenberg (3 juin 1665) : Ethices... quae, ut cuivis noiumy 
Metaphysica et Pfiysica fundaridebet. —Viliusion de la Lett. 23 (18 mars 

665) in jnea Ethica {necdum édita), se rapporte à la petite Éthique. 
— Quant à la démonstration dont il est question dans les Lettres 1 à 4 
(1661), c'est celle qui est donnée dans l'Appendice I. 

5. a Quelle est la règle de conduite qui nous est imposée pour atteindre 
notre fin?Ck>mment l'État y trouye-t-il son plus sûr fondement? Ce sont là 
des questions qui embrassent VÉthique tout enUère. » [Tr, Th. poL, ch. lY, 
SaiM., p. 118). — Lisez toute la page qui précède. 



158 BENOIT DE SPINOZA. 

séparément*. La métaphysique seule était conservée. 
Nous savons, par Tentretien de Leibnitz avec Tschirn- 
hausen^, que la rédaction de 1675 était différente, pour 
Tordre, de celle que nous avons. Elle comprenait d'a- 
bord deux parties métaphysiques : I. De Dieu. — II. 
De VAme; — puis le principe de la morale : III. De la 
Béatitude, ou de Tidée d'homme parfait; enfin le détail : 
IV. Médecine de tdme. — V. Médecine du corps. 

L'auteur porta le manuscrit chez le libraire Rieuwerts; 
mais à peine apprit-on que « suait sous la presse » un 
livre qui, venanf; de Spinoza, était à coup sûr un livre 
athée, que les théologiens s'émurent : ils poussèrent 
d^avance de si hauts cris et furent si bien secondés par 
de « stupides cartésiens » que Spinoza se décida à retar- 
der l'édition ^. Il la voulait faire anonyme, pour que son 
nom ne nuisît pas à son ouvrage, pour qu'il ne lui 
servit pas non plus, car il est écrit dans V Éthique 
même * : celui qui veut le salut de ses semblables pro- 
pose sa doctrine, mais n'y attache pas son nom. 

Pendant les viAgt mois qui s'écoulèrent de là jusqu'à 
sa mort, il remania son manuscrit. Il en élagua cer- 



1. V. Lettres 59 et 60 (janvier 1675). Éth.,ll, 40, ac. 1. — Cf. If, Lemme 
VII, se. ; IV, 37, se. 2. — Tschirnkausen demande à Spinoza sa « Méthode 
pour conduire la raison dans la découverte des yérilés inconnues », et ses 
a Principes généraux de Physique». Spinoza répond que ces deux écrits ne 
sont pas encore a conscripta in ordine ». (Lett. 59 et 60.) 

2. Gespràch... etc., ap, (Stein p. 282). 

3. Lett. 68, à Oldenburg (août 1675). 

4. IV. App. ch. 25. 



l'éthique. 159 

laines considérations sur la transmigration des âmes*, 
sur le rôle du Christ 2, et tout ce qui se rapportait pro- 
prement à la médecine ^. Mais le coup de génie fut de 
séparer du second livre, dont il semble pourtant la 
suite naturelle, le livre de la Béatitude^ de le mettre 
à la fin de l'ouvrage, de l'opposer aux deux livres sur 
les Passions et de donner à chacun son vrai nom : IV. 
De la Servitude de V homme, — N. De la Liberté, 



I 



Avant d'examiner chacun des livres, que penser de 
la composition d'ensemble de l'ouvrage? Tout n'est pas 
envahi par la forme géométrique. Près d'une moitié 
— une centaine de pages sur deux cent trente — est 
occupée par des préfaces, des appendices et surtout de 
longs scolies ; cette partie est en style simplement phi- 
losophique. 

Un fait même est frappant. Quelques-unes de ces 
« annotations », bien que dispersées, l'Appendice de la 

1. Gesprach... etc., p. 283. — Cf. Wachter (De recondita Hebr, ph.) 
cité par Leibnitz. Réf. inéd. de Sp., éd. F. de Careil (1862), p. 211-212. 

2. Gesprach.,. p. 283. V. pourtant ^^^. IV, 48, se. yers la fin. 

3. V. Eth. V. Préf. : « Cela n'est pas dans notre sujet, et rentre dans la 
Médecine ou la Logique. » — Ce serait une question d'examiner la part 
que pourrait avoir Spinoza dans le livre de Tschimhausen, Medicina 
mentis, sive ars invetUendi prxcepta generalia, Amst, 1689 (2 éd. Leips., 
1695 avec, en plus, Medicina corporis). Un exemplaire s'en trouve à la bi- 
bliothèque de l'Académie de Leyde. 



160 BENOIT DE SPINOZA. 

r* partie, la Préface de la IV*, deux ou trois scolies *, 
semblent se suivre entre eUes, et, de fait, renvoient de 
Tune à l'autre 2. Et à les lire de suite attentivement, 
on y découvre les morceaux d'une sorte de logique, 
logique concrète, ayant pour but de chercher l'origine 
mentale des erreurs, et tcUe que Spinoza l'annonçait 
dans le De Emendatione^y la promet dans V Éthique 
même *. En mettant bout à bout ces morceaux, on au- 
rait vraiment la préparation de V Éthique^ si philoso- 
pher est, en premier lieu, désapprendre. 

Voici quelle en serait la substance. — On se disputera 
sans fin, tant que chacun n'aura pas éprouvé le véritable 
usage de ces deux outils à forger des idoles, l'abstrac- 
tion et le langage, tant que des mots tels que l'Etre ou 
l'Homme passeront pour signifier quelque chose ^. Hais 
il est une imagination plus funeste que les autres, qui, 
une fois entrée dans l'esprit, le corrompt tout entier : 
c'est de supposer, de façon avouée ou intime, que nous 
sommes causes finales dans la nature. On voit assez 
bien comment se développe cette illusion : ignorance 
primitive des lois naturelles, habitude utile de consi- 

1. II, 40, se. 1 [2* partie); II, 47, 6C. (2« partie); III, 29, se.; IV, 37, se. 

2. La Préf. de la partie IV renvoie k l'App. de la Partie I. — Le se. de 
la Pr. IV, 37 renvoie à TApp. et au se. III, 29. 

3. De Em.^ trad. Saiss., p. 289 : « Quant aux raisons qui nous empêchent 
de procéder avec ordre dans la recherche de la nature, ce sont d'abord les 
préjugés dont nous examinerons les causes plus tard dans notre Philosophie.» 

4. Eth.^ II, 40, se. 1, où à propos de l'origine de toutes les autres notions 
que les « notions communes », Spinoza dit : « J'ai destiné à un autre 
Traité cet ordre de considérations. » 

5. II, 40, et 47, se. 



l'éthique. 161 

dérer ce qui nous entoure comme un système dé 
moyens, hypothèse hardie d'un Dieu qui aurait disposé 
ces moyens en vue de notre commodité ; puis, quand se 
présentent des choses nuisibles, pour sauver l'hypothèse 
à tout prix, supposition désespérée d'une colère divine, 
prières, conjurations et, en dernier recours, mystère. 
Le tout est d'une évidente absurdité. Il est puéril de 
supposer que Dieu poursuive une fin, c'est-à-dire désire 
une chose dont il est privé ^. Le mal n'a pas besoin 
d'être expliqué, parce qu'il n'existe pas. C'est un pur 
jeu de métaphysique de mettre d'abord dans les choses 
beauté ou laideur, ordre ou confusion, perfection ou 
imperfection, bien ou mal, puis de ne savoir plus com- 
ment les expliquer. Hugo Boxel veut, de force, que les 
choses aient en soi leur beauté. « Mais, homme admi- 

# 

rable, la plus belle main du monde vous semblerait 
effroyable, si vous la voyiez au microscope ^ 1 » D'autres 
seront si charmés par la musique, qu'ils voudront per- 
cevoir l'harmonie des sphères célestes ^î D'une façon 
générale, les mots de perfection ou de bien n'ont de 
sens que pour l'homme : dans la nature, réalité etper- 
lection sont la même chose^. Quant aux termes de mé- 
rite et péché, justice et injustice, ils ne peuvent s'ap- 
pliquer qu'à Thomme en société ^. 

1. Spinoza discute la distinciioD scolasliqoe de « fin poursuivie par in- 
digence » et de a fin d'a&similation » (I, App.). 

2. un, 53, V-VI, n, p. 370. — Cf. Lclt. 32 à OIdenburg{1665). 

3. I, App. 

4. IV, Préf. 

5. IV, p. 37, se. 

BENOIT DE SPINOZA. 11 



162 BENOIT DE SPINOZA. 

La discussion est alerte et ironique. Dans les autres 
scolies, nous trouvons la même façon. Spinoza y après- 
que toujours en vue les opinions vulgaires, ou celles qui 
sont répandues parmi les philosophes. Il en donne une 
expression brève et les rejette, tantôt avec une pointe 
d'impatience*, tantôt d'im air de hauteur 2. On sent non 
pas le métaphysicien systématique qu'on a voulu voir , ni, 
comme on a dit par paradoxe, un compilateur 3, mais un 
grand liseur, qui a pris, par Thabitude de lire, le dédain 
des développements, le goût pour la sobriété, même 
excessive, de la pensée et du style. Il condense en quel- 
ques lignes pressées la matière de livres entiers; il 
résume ses propres écrits. Court Traité ^ Cogitata, 
De Emendatione, Principes de Descartes ^, Politique^ ^ 
lettre à Meycr^, lettre à Balling"^; il utilise ses an 
ciens mots^. Il ajoute, comme documents, un grand 
nombre d'observations, vulgaires au besoin^, prises 

1. «( Que les faiseurs de satires se moquent, s'ils le yeuleat, des choses 
humaines, que les théologiens les détestent à leur gré, que les mélancoli- 
ques vantent la vie des bétes... », IV, 34, se. 

2. ce Ceux qui parlent du siège de l'âme prêtent à rire ou font pitié 0, 
II, 33, se. 

3. M. Freudenthal. 

4. Une seule fois il se contente d'y renvoyer, I, 19, se. 

5. IV, 37, se. 

6. I, 15, se. 

7. II, 17, se. — Voy. aussil, App., Saiss., p. 42, une allusion au «Traité 
de Théologie ». 

8. Le mot des Cogitata sur le a Chien constellation céleste ». Cog., 
II, 114; Éth., I, 17, se. — Le mot du Tr. Th. pol. sur les « démonstra- 
tions, yeux de l'Ame ». Tr. Th. pol., Saiss., p. 247. Éth,, V, 23, se. 

9. (t Je Tiens d'entendre crier à un homme : a Ma maison s'est envolée 
a dans la poule démon voisin ! » II, 47, se. 



LETHIQUE. 163 

dans la vie courante, fines souvent^ et qu'on vou- 
drait moins sommaires. Il rappelle des anecdotes 2, il 
cite des proverbes 3. On a même voulu voir, dans sa 
description si osée de la jalousie*, la notation d'une 
expérience personnelle ^ ; on pourrait plus justement 
remarquer qu'il aime à prendre ses comparaisons dans 
les faits de rêves ou de somnambulisme ^. Tout est écrit 
mot par mot, sans remplissage. On devine en ce philo- 
sophe un tempérament littéraire bien défini, qu'on serait 
tenté d'appeler « naturaliste » en faisant exprimer au mot 
ces trois caractères essentiels : goût du positif dans les 
faits et dans les idées ; affirmation que tout est également 
intéressant^ ; ironie , ou horreur de tout sentiment de pitié ^ . 

1. Pourquoi on ne plaint pas les enfants d'être des enfants, V, 6, se — 
Comment des jeunes gens s'engagent au service militaire en pensant punir 
leurs parents, VI, App., 13. 

2. L'amnésie singulière d'un poète espagnol, IV, 39, se. La mort de Se- 
nèque, IV, 20, se. — Cf. Lctt. 44, à Jarigh Jelles, une anecdote sur Thaïes 
prise dans Plinele J., Lett. XVII, CL, 20 [Bibliolh de Sp., Pl.le J., p. 192). 

3. « Ce qui natt aisément périt de même... », I, 11, se. — «c Qui aug- 
mente sa science augmente ses douleurs »,IV, 57, se— Video meliora.,., 
ibid. (Cf. Lett. 58). — Voy. un autre proverbe, IV, 57, se. 

4. III, 35, se. 

5. Il n'y faut voir que le souci de précision, ou, comme nous allons 
dire, le « naturalisme » de Spinoza. 

6. Ulsunt ea qux somnambuli in somniis agunt..., III, 2, se. Pour Spi- 
noza, la croyance au libre arbitre (III, 2, se), l'orgueil (III, 26, se] et la plu- 
part des passions (IV, 39, se) sont des sortes de somnambulismes, ou de 
maladies mentales. Il était, lui-même, sujet aux hallucinations (Lett. 17, 
VanVlot, II, p. 246-247). 

7. III, Préf. : « Les passions ont des propriétés déterminées tout aussi 
dignes d'être connues que les propriétés de telle ou telle autre chose dont 
la connaissance a le privilège de nous charmer. » 

8. a II faut venir au secours des autres, non par une vaine pitié de 



16i BENOIT DE SPINOZA. 

En résumé, dans la partie non géométrique, on trouve 
déjà la concision excessive , la sécheresse, le manque 
d'haleine ; mais du moins, les propositions importantes 
ne sont pas encore détachées, et comme découpées dans 
le vif; elles restent entourées d'un certain développe- 
ment*. On peut se représenter par là ce qu'aurait été 
V Éthique écrite de la même façon que le Traité de 
Théologie^ ou même dans un style plus serré, mais 
encore vivant. 



II 



Venons au gros de l'ouvrage, c'est-à-dire à la partie 
purement géométrique, aux propositions et démonstra- 
tions. On doit dire de la forme géométrique, non seule- 
ment qu'elle enlève à l'ouvrage toute valeur littéraire , 
mais qu'elle en compromet gravement la valeur philo- 
sophique. 

Elle n'est que le développement extrême du principe 
de l'argumentation scolastique. 

Il est aisé de s'apercevoir que, dans une controverse, 

femme..., mais par l'ordre seul de la raison... » (H, dero. se., fin) «r... les 
larmes, les sanjçlols, tous ces signes d'une Âme impuissante... » (IV, 45, se. 
?.). « La loi qui défend de tuer les animaux est fondée bien plus sur une 
pitié de femme que sur la saine raisoa » (VI, 37, se. 1). 

1. Rien ne serait plus facile que de trouver, dans les scolies, des pro|)osi- 
lions à démontrer séparément : par exemple dans le scolie I, 11, 2 : « La 
perfection n'ôle pas l'existence, elle la fonde. » 



L ÉTHIQUE. 165 

tout ce qui est dit n'est pas également fort, et qu'une 
bonne part est destinée à amener les arguments princi- 
paux, à les faire agréer, ou à en développer les consé- 
quences. De là vient ridée, si Ton s'adresse à des doctes, 
d'extraire ces arguments et de les mettre en forme, 
c'est-à-dire de les dépouiller de tout ce qui ne servait 

que de préparation ou d'explication. Les scolastiqucs 
usaient jusqu'à l'abus de ce procédé, mais, à cause de 
la théorie du syllogisme, ils assujétissaient la marche 
du raisonnement à un rythme constamment ternaire, ce 
qui laissait subsister encore des propositions inutiles. 
On pouvait rompre ce rythme et simplement juxtaposer 
les propositions dans leur enchaînement logique. C'est ce 
qu'avait fait une fois Descartes, pour résumer sa réponse 
aux « Secondes Objections ». Spinoza qui, dans le Court 
Traité et jusque dans certains scolies de Y Éthique^ ^ 
était encore tenté par la forme scolastique, avait 
adopté sa nouvelle forme pour envoyer ses démons- 
trations à ceux de ses amis qui étaient déjà au courant 
de sa doctrine, à Oldenburg, à Jean Hudde. Mais il était 
nouveau et dangereux d'entreprendre d'écrire sous cette 
forme un livre tout entier. 

Un premier danger était d'être trompé par l'analogie 
avec la méthode des géomètres. Spinoza prétend bien 
y échapper. Il veut laisser subsister une distinction 
fondamentale : sa métaphysique a de commun avec la 
géométrie certains caractères extérieurs, l'impassibilité 

1. Par ex. I, 8, se. 2(2* part.). —If, U, dém. 2 et 3. 



166 BENOIT DE SPINOZA. 

devant robjet S la prétention de forcer la conviction 
unanime^, mais elle en diffère essentiellement, d'après 
lui , en ce qu'elle atteint le réel même et non des figures 
idéales construites dans Fespace ^. Il répète que ses défi- 
nitions ne sont pas des définitions géométriques mais des 
définitions de choses^. Et cependant, il ne paraît pas 
avoir évité complètement la confusion. Bien qu'il refuse 
d'assimiler le réel au donné géométrique , il fait sans 
cesse de l'un à l'autre des comparaisons, qui, si cette 
assimilation n'est pas admise, ne peuvent rien expli- 
quer 5; et surtout, il prétend faire de ses définitions le 
même usage que des définitions géométriques, avec les- 
quelles elles n'ont aucun rapport. Il les place, comme 
les géomètres, avant la suite des propositions, alors 
qu'elles sont elles-mêmes de vraies propositions, plus 
pleines encore que les autres. A moins de les donner 
pour axiomes, il fallait les placer non pas en tête, mais, 
comme il a fini par s'en apercevoir^, tout à la fin. Sinon, 
c'est se tromper sur les mots, c'est vouloir transporter 
le cadre de la géométrie là où il n'a que faire. 

Mais l'irrémédiable défaut de cette méthode est de 
présenter les propositions nues, sans y joindre d'expli- 
cation naturelle. Quand on s'adresse à unlectem' qui ne 
connaît pas votre doctrine, quand il ne s'agit pas de la 

1, m, Préf. 

2 I, App., Saiss., p. 44. 

3. Lett. 83, à Tschirnhaosen. 

4. Lett. 4 (1661), 9 (1663), 34 (1666), 83(1676). 

5. I, 17, 8C. ; — II, 8, se; — II, 40, 8C. 2j —IV, 57, 8C., etc. 

6. 111, App. 



l'éthique. 167 

résumer, mais bien de l'exposer, se borner à annoncer 
des thèses ou des sortes de conclusions et ne pas 
faire ensuite le discours , c'est s'exposer, à coup si\r, 
quelque intelligence qu'on prête au lecteur, à n'être 
pas compris. Et remplacer les explications par des « dé- 
monstrations » n'est pas un remède. — Que valent les 
démonstrations dans 1' « Éthique »? D'abord, elles 
ne sont pas toigours topiques. Plusieurs s'appliquent 
mal, ayant probablement été faites après coup. Ainsi 
la Proposition I, 5, a pour sens nécessaire : a II ne 
peut pas y avoir deax substances identiques », et sa 
démonstration établit qu' « il ne peut pas y avoir deux 
substances différentes^ ». Plus souvent encore, les dé- 
monstrations sont embarrassées : elles ont besoin de 
faire appel à des axiomes auxiliaires. Il arrive même que, 
selon les cas, les axiomes soient tout opposés. Pour 
prouver que deux substances absolument différentes ne 
peuvent pas se produire l'une l'autre, on admettra 
Taxiome : deux choses n'ayant rien de commun ne peu- 
vent être cause et effet ^ ; et pour prouver que l'intelli- 
gence divine n'a aucun rapport avec l'intelligence 
humaine, on s'appuiera sur l'axiome formellement con- 
traire : la cause n'a rien de commun avec son effet 3. — 
Ces axiomes, en d'autres cas, sont intercalés parmi les 
autres, démontrés comme des propositions; ils inter- 

1. De même I, 31 où l'énoncé prend le mot « entendement » dans un 
sens, la démonstration dans un autre. 

2. I, 6. 

3. I, 17, se, —Cf. Lett.64 (1675). 



168 BENOIT DE SPINOZA. 

rompent ainsi Tordre des propositions essentielles et 
peuvent même introduire de graves confusions. A plu- 
sieurs reprises, par exemple, il est fait appel à deux 
axiomes : 

1. La connaissance de la cause précède la connaissance de Teffet 

(T, ax. 4). 

2. La connexion des idées est la même que la connexion des 

choses (0, 47). 

Ces axiomes sont justes, nous l'avons vu, dans la con- 
naissance intuitive, telle qu^elle est décrite dans le De 
Emendationej c'est-à-dire, en somme, dans la connais- 
sance divine. Mais si on les transporte comme arguments 
dans un raisonnement ordinaire , ils perdent leur portée ; 
ou si Ton veut, de force, les conserver, il faut s'en tenir à 
eux, car ils rendent inutile toute autre démonstration. 
D'une façon plus générale , les démonstrations de 
Y Éthique sont ou à peu près inutiles, ou sans grande 
force. Quelquefois, pour des propositions identiques, la 
même démonstration est répétée à satiété, alors qu'il 
suffirait de l'avoir donnée une fois*. Mais, d'ordinaire, 
la démonstration n'est que le rappel d'une proposition 
démontrée. Il peut arriver, et c'est le cas presque cons- 
tant pour le IIP et le IV® livre, que nous ayons présente 
à l'esprit cette proposition antérieure : le simple énoncé 
pourrait alors suffire. Si nous prenons de même comme 
exemple cette suite de propositions : 

1. Par exemple : 1. L'âme ne connaît pas le corps bomain lui-même (IL 
19;. — 2. L'âme ne connaît pas les parties du corps humain (II, 24). — 
3. L'âme ne connaît pas la durée du corps humain (II, 30). 



L ÉTHIQUE. 169 

1. U n'y a pas deux subslances (I, 5). 

2. Dieu est,l*unique substance '(I, 14). 

3. Tout ce qui est, est en Dieu (f, 15). 

4. Dieu ne peut pas être contraint par une cause extérieure (I, 17). 

il nous importe médiocrement qu'elles soient prouvées 
Tune après l'autre, mais il nous importerait beaucoup 
de bien comprendre une seule d'entre elles. Certaines 
propositions sont, en effet, comme des têtes de lignes; 
si elles étaient parfaitement éclaircies, nous passerions 
sur toutes les autres. Or, elles le sont rarement. Quelque- 
fois un exemple est donné ^ et c'est le cas le plus favo- 
rable, même si l'exemple doit être indûment généralisé^. 
Mais le procédé habituel est de réduire la proposition à 
la négative et de la démontrer par l'absurde ^. On sait que 
de la sorte la conviction est forcée, sans être éclairée. 
On dirait que l'auteur est plus préoccupé de prouver son 
système que de le faire comprendre, ou plutôt encore 
qu'il vise seulement à empêcher qu'on le réfute. L'ar- 
mure défensive prend toute la place. Les énoncés se 
surchargent , les propositions purement auxiliaires se 
multiplient, jamais les démonstrations ne sont assez 
nombreuses, au point même que très souvent lorsqu'une 
démonstration doit en corriger une autre, la première 
est laissée néanmoins pour plus de sûreté. Sous un 
tel amas, la doctrine ne peut se développer; elle reste 



1. Par ex. I, 21. 

2. Par ex. II, 49. 

3. Spinoza déclare que c'est là sa méthode ordinaire. Lettre 64 (1675). 

4. I, 8, se. 2; — I, 11; — I, 24, cor. et I, 25;— II, 1; — • II, 5. 



170 BENOIT DE SPmOZA. 

proprement à Fétat de formules. Spinoza est accablé 
par la forme qu'il a adoptée. Il semble s'en être lassé 
lui-même, car il se plaint très proprement, dans un 
scolie, de Ir prolixité de Tordre géométrique ^ 

Il nous reste ainsi ime œuvre peu vivante, mélange 
de concision déconcertante et de prolixité fastidieuse. 
Ce n'est pas un livre, c'est le plan d'un livre. Rien n'est 
plus facile que d'y trouver les éléments d'un système 
cohérent. Rien, non plus, n'est facile comme d'adapter 
à des sens nouveaux des formules sur lesquelles tout le 
monde a droit puisqu'elles n'ont pas été développées. 
Cette part forcée de reconstitution personnelle est l'un 
(les principaux attraits de l'ouvrage. Mais si quelqu'un 
se propose simplement de faire œuvre de critique , il 
faudra qu'il suive l'ouvrage pas à pas , en marquant , 
autant qu'il est possible, les sources de la doctrine et 
ses progrès, sans supposer d'avance plus de cohésion 
qu'il n'en verra, et sans prétendre éclaircir les obscu- 
rités que l'auteur, de son gré ou malgré lui, a laissé 
subsister. 

1. Sed antequam haec prolixo noslro geomelrico more demonstnre 
incîpiam, lobet ipsa Rationis dictamina hic prias breviter 08tendere (IV, 
18, se). 



LIVRE I 



LA CAUSAXITÉ DIVINB. 



Le livre I*% « de Dieu » , est celui dont les sources ont 
été le plus sûrement retrouvées. Les minutieuses recher- 
ches de M. Freudenthal ont montré qu'il faut le consi- 
dérer comme un sommaire, autant qu'une reprise per- 
sonneUe, de tout Fessentiel de la théologie scolastique. 
La distinction de la substance, des modes et des attri- 
buts, les formes savantes de l'argument ontologique, la 
théorie de la création continuée, cela, comme le reste, 
ne vient pas de Descartes, mais de la jeune scolastique, 
à qui Descartes l'avait lui-même emprunté. Le vieux 
fonds théologique, modernisé par la nouvelle École, 
fortement simplifié par Descartes, remanié déjà dans 
les premiers ouvrages de Spinoza, arrive dans le li- 
vre P' de V Éthique à un plus haut degré d'unification, 
sans être encore parfaitement clarifié. Ce fonds n'étant 
lui-même que le développement extrême de la méta- 
physique d'Aristote, ce n'est pas seulement « cartésia- 
nisme immodéré » qu'il faut dire en parlant de Spinoza, 
mais « aristotélisme immodéré ». 

Tout est substance ou accident, et la substance est. 



'\y'' 



172 BENOIT DE SPINOZA. 

SOUS tous les rapports, antérieure à ses accidents, tel 
est le principe même de la scolastique. Tel quel, Spinoza 
Taccepte, sans chercher si cette réduction de tout le 
réel en substance et accidents est la seule possible. Il 
se borne à remplacer, avec Descartes, Texpression 
d' « accidents » par celle de « modes », pour mieux 

? marquer qu'il s'agit d'êtres réels*. Quant à la distinc- 
tion entre modes et attributs, c'est celle d'Aristote entre 

(^ Ta èv Tfj oyo'(a cvTa et vx ffUfjLÔsôr^xsTa*, ou celle des Sco- 

' lastiques entre essentialia et accidentia. Et la doctrine 

même où l'on a pensé trouver quelquefois l'essence 

du « spinozisme », que <( les attributs en Dieu ne sont pas 

séparés en réalité, mais seulement pour notre entende- 

^ ment fini », elle était doctrine courante parmi les 
théologiens, et Spinoza pouvait la prendre, par exemple, 
dans saint Augustin ^. 

Quelle egt donc la part propre qui lui revient? C'est 
d'abord, et d'une façon générale, d'avoir transposé au- 
dacieusement une théorie de la connaissance en théorie 
de l'être. Un des principes de la philosophie aristoté- 
licienne est que nous ne connaissons pas les choses par 
leur être individuel, mais par ce qu'elles ont de général, 
c'est-à-dire par leur « essence intelligible », que Ton 
obtient en éliminant les caractères individuels. Par 

1. On trouve encore a accidents » au lieu de « modes » dans un pas- 
sage des Cogitata^ II, 10, 4, et dans une Lettre de 16f)l (Lelt. IV, p. 202). 

2. Arist., Met,, 30, 1025 a, 30. D^anim,, I, 3, 613 a, 27, cité par Freu- 
denthal. 

3. De Trin., VI, c. 7, çilé par Freudenlhal. Cf. BibL de Sp., St Augus- 
tin, p. 131. 



L ÉTHIQUE . 173 

conséquent, une chose, si on la considère au point de 
\'ue de la science, ne peut pas être distinguée d'une 
autre chose de même espèce. Spinoza efface la restric- 
tion et écrit : « si on la considère en soi* ». Il s'appuie 
de ce principe pour abolir entre les choses toute dis- 
tinction réelle. Il confond, volontairement, essence avec 
substance. Il y a là un vrai paralogisme, ou, pour mieux 
dire, un postulat. Ce n'est pas pourtant un simple retour 
à Tancien Réalisme, car Spinoza refusera toute réalité 
aux universaux; à toute force, il maintiendra que seuls 
les individus existent. Il n'y a pas d'intermédiaires 
entre la Substance unique et les individus. C'est une 
déformation originale de l'aristotélisme, comparable, 
non identique aux grands systèmes du moyen âge 2. ^ 



* 

• 4- 



Pour le détail, le premier livre peut se diviser en 
deux parties : I. Théorie de la Substance (Pr. 1-16). 
— II. Théorie de la causalité en Dieu (Pr. 16-36)3. 

Nous avons déjà vu que la théorie de la Substance 
consiste à mettre en rapport deiLx propositions essen- 
tielles : « La Substance est infinie, c'est-à-dire unique » 
et c( )a Substance existe nécessairement ». Plusieurs 



1. In se considerata, I, 5, déin. 

2. Bayle appelle le système de Guillaome de Chainpeaux un « spinozisme 
non déyeloppé ». 

3. Cette seconde partie est dislingaée par Spinoza lui-même, II, 3, à la fin. 



174 BENOIT DE SPINOZA. 

solutions peu satisfaisantes sont indiquées à la fois, sans 
que Tauteur ait décidément choisi entre elles. Dans un 
scolie, évidemment postérieur S il arrive pourtant à 
les unifier de la façon la plus simple, en les condensant 
dans une même définition : « L'infinité estTabsolue affir- 
mation de Texistence -, » C'est là, en même temps, la 
définition de réternité. De fait, dans le premier livre, 
par opposition au cinquième, infinité et éternité se 
trouvent toujours unies. 

La théorie de la causalité divine est entrecoupée de 
fragments du Court Traité^ et des Cogitata interca- 
lés avec le souci constant de ne rien perdre. Elle arrive 
pourtant à une assez grande unité. — Elle est introduite 
par une proposition cardinale *, que Tschirnhausen con- 
sidérait comme la plus importante du premier livre ^ : 
« Dieu est cause, parce que, d'une définition infiniment 
riche , un entendement infini peut déduire une infinité de 

1. I, 8, se. 1. 

2. Dans la dém. de la Pr. II, 11, noas trouvons la définition Inrerse : 
« Une chose infinie doit exister nécessairement. » En donnant cette défi- 
nition, Spinoza renvoie à faux, comme il arrive quelquefois dans VÉthù 
que, à deux propositions où ne se trouve rien de semblable (Pr. 21 et 
23 du liv. 1). 

3. Par exemple, le Court Traité énumère, d'après les scolastiques, 
et sans explication, huit façons dont Dieu peut être appelé cause (I, ch. 3]. 
VÉthique\e& reprend avec quelques corrections, mais avec moins de déve- 
loppement encore : Pr. lG,cor. 1, 2et3[CoMr^ Traité,l, ch. m,2*>. *», e»] ; 
— Pr. 17, cor. 1 et 2 [5«» et 7», 5 ] ; —Pr. 18 [;?«];— Pr. 28, sc. [«•]. —De 
même, le scolie de la proposition 29 reprend les chapitres viii et ix du 
Court Traité^ première partie. 

4. I, 16. 

5. Lelt. 82., - V. VI, II, p. 428. 



l'éthique. 175 

propriétés. » On voit dès ici le parti pris de réduire Tidée 
obscure de volonté à une pure nécessité intellectuelle. 

Deux questions se posent immédiatement. Dieu est- 
il cause libre? De quoi Dieu est-il cause *? 

Dans les premiers écrits de Spinoza, dans les Cogi- 
tata et le Court Traité^ être cause libre d'une chose • 
était l'opposé d'en être cause naturelle, c'est-à-dire de 
la créer par la seule nécessité de sa nature 2. Spinoza 
était forcé d'admettre, avec Descartes, que Dieu n'est 
pas cause purement naturelle du monde, car l'exis- 
tence de la durée ne s'expliquerait pas. Dieu étant 
éternel, si le monde découlait uniquement de la nature 
de Dieu, il serait étemel comme lui, ce qui n'est pas. 
Il faut donc que le monde soit créé par un acte libre de 
Dieu, puisqu'il est hétérogène à Dieu. V Éthique^ au 
contraire, unifie hardiment l'ancienne opposition en 
une définition : « Dieu est cause libre, c'est-à-dire natu- 
relle^ du monde. » Être déterminé par la nécessité de 
sa propre nature devient la définition de la liberté 3. 



1. Voici le plan que paraît suivre Spinoza : 1** Dieu est cause libre 
(Pr. 16-18); — 2* il est cause des existences (19-23); — 3* des essences 
(24-25); — 4° et des actions (26-33); — 6* Notes (34-!î6). Ces noies sont 
denx propositions (34 et 35) extraites du scolie qui précède, et une 
proposition auxiliaire (36) destinée à préparer la dém. de la Pr. II, 13. 

2. Cogit,^ II, cb. X. — Cf. Court Traité^ I, cb. m : a Dieu est cause libre, 
non naturelle ». Cette opposition venait de la Jeune Scolastique qui sur 
ce point s'était écartée de Tancienne doctrine. Spinoza, comme il s'en flatte 
souvent (Voy. Lett. 73), reviendra aux anciens. 

3. Sur Dieu cause libre, il y a une sorte de première rédaction qui a 
subsisté parallèlement à l'autre. Elle se compose de deux longs scolies 
qui se font suite, bien que séparés (Pr. 17, se; — Pr. 33, se. 2). Elle pré- 



i^' 






176 BENOIT DE SPINOZA. 

Comment expliquer alors la durée? Elle sera niée pure- 
ment et simplement. Les choses sont, en réalité, dans 
Féternel, elles nous apparaissent seulement dans le 
temps. Le mystère à résoudre ne sera plus en Dieu, 
mais dans le monde. Par un progrès décisif, l'éternité 
envahit tout. 

Que Dieu soit cause des « essences », c'est-à-dire des 
choses telles qu'elles sont conçues par l'entendement , 
en dehors de toute existence dans la durée , cela ne 
fait pas difficulté. Mais les choses ne sont pas de pures 
essences, comme le seraient des triangles qu'on au- 
rait conçus mais qu'on n'aurait jamais tracés sur le 
tableau. Elles <( existent » et, à nos yeux, du moins, 
elles commencent d'exister à un moment précis de la 
durée, elles cessent d'exister à un autre moment, et, 
dans l'intervalle, elles deviennent, elles « agissent ». 
Dieu peut-il ôtre cause de cette existence particulière et 
de ces actions? 

Il est nécessaire ici de tenir compte d'une distinction 
de points de vue. Nous savons que la multiplicité indé- 
finie et l'unité « continue » sont toujours unies dans le 
réel, et que ce ne sont là que deux aspects par où le 
considérer. Nous sommes forcés de le prendre tantôt 
par Tune, tantôt par l'autre de ces faces. Toutes les 
fois donc que nous pourrons considérer une chose sous 
l'aspect de l'unité , c'est-à-dire de l'infinité ou de l'ab- 
sence de limitation, nous pourrons dire qu'elle dépend 

sente une étape intermédiaire de la pensée de Spinoza. Diea pourrait être 
cause naturelle d'un inonde hétérogène à lui. 



LÉTHIQUE. 177 

immédiatement de Dieu, ou plutôt encore, qu'elle n'est 
pas réellement distincte de Dieu. Elle participera de son 
éternité et de sa liberté, puisque Téternité et la 
liberté ne sont précisément que l'absence de limitation. 
Il est, par exemple, une idée que nous ne pouvons 
limiter par aucune autre idée : c'est l'idée même de 
Dieu. Nous la dirons donc à la fois infinie, étemelle et 
lil^re : elle n'est pas distincte en efifet de Dieu lui-même. 

Quand certaines choses, au contraire, nous apparaîtront 
comme multiples, — les mouvements, par exemple, 
dans le monde des corps, Tordre ordinaire de nos 
pensées et' de nos désirs en notre propre esprit, — nous 
devrons exprimer le lien qui unit ces choses par un 
enchaînement indéfini de causes et d'effets. Nulle part, 
nous ne pouvons mettre un commencement absolu, le 
libre arbitre divin pas plus qu'un libre arbitre humain. 
Les choses s'expliquent par les choses ; aucune d'elles 
ne s'explique par Dieu. Il faut complètement éliminer 
Dieu de l'ordre des causes transitives. Mais, sous cha- 
cime des séries déterminées, Dieu reste cause imma- 
nente, car, vue d'autre façon, toute multiplicité se 
résout en unité. La causalité vraie est la causalité dans 
l'éternel, c'est-à-dire, en somme, l'identité de la cause 
et de l'effet ; le déterminisme n'en est que la réfraction 
dans le devenir. 

Cette étonnante théorie de la causalité, plus encore 
que la théorie de la Substance, fait la force du premier 
livre de V Éthique. 

BENOIT DB SPINOZA. 12 



LIVRE II 

1. THEORIE DE l'iNDIVIDU. 

Sous la forme où nous l'avons , le second livre , le 
plus obscur de V Éthique, est une pure théorie de 
la connaissance. Mais dans la pensée primitive de 
Spinoza, il devait traiter de Thomme, ou du moins de 
Tàme humaine. Il aurait dû, pour cela, englober une 
physique entière, car la connaissance de Tâme humaine 
suppose celle du corps humain, et la connaissance du 
corps humain celle des autres corps*. Spinoza se pro- 
posa d'écrire cette Physique nouvelle que réclamaient 
ses amis ^ et qui devait réformer la Physique de Des- 
cartes, mais il n'eut pas le temps de mettre en ordre 
ses pensées sur cet objet ^. Il ne nous en reste qu'un 

1. II, 13, Se. Spinoza renonce à traiter de l'âme liumaine, ce qui sup- 
poserait l'étude complète du corps humain. Il demande seulement qu'on 
lui accorde deux postulats : plus le corps est capable d'affections simul- 
tanéeê, plus l'âme est capable d'idées simultanées, et plus le corps a d'af- 
fections sponianéeSy plus Tâme est propre aux idées distinctes. 

2. Lett. 59, de Tschlrnhausen : Methodum tuam... ut et Generalia in 
Physicls quando impetrabimus? (V. Vlot, II, p. 384). 

3. Lett. 60, Rép. à Tbchirnhausen : Cœterum de reliquis, nimirum de 
Motu, nondum in ordine conscripta sunt (V. Vlot, II, p. 386-387). 



L ÉTHIQUE. 179 

résumé très sommaire, de deux ou trois pages, intercalé 
au milieu du second livre ^ 

Ce court fragment mérite d'être étudié en lui-même. 
Il paraît former le noyau scientifique de la construc- 
tion métaphysique qui l'enserre; il représente, en tout 
cas, une des pièces essentielles du système. 

Descartes acceptait, en mécanique, comme donnée 
première, Tespace, non le mouvement, l'espace comme 
masse en repos. Seul Tespace était indéfini. Le mouve- 
ment était toujours iBni, compris entre un commen- 
cement absolu, puisqu'il avait en Dieu sa cause effi- 
ciente, et une fin absolue, car il revenait nécessairement 
sur lui-même, de manière à fermer le circuit ou V « an- 
neau » 2. Spinoza rompt cet anneau et étale le mouve- 
ment le long d'une ligne indéfinie en les deux sens 3. 
C'était un progrès important de supprimer ainsi, en 
mécanique, les hypothèses sur l'origine et la fin du 
mouvement, de considérer le mouvement comme donné 
absolument, au même titre que l'espace *. Mais de là, 

1. Entre les Pr. 13 et 14. 

2. Princ de laPh., II, 33; cf. Spinoza, Pr. Ph. CarL, IF, Déf. 9. 

3. Lemmelll. 

4. Voy. la critique par Spinoza de la mécanique cartésienne, Lett. 81, à 
Tschirnhausen, fin. — Il est certain, cependant, qu'une partie du second 
livre se rapporte à la conception ancienne de Spinoza, par exemple, la 
Pr. 2 : a L'étendue est un attribut de Dieu, en d'autres termes. Dieu est chose 
étendne. n Du moment, en effet, que le Mouvement est mis au même rang 
que l'Étendue, il n'^ a plus de raison de faire de l'Étendue seule un attri- 
but de Dieu. 



u 



/ 



180 BENOIT DE SPINOZA. 

surtout, pouvait sortir une notion neuve, de très grande 
portée, la notion d'individu. 

Tant qu'on regarde les corps comme constitués uni- 
quement par l'espace, il est impossible de reconnaître 
qu'aucun d'eux forme im « tout » spécial, irréductible, 
un individu. Descartes, pour cette raison, rejetait même 
les atomes. En 1665 encore, Spinoza expose à Oldenburg 
la doctrine cartésienne^ : la nature est un bloc homo- 
gène, indistinct, où les individus ne sont que des 
abstractions comme le seraient des portions quelcon- 
ques d'étendue ; tout est pièce dans une machine : la 
lymphe dans le corps humain, le corps humain dans la 
machine universelle. — Mais dès qu'on regarde le mou- 
vement comme premier, dès qu'on voit dans les corps 
des faisceaux de mouvement plutôt que des morceaux 
d'espace, une définition mécanique de l'individu devient 
possible. Spinoza le définit par un rapport constant, 
spécial [certa quœdam ratio) entre un certain nombre 
de mouvements. Quelques changements de vitesse ou 
de direction que ces mouvements subissent, séparément 
ou dans leur ensemble, l'individu subsiste, tant que 
le rappoii qui les unit reste le même 2. L'individu est 
essentiellement un tel rapport; il faut plutôt le com- 
parer à un nombre qu'à une substance. 

Spinoza, toutefois, ne renonce pas entièrement à la 
conception cartésienne. Par désir de ne rien perdre, 
il la juxtapose simplement à la sienne. A côté des indi- 

1. Lett. 32. 

2. Lemmes VI et VII et la Déf. qui précède le Lemrae III. 



l'éthique, 181 

vidus il garde des corps inprganisés, homogènes, 
conçus à la façon de Descartes ^ Il fait de ces corps 
les éléments premiers de Tindividu, dont la définition 
dès lors se complique. L'individu n'est pas seulement 
un rapport spécial entre certains mouvements, mais 
aussi entre certains éléments matériels. Que ces élé- 
ments augmentent, diminuent de volume, soient rem- 
placés par d'autres, l'individu subsiste tant que le 
rapport qui les unit reste constant 2. De tels corps inor- 
ganiques n'ont pas entre eux de distinction réelle ; ils 
enveloppent tous un même attribut, l'étendue. C'est 
proprement à eux que s'applique la réduction néces- 
saire à la substance unique. 

C'est même à eux seuls, peut-on affirmer, et cela est 
de conséquence grave dans le système. Comment, en 
effet, les individus, entant que singuliers, pourront-ils 
se réduire à la Substance, fondement général des êtres? 
C'est un problème latent dans la philosophie de Spinoza. 
On le pressent dès les premières lignes de V Éthique y 
mais il se pose maintenant d'une façon pressante, iné- 
luctable, depuis que l'individu est clairement défini. 
Les êtres inorganiques sont des portions d'étendue ho- 
mogène, mais l'individu est d'autre nature ; il est un rap- 
port, quelque chose d'aussi singulier, d'aussi imma- 
tériel qu'un nombre. Comme il échappe à l'attribut 
de l'étendue ,' la théorie de la substance reste devant 
lui sans application. Faudra-t-il donc s'arrêter devant 

1. Voy. la note qui sait Tax. 2. 

2. Lemmes IV et V. 



L- 



-) 



182 BENOIT DE SPINOZA. 

rirréductible distinction des individus, renoncer à les 
ramener, par quelque autre tour, à l'unité'? C'est, dans 
le système, le moment d'une véritable crise. Spinoza 
en sort par une invention décisive, que lui inspirent 
certaines recherches scientifiques contemporaines. 

Entre 1660 et 1675, une conception nouvelle de l'or- 
ganisme humain tendait à se faire jour. Un opticien 
d'Amsterdam, Leeuwenhoeck, avait découvert, au mi- 
croscope, que les globules du sang, où Malpighi ne 
voyait que des globules graisseux, étaient de petits 
organismes vivants, de vrais individus dans l'individu. 
L'étude de la génération, rendue d'actualité par le De 
Generatione du grand Harvey (Londres, 1651) et le 
livre posthume de Descartes De la formation du fœtus 
(Leyde, 1662), avait amené ^ la découverte d'autres in- 
dividus microscopiques, les spermatozoaires. Swammer- 
dam enfin, dans son Histoire des Insectes (Utrecht, 
1669), généralisait ces observations et admettait que 
chaque organe d'un animal est une sorte d'animal lui- 
même, pouvant être composé à son tour d'organes 
semblables à lui. On trouve déjà dans les notes de 
Pascal (1662) l'annonce de cette conception à lequelle 
Leibnitz donnera son expression populaire dans un 
j)assage fameux de la Monadologie (1714). « Chaque 
portion de la matière peut être conçue comme un jardin 

1. CoDtrairemeiit aax vues de Descartes. 

2. Aatogr, p. 347. « Qu'an ciron lai offre dans la petitesse de son corps, 
des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des Joinlares, 
des veines dans ces Jambes, da sang dans ces veines, des humears dans 
ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes... » 



L ÉTHIQUE. 183 

plein de plantes et comme un étang plein de poissons. 

Mais chaque rameau de U plante, chaque membre de 

ranimai, chaque goutte de ces humeurs est encore un 

tel jardin ou un tel étang. » 

Spinoza, fort curieux d'anatomie *, s'inspire de ces vues 

nouvelles, et, comme Leibnitz,lcs généralise, mais dans 
un autre sens. Il ne songe pas à poursuivre l'analyse 
de l'individu pour trouver l'organisation à l'infini de 
ses éléments, puisqu'il admet, au contraire, que les 
éléments premiers sont inorganiques. Mais il considère 
rindivîdu une fois formé comme membre d'un autre 
individu, membre lui-même d'un individu supérieur, 
ainsi de suite, jusqu'à embrasser, par voie de synthèse, 
rindi\âdu suprême, qui est la Nature entière. « La Na- 
ture est un seul individu, dont les parties, c'est-à-dire 
tous les corps, varient d'une infinité de façons sans que 
rindividu lui-même, dans sa totalité, reçoive aucun 
changement -. » Telle est l'idée nouvelle de la Nature- 
Individu, opposée à l'ancienne idée de la Nature-Subs- 
tsgice. 

On peut chercher le retentissement de l'invention 

1. Voy. daDS sa Bibliothèque, XAnatomie de Riolan (1626), p. 139; — 
Bartholin (1651), p. 177; — de Stenon, p. 196; —les ObservatUms médi- 
cales de Tulp (1672), p. 177; — le De generatione de Velthaysen (1657). 

2. Lemme VI, se. — Leibnitzsc refusait de faire celte synthèse : a II y a 
une inGnllé de créatures dans la moindre parcelle de la matière, mais 
rUniTers ne peut pas être considéré comme un Animal, ou comme une 
Substance. » Théod., § 195 (Leibnitz rapproche ainsi la théorie de l'unique 
Animal de la théorie de Tunique Substance). — « Comme un étang peut fort 
bien être plein de poissons, ou autres corps organiques, quoiqu'il ne soit 
point lui-même un animal ou corps organique mais seulement une masse 
qui les contient » {Théod., Préf. — Gehr., p. 44). — Pascal, an contraire. 



184. BENOIT DE SPINOZA. 

sur le système entier. Nul doute qu'il ne soit très grand. 
Les êtres vagues, généraux ou universels, — entités, 
êtres de raison ou d'imagination, — seront traqués 
avec plus de rigueur que jamais. Tout être réel, à la 
seule exception des éléments inorganiques, sera tenu, 
pour exister, d'être original, singulier. Dieu lui-même 
sera l'Individu total, mais un individu encore. Au 
lieu de trois seuls degrés d'existence , — modes , at- 
tributs, substance, — toute une échelle nouvelle 
s'offrira : éléments inorganiques, individus, individus 
d'individus, etc. L'ordre des idées suivra l'ordre des 
choses. La simple distinction des idées en adéquates 
et inadéquates ne suffira plus; à l'emboîtement des 
individus dans la nature devra correspondre un jeu 
complexe d'enveloppements des idées et, à leur suite, 
des passions. Les descriptions de la première « Éthique », 
c'est-à-dire du Court Traité^ ne seront plus suffisantes. 
C'est le système entier qu'il faudra reprendre sur une 
trame plus riche. 

De là vient la désharmonie que l'on sent confusément 
entre VÉthique et les propositions sur la Substance qui 
l'ouvrent. Ces propositions représentent, en quelque 
sorte, un état plus ancien de pensée. Ce n'est pas dire 
qu'il y ait eu de changement réel dans la pensée de 

avait adoplé en matière religieuse une Tue analogue à celle de Spinoza. 
Il considérait les chrétiens comme les organes vivants, les « membres 
pensants » d'un même individu, Jésus-Christ, et il voyait en cela tout le 
propre de la morale chrétienne, (Voy. dans la copie A la liasse « Mo- 
rale chrétienne » qui est à peu près rassemblée dans l'éd. Brunscbvicg 
473-184.} 



l'éthique. 185 

Spinoza, ni de progrès au sens propre. L'affirmation 
essentielle que le Tout est un et éternel n'est pas abso- 
lument liée à une théorie particulière. Au lieu de la 
conception néo-scolastique d'une'substance unique d'où 
ruisselle le nombre infini des modes apparents, Spinoza 
aurait pu s'approprier la conception cartésienne d'un 
espace unique où tous les mouvements reviennent en 
un inévitable cercle, et à ces deux conceptions il en 
pouvait aussi substituer une autre, celle d'un animal 
uniqpie, dont les éléments sont emportés dans un tour- 
billon perpétuel, sans que, lui-même, il évolue. C'étaient 
trois façons d'affirmer Funité des choses et d'en nier le 
devenir ; passer de l'une à l'autre n'était pas un chan- 
gement réel. A supposer même que Spinoza eût rayé 
complètement la théorie de la Substance, il n'y eût pas 
eu là proprement un progrès, mais une pure substitu- 
tion d'expressions. 

Pourquoi ne l'a-t-il pas fait? Pourquoi, à côté de la 
théorie de l'Individu, a-t-il laissé subsister la théorie 

■ 

de la Substance et même, si l'on tient compte des corps 
inorganiques, les vestiges d'une théorie intermédiaire 
que Descartes aurait inspirée? Il faut reconnaître là un 
trait de son tempérament intellectuel que nous avons 
déjà observé, l'hésitation infinie, qui retarde le choix, 
et une certaine avarice d'esprit, qui empêche de rien 
sacrifier. Le même trait se retrouve dans le détail. 
Avant de définir, par exemple, l'individu, par un rap- 
port constant entre certains mouvements, Spinoza 
l'avait conçu grossièrement comme un agrégat matériel 



186 BENOIT DE SPINOZA. 

( qu'une pression extérieure empêche de se dissoudre \ 
Renoncera-t-il à cette première idée? D'aucune façon. 
Sa définition mettra les deux conceptions sur le même 
plan, sans choisir Tune, sans sacrifier l'autre : « Lors- 
qu'un certain nombre de corps sont ainsi pressés, qu'ils 
s'appuient les uns sur les autres, (oèi Ijorsqu'ils se com- 
muniquent leurs mouvements suivant un rapport dé- 
terminé, nous disons qu'ils constituent un individu 2. » 
Cette indécision est constante dans YÉthique^ et c'est 
un défaut du système de n'être pas assez pur, trop 
composite, en un mot pas assez systématique encore. 

1. Cf. Entret, av. Tschimhausen (1675), Slein, p. 281 : Putal oriri 
unionem corporum a pressione quadani, 

2. Déf. après l'ax. 2. 



LIVRE II 



2. THÉORIE DE LA COfCNAISSANGE . 



Dans V Éthique^ le second livre est, par excellence, 
un morceau de connaisseurs , à entendre par là que 
la main de l'ouvrier y semble plus admirable que l'ou- 
vrage lui-même. C'est un travail profond et confus de 
réflexion sur une formule à laquelle Spinoza était arrivé 
dès 1665 ^ « Il y a une puissance dépenser infinie qui 
perçoit toute la nature ; l'âme humaine, c'est cette même 
pensée, en tant qu'elle perçoit une partie de la nature, 
le corps humain. » La formule est fouillée, pénétrée, 
poussée à bout ; elle est ensuite « essayée », ajustée à 
la fois à plusieurs systèmes d'idées. Cela donne un 
ensemble, malaisé, verrons-nous, à mettre entièrement 
d'accord, mais on y peut étudier du moins l'effort pa- 
tient de la pensée spéculative, y prendre, en quelque 
sorte, une leçon de technique métaphysique. 

1. Lelt. 32, à Oldenburg. 



188 BENOIT DE SPINOZA. 



I 



L'âme perçoit le corps. En d'autres termes, au corps 
est unie la connaissance, Tidée du corps. Il faut, avec 
Descartes, poser cela en fait ^ Mais ne peut-on remonter 
yX au delà? Quelle est la nature de ce rapport? A deux 
reprises, Spinoza essaie de l'approfondir. Le vice d'ex- 
position à la fois et l'intérêt « technique » du début du 
second livre ^ est de présenter, sans choix, le résultat 
^ de ces deux tentatives. 

Dans toute difficulté, le premier recours est à Dieu. 
La méthode propre dont Spinoza se vante ^ est de tou- 
jours remonter à la cause première. L'âme humaine 
n'étant qu'une partie de Dieu, nous ne devons pas dire : 
« l'âme perçoit le corps » , mais : « Dieu, en tant qu'il 
constitue l'âme humaine, perçoit le corps humain *. » 
Mais le corps humain n'est, lui-même, sous un autre 
attribut, qu'une partie de Dieu. L'union de l'âme et du 
corps n'est ainsi qu'un épisode du parallélisme des 
attributs divins ; l'unité dernière se fait en la Subs- 
tance. 

Cette première solution ne contente pas l'esprit. Elle 
élargit le problème sans beaucoup l'éclaircir. Que 
la relation soit mise entre deux modes , — âme hu- 

1. II, ax. 4. 

2. Pr. 1 à 13. 

3. II, 10, se. 1. 



l'éthique. 189 

maine, corps humain, — ou entre deux attributs, 
— Étendue et Pensée, — peu importe; c'est la nature 
même de cette relation qu'il s'agit de préciser. Faire 
appel à l'unité de la Substance n'est pas décisif; l'es- 
prit veut remonter ici aux raisons pour lesquelles, jus- 
tement, la Substance est une. Spinoza y remonte. Il y a 
pour lui un principe d'explication supérieur à la Subs- 
tance même, c'est l'Entendement absolu. Il le réclame 
plusieurs fois. Pourquoi de la Substance, par exemple, 
les modes découlent-ils? Parce que d'une définition 
l'Entendement déduit certaines propriétés ^. Qu'embrasse 
au juste la Substance? Elle embrasse exactement tout 
ce qu'un Entendement infini peut concevoir en elle^. 
L'Entendement domine la Substance. Spinoza était ainsi 
porté à réunir l'âme et le corps, non seulement en la 
Substance, mais pour l'Entendement absolu; plus clai- 
rement, à chercher entre eux par delà le lien méta- 
physique un lien logique, analytique, par delà l'identité 
de substance une identité absolue. 

D'où la seconde solution. Le corps et l'idée du corps 
sont donnés dans le même acte de pensée, non pas 
comme deux termes, comme un seul. 11 ne faudrait pas 
dire : « l'âme perçoit le corps », mais se servir d'un 
impersonnel : « il se perçoit un corps ». Dire : il y a telle 



1. IK 11. cor.' 

2. 1, 16, dém. 

3. II, 7, Bc. : Qaicquid ab Infinito Intellectu percipi potest tanquam 
sabstanUae essenUam constituens, id omne ad unicam tantam substantiam 
pertinet. 



n 



■ 1 



190 BENOIT DE SPINOZA. 

chose, ne suffit pas à poser Texistence de cette chose; 
il faudrait dire rigoureusement : 

J2 y a telle chose, 

Il sait qu'il y a telle chose, 

Il sait qu'il sait qu'il y a telle chose, etc. 

En traduction grossière , par substantifs, « il » repré- 
sente Dieu, « il sait » représente l'âme, « il sait<ju'il 
sait » ridée de Tàme, ainsi de suite. Tout objet, le corps 
humain par conséquent, est accompagné nécessaire- 
ment de son « idée » ou de son âme. « Tout a une âme * » ; 
un « objet inanimé » est véritablement un non-sens dans 
les termes. Et Tâme, à son tour, se comporte comme un 
objet pour une idée supérieure. « Il y a une idée de 
Tâme qid est unie à Tâme absolument de la même façon 
que Tâme est unie au corps^. » Pour chaque objet donné, 
il y a ainsi une superposition d'âmes à l'infini ^, L'iden- 
tité du corps et de l'âme n'est qu'un moment de l'iden- 
tité absolue qui embrasse tous les termes de cette série 
à l'infini. Elle peut s'exprimer ainsi : être et être conçu 
ne sont qu'une même chose. L'ordre des objets et 
Tordre des idées ne sont pas parallèles, mais identiques*. 

1. H, 13, se. : Omnia.quamvU diversis gradihus, animata «un^ (Cf. UI, 
57, se.).— Cf. Leibn., Entret. av. Tschirnh., Stein, p. 282 : [PtUat] sensum 
quendam in omnibus esse reb^is pro gradibus existendi. — Lés bétes ont 
donc une âme (III, 57, se; — IV, 37, se. ad fin,). — Les degrés dans les 
âmes correspondent aux degrés de perfection des corps. 

2. II, 21. 

3. Lettr. 66, à Tscbirnhausen (1675) : Infinitœ ideae, quibns unaqaœque 
res exprimitur, unam Mentem constituere nequeunt, sed infinitas. 

4. II, 7. Celte Proposition est absolument indépendante de la théorie de 



L ETHIQUE. 191 

Nous touchons ici à la racine même de la pensée de 
Spinoza : la réalité suprême est un Entendement, où 
les idées et les objets de ces idées se confondent^ 

Telles sont les deux solutions du problème de l'union 
de l'âme et du corps : l'une que nous désignerons du 
nom de substantîaliste, qui rattache l'àme et le corps 
à deux attributs parallèles de la Substance divine, l 
l'autre que nous appellerons inteUectualiste, qui les 
identifie d'emblée au regard de l'Entendement ab- 
solu. 

Ces deux solutions sont-elles compatibles? Aucune- 
ment. Selon la première, le corps et Tâme gardent 
chacun leur essence; selon la seconde, ils ont la même 
tous les deux. Précisons encore : c'est sur le terme même 
d'essence qu'il faut de toute force opter. En conception 
substantialiste , le corps et l'âme ont chacun pour essence 
d'être des modifications de deux attributs dirons 2. Leur 
essence n'implique d'aucune manière qu'ils existent 
réellement 3. N'existeraient-ils pas, on se formerait d'eux 
une idée tout aussi vraie. L'existence ne leur ajoute 
rien; c'est un inutile surcroît. Tous les hommes peuvent 
péril* sans que l'essence de l'homme en soit atteinte. 
Le mot essence est pris ici, en définitive, au sens clas- 

la Sabstance. Elle s'appuie uniquement sur un axiome avec qui elle se 
confond (I, ax. 4}. 

1. II, 7, se. î <c C'est ce qui paraît avoir <^té aperçu par quelques Juifs, qui 
soutiennent que Dieu, TEntendement de Dieu, et les choses qu'il conçoit 
ne font qu'un. » 

2. II, 10, cor. 

3. 1, 24, se.; — II, ax. 1. 



192 BENOIT DE SPINOZA. 

sique d' « essence intelligible » ; il exprime ce qu'il y 
a dans les êtres de commun, de généraU. 

Dans Tautre conception, au contraire, l'essence n'ex- 
prime plus Funité, sous un même attribut, de plusieurs 
êtres de même espèce, mais l'identité du corps et de 
l'âme d'un être singulier. Elle est spéciale à cet être. 
A vrai dire, le terme scolastique d'essence ne convient 
plus ici, à moins de créer, comme le fait Spinoza, le 
terme paradoxal, contradictoire , à! essence particulière. 
Mais l'essence particulière, si l'on emploie ce mot, ne 
doit plus avoir aucun des caractères de l'essence scolas- 
tique. Elle n'est plus indépendante de l'existence. Elle 
n'appartient, au contraire, qu'à des êtres réels, existant 
« en acte ». Sa définition est : ce sans quoi une chose 
ne peut exister, et qui n'existe pas si la chose n'existe 
pas 2. Spinoza consacre un scolie à opposer cette défini- 
tion à l'ancienne notion : ce sans quoi une chose ne 
peut être conçue 3. Mon essence particulière est, en 
somme, mon individualité, réelle, inintelligible peut- 
être, mon moi. La conception intellectualiste peut aussi 
se nommer individualiste. Elle se soudera sans peine à 
la théorie de l'Individu. 

Entre les deux acceptions d'un même terme, le choix 
était nécessaire. Spinoza, cependant, n'a pas fait le 
choix. Il met eu axiome que l'essence de l'homme n'im- 



1. Spinoza emploie dans le même sens les termes de nature, forme (II, 10) ; 
essence formelle (I, 17, se. fin); Teritas extra intellectum (I, 8, se. 2;. 

2. II, Déf. 2. 

3. II, 10, se. 2. 



l'éthique. 193 

plique pas Texistence de rhomme * ; il met en définition, 
au contraire, que l'essence d'une chose ne peut pas 
exister sans que la chose existe 2. Les premières propo- 
sitions du second livre répètent la même contradiction 3. 
Elles se rattachent tantôt à Tune, tantôt à l'autre des 
deux conceptions opposées ^, ou même à l'une et l'autre, 
à la fois, par pur rapprochement verbal 5, ou grâce à 
terme à double entente qui , pour passer de l'une à l'autre , 
sert comme de pivot ^. Il en résulte, il le faut bien dire, 
une réelle confusion. On ne peut parler simplement de 
tendances divergentes. Le mode d'exposition qu'a choisi 
l'auteur ne laisse pas d'arrière-plan; tout est également 



1. II, ax. 1. 

2. Il, Déf. 2. 

3. II, 10, cor. : a L'essence de riiomme ne consiste qu'en certaines mo- 
difications des attributs de Dieu. » — II, 11 : « L'être de l'âme humaine 
consiste en l'idée d une cliose particulière distant en acte. » 

4. A la première se rattachent ks Proposit. 1 à 6, 8, 10, cor. de 11, 13; 
à la seconde les Proposit. 7, cor. de 9, 11, 12. Il faut joindre au deuxième 
groupe la Proposit. 9 qui combat sur. un point la théorie de l'unité subs- 
tantielle. Cette théorie tendait, en effet, à confondre toutes les idées en 
ridée unique de Dieu, pour faciliter ainsi la réduction de toute idée à la 
Substance (Pr. 3, 4, 3). La Proposit. 9' substitue à cette idée unique une 
série discrète et indéfinie d'idées. On peut comparer ce changement à la 
réforme mécanique dont il a été question, qui remplaçait le circuit unique 
de mouvements, par une suite linéaire, indéfinie, de mouvements.— L'idée 
unique de Dieu n'embrassera plus que les idées des objets qui n'existent 
pas (Pr. 8 et cor.). 

5. II, 7, se. : a .Sic etiam. » 

6. II, 11, dém. Le pivot est le terme à' idée. L'idée peut être prise en 
effet, soit comme une pure modification de l'attribut Pensée, soit comme 
analyUqucment liée à l'existence d'un objet réel. 

On doit observer que les propositions intellectualistes, restant dans 
l'individuel, se prélent moins que les autres à des démonstrations. 

BENOIT DE SPINOZA. 13 



194- BENOIT DE SPINOZA. 

affinné. Il y a concurrence, collision d'éléments incom- 
patibles, de double venue. 



II 



\ L'opposition s'étale dans le reste du livre. Le fonde- 
; ment métaphysique de la connaissance n'a pas été choisi . 
Il peut être ou le parallélisme de la Pensée et de l'É- 
tendue, ou l'identité logique du corps et de l'àme d'un 
même individu. L'ambiguïté subsistera quand il va 
s'agir d'approfondir les connaissances mêmes, non certes 
dans le détail , mais pour trouver du moins par où nous 
atteignons l'idée de Dieu, c'est-à-dire le souverain bon- 
heur. Deux solutions, d'inégal intérêt, vont être pro- 
posées, l'une ne faisant appel qu'à l'individu, l'autre 
faisant appel à la Substance. 



Spinoza s'en tient d'abord à l'individu. Atteindre Dieu, 
atteindre même la moindre idée légitime parait aussitôt 
d'une inouïe difficulté. Chaque individu est un composé 
d'individus, en d'autres termes, corps et àme ne faisant 
qu'un, son âme est un composé d'âmes ^ Il n'a donc pas 
l'idée d'ensemble de lui-même, de son âme ^ ni de son 

1. Pr. 15. 

2. Pr. 23, 29. 



I 



L ÉTHIQUE. 195 

corps*. Il n'a pas même l'idée complète d'aucune de ses 
parties, car cette partie est composée à son tour d'élé- 
ments individuels 2. Pour trouver des idées pleines, 
simples, il faut reculer en deçà de l'individu premier. 
L'indi^ddu premier est un rapport spécial et constant 
entre certains mouvements élémentaires. Les seules 
idées complètes, bien que confuses, que j'aie, sont les 
idées de ces mouvements élémentaires, c'est-à-dire des 
affections du corps. Tout est là; rien autre n'est donné. 
Quelle que soit la connaissance à laquelle j'aspire, des 
objets extérieurs, de moi-même, ou de Dieu, il la faudra 
extraire ou composer de ceci seulement : l'idée d'une 
affection du corps. 

Rude nécessité! Comment arriver, néanmoins, à la 
connaissance de Dieu? — car du reste je puis sans doute 
me passer. Le moyen de faire sortir la connaissance 
de Dieu de la simple idée d'une affection corporelle ! 

Pourra-t-on tirer parti de ce fait : l'affection n'est 
pas un mouvement spontané de mon corps, mais un 
choc transmis d'un corps voisin? L'idée de l'affection 
est, par suite, présentation d'un objet, perception. Je 
perçois des corps étrangers : y a-t-il moyen de trouver 
Dieu au fond de cette perception? 

Non, apparemment. Il faudrait, pour cela, me repré- 
senter le corps étranger comme contenant autre chose 
que lui-même, comme enveloppant une essence intelli- 
gible, un attribut qui envelopperait lui-même la Subs- 

1. Pr. 19, 27. 

2. Pr. 24. 



196 BENOIT DE SPINOZA. 

tance. C'est une conception qui n*a que faire ici. La 
perception dont il s'agit fait connaître l'existence de 
l'objet, rien au delà *. 

Sans doute. Mais dans l'existence même, ne puis-je 
trouver Dieu? L'existence n'est pas domiée dans un 
éclair. Elle persévère, elle est continuation d'existence, 
durée. Or on convient, d'une bouche unanime, que cette 
continuation même est proprement la création divine, 
création immanente, qui n'est pas simple génération. 
Ne saisirai-je pas dans les choses ce Dieu, force intime 
qui les fait durer? 

Non encore. Ce n'est pas l'existence des choses au 
sens métaphysique, ce n'est pas leur durée que me fait 
connaître la perception, mais seulement leur existence 
« en acte », c'est-à-dire leur simple présence 2. Elle 
n'implique rien sur leur réalité même. Des objets peu- 
vent m'ètre <( présents » sans être réels. C'est le cas de 
l'imagination et de la mémoire; Spinoza en décrit le 
mécanisme, d'une façon trop brève, d'ailleurs, toute 
schématique 3. Il ne met guère de différence entre la 



1. Pr. 25. 

2. Pr. 17. 

3. Voici comment on peut expliquer le corollaire, assez obscur, où Spi- 
noza explique la possibilité de l'imagination (Pr. 17, cor.): 

Soit AB un cours de parties fluides (esprits animaux], xy une surface 
molle (le cerveau). S*il se produit un choc en A, la réflexion des esprits 
animaux se fait en BA ; la perception du corps qui a produit le choc a lieu 
en A. — Mais comme la surface xy est molle, le choc même Ta modifiée 
et lui a fait prendre une autre position, xy' par exemple. Dès lors, à un 
second choc, la réflexion des esprits animaux sera changée, elle se fera en 
BA' et la perception du corps aura lieu en A'. Ainsi la seconde perception 



l'étbique. 



197 



perception sensible et Tiniagination; dans le Traité 
de Théologie y les deux termes sont même synony- 
mes ^ Perception, imagination, mémoire, ont de com- 
mun qu'elles enveloppent [involvunt) mais n'expli- 
quent pas {explicant)\dL présence des choses extérieures. 
Le rideau des affections corporelles est impénétrable, 
sans épaisseur. Il est vain de chercher, derrière lui, 
Dieu ni quoi que ce soit. 

Il faut me replier encore sur ce qui m'est seul donné, 
les idées des affections de mon corps; donnons-leur 
un nom, mes passions [affectus). Mais la tentative précé- 



^ y 






j <•' 



qne noQs ayons don objet n'est déjà pins absolument la même que la 
première. Si la première est appelée « réelle », la seconde déjà doit être 




(1) 



(5) 



appelée « imaginaire ». — Dès lors on comprend que le mouvement spon- 
tané des esprits animaux produise une perception imaginaire semblable, 
à condition qu'une première perception ait eu lieu. C'est en ce sens aussi 
qu'on peut dire que nos perceptions expriment bien plus la constitution 
de notre corps (les traces de notre cerYcau) que la nature du corps perçu 
(Pr. 16, cor. 2). 

Spinoza ne donne cette explication que pour « aussi bonne qu'une autre » 
(Pr. 17, se). On remarquera quelle différence il y a entre une telle expli- 
cation purement abstraite et schématique, et celles de Descartes qui ont 
toujours pour base des observations physiologiques. 

f. Ch. I et II. 



198 BENOIT DE SPINOZA. 

dente m'a fait pressentir un nouveau moyen d'atteindre 
Dieu, le saisir au fond de J 'existence d une chose, dans 
l'acte même de création qui fait que cette existence per- 
sévère. Sans doute, je ne puis l'atteindre ainsi dans les 
choses extérieures, mais peut-être Tatteindrai-je en 
moi-même. La voie est tracée. Il faudrait montrer que 
le fond de mes passions est la force même par laquelle 
je persévère dans l'être, puis rattacher à Dieu la per- 
sévérance dans l'être, en essayant de la greffer sur son 
éternité. C'est à un Traité des passions que tout d'abord 
je serai conduit. Comment passer ensuite à l'éternité*? 
Spinoza pousse jusqu'au bout sa critique de notre con- 
naissance. Dans deux propositions hardies 2, il nie que 
nous ayons la notion claire de la durée, pas plus en 
nous-mêmes que dans les choses. Mais la durée n'est 
que « l'existence conçue d'une façon abstraite, comme 
une forme de la quantité ^ » ; ce n'est que l'imag-e de 
l'existence : appelévident au dernier livre de 1' « Éthique », 
où il apparaîtra que la vraie forme de l'existence est 
l'éternité. Spinoza s'y fera gloire d'avoir trouvé Dieu 
dans l'individuel, par une méthode bien préférable à 
celle qui recourt à la substance et au général^. Au point 



1. A la déHnitioa classique de la durée : duratioest continuitas exis^ 
tendi (Burgersdijck, InsU nat, I, c. 27, cité par Freudeutbal), Spinoza 
ajoute indefinita [U, Def. 5). Durer sera, par dénnilion, durer indéfini- 
ment. ^ C'est un intermédiaire pour passer de la durée à l'éternité. 

2. Pr. 30 et 31. 

3. n, 45, se. : ianquam qvxdam quantitatis species. 

4. V, 36, se. fin. 



l'éthique. 199 

où nous en sommes, la théorie semble prête pour le 
merveilleux couronnement que lui donnera le cinquième 
livre. 



III 



Mais c'est alors que s'introduit une sorte de variante ^ 
Prématurément, sans attendre la fin de l'Éthique, Dieu 
serait trouvé, et par une voie si facile -que tout le reste 
ne semblerait plus que peine inutile. 

Il suffit de renoncer à la conception de l'individu et 
de ramener la théorie de la Substance, avec son cor- 
tège : modes enveloppés, attributs parallèles. Dès lors, 
en effet, tout va de soi. Les corps sont les modes d'un 
seul attribut, l'Étendue. Il y a donc, par définition, 
quelque chose qui leur est commun à tous, qui se re- 
trouve également dans leur ensemble et dans chacun 
d'eux; c'est l'Étendue elle-même. Il y correspond, par 
conséquent, en vertu du parallélisme des attributs, une 
idée qu'on pourra appeler, d'un terme cartésien dé- 
tourné de son sens, une notion commune 2. Une telle 



1. Pr. 32-48. 

2. Pr. 38 et cor. — Dans Descartes une « notion commune » est propre- 
ment un axiome, par exemple «c on ne peut faire quelque chose de rien » 
[Prfnc. de Ph., I, 48-50). Dans le premier livre de l'Éthique, Spinoza em- 
ploie encore ce terme au même sens que Descartes [I, 8, se. 2). 



200 BENOIT DE SPINOZA. 

idée , bien que tirée d'un corps particulier, n'aura rien 
de partiel; elle s'appliquera à l'attribut entier, elle sera 
complète en soi, adéquate. Et ce ne sera rien autre 
que l'idée même de Dieu, considéré sous un certain 
attributs Si vous éliminez l'individuel, le Tout, c'est-à- 
dire Dieu, s'impose trop évidemment. 

Le difficile n'est pas ici d'atteindre l'idée de Dieu, 
mais de former correctement une seule idée adéquate. 
Il s'agit de séparer la notion commune des autres géné- 
ralisations, des termes <c transcendantaux », l'Être, la 
Chose, et des « imiversaux », THomme, le Chien, le 
Cheval, termes qui ne sont dus qu'à l'obscurcissement 
et à la confusion des images. C'est tout un traité de 
logique génétique que Spinoza reconnaît qu'il devrait 
écrire 2. Il se borne à reprendre, en manière d'indica- 
tion, sa théorie des trois modes de connaissance^. Mais 
cette théorie, qui avait sa pleine signification dans le 
Court Traité y un sens déjà moins précis dans le De 
Emendatione, devient ici assez obscure. Il s'agit moins 
des modes de connaissance que des moyens de former 
des notions universelles. Nous les formons, soit d'après 
une expérience vague ou des signes (premier genre), 

1. Compliquons même les données. Mettons le Mouvement, par exemple, 
au même rang que l'Étendue. Qu'il ne soit plus question d'Attributs, mais 
seulement de « propriétés communes » des choses. Il ne se formera pas 
moins de chacune de ces propriétés une « notion commune », et de même 
que ces propriétés se trouTcnt unies dans le corps, les notions communes 
s'uniront entre elles, jusqu'à être embrassées par l'idée totale, l'idée de 
Dieu. 

2. Pr. 40, se. 1. 

3. Pr. 40, ST. î. 



L ÉTHIQUE. 201 

soit par les « notions communes » (second genre), soit 
<« en allant de l'idée adéquate de l'essence formelle de 
certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de 
l'essence des choses » (troisième genre). La place inter- 
médiaire entre la connaissance sensible et la connais- 
sance intuitive est occupée ici par la notion commune. 
La connaissance par notions communes semble s'op- 
poser à la connaissance sensible en ce qu'elle serait 
active et non passive ^ à la connaissance intuitive en ce 
cpi'elle saisirait les propriétés universelles, non Fes- 
sence même des objets 2. Mais ce n'est pas clairement 
indiqué. 

Spinoza, d'ailleurs, remplace bientôt le terme de 
« notion commune » par celui d' « idée vraie ». Il lui 
suffit alors de mettre en propositions le De Emenda- 
tion€y en s'arrètant parfois pour montrer qu'il répond 
aux objections classiques^. L'idée vraie enveloppe la 
certitude : il n'y a pas de règle de vérité plus claire 
qu'une idée vraie ^. L'idée vraie nous est seule donnée : 
Terreur n'a rien de réel, c'est une connaissance incom- 
plète : par exemple, connaître mes actions sans en con- 
naître les causes^. L'idée vraie enveloppe la nécessité 
et l'éternité : la notion de futurs contingents est une 



1. Dans l'Entretien ayec Tscbirnhaosen, elle est nommée pragmativa 
(Stein, p. 281). 

2. Cf. V, 36, se. 

3. Pr. 43, se. 

4. Pr. 43 : Veritas norma sut et falsi est. 

5. Pr. 43, se. 



202 BENOIT DE SPINOZA. 

notion tout imaginaire dont on voit aisément la genèse ^. 
L'idée vraie, enfin, ou même Tidée d'un objet quel- 
conque, enveloppe Tessence éternelle-infinie de Dieu. 
C'est la proposition essentielle, celle où finit par éclater 
la contradiction des deux méthodes suivies par l'auteur. 
Dans l'énoncé, il n'est question que de l'existence « en 
acte » de l'objet. La démonstration substitue à l'exis- 
tence en acte, l'essence de l'objet, entendue au sens 
substantialiste, l'essence qui envelopperait un attribut 
divin. Comment l'existence en acte, c'est-à-dire la pure 
et simple présence d'une chose, peut-elle envelopper 
l'essence de cette chose, et, par delà l'essence, un at- 
tribut divin et la Substance même? La difficulté est 
insurmontable, Spinoza l'a montré plus haut. Il la sent; 
il propose en note une solution intermédiaire 2. Dieu 
serait atteint à travers l'existence proprement dite des 
choses, à la condition d'entendre l'existence au sens de 
persévérance dans l'être. On ne peut s'en tenir là. Il 
faudra reconnaître, comme il le fera plus tard, qu'en- 
tendue en ce sens, l'existence n'est pas perçue dans les 
choses, mais seulement en nous. Je sens, en moi- 
même, mon éternité; je ne sens pas dans les choses la 
leur. On est ramené à la théorie précédente, avec la- 
quelle le reste de ï Éthique est en continuité, et la série 
des propositions que nous venons d'examiner semble 
ainsi décidément un épisode inutile, une surcharge. 
En façon d'appendice au second livre, et presque 

1. Pr. 44, ses corollaires et soq scolie. 

2. Pr, 45, se. 



l'éthique. 203 

sans la forme géométrique, s'ajoute xme brève théorie 
de la volonté, qui, sans se trouver nécessaire ici, « in- 
téresse toutefois la vérité de la spéculation et la sagesse 
de la pratique * ». La voici d'un mot. La volonté se 
confond avec Tentendement. Uïie volition n'est autre 
chose qu'une idée : concevoir un triangle, et affirmer 
que ses trois angles sont égaux à deux droits, c'est une 
même chose. Encore faut-il prendre soin de distinguer 
les idées des images et des mots. L'on est habitué aux 
images des choses et ce sont les idées que Ton consi- 
dère comme de pures fictions, fruits de la fantaisie. 
On les croit des figures muettes, tracées sur un tableau. 
On ne prend pas garde à leur réalité agissante. D'autre 
part, on croit opposer la volonté à la pensée, quand 
on oppose seulement les mots : je veux, je décide y à la 
pensée. Agir, c'est penser. — Pour défendre contre 
les objections diverses des cartésiens l'identité de la 
volonté et de l'entendement, Spinoza retrouve un mo- 
ment la verve courte et pressante des Cogitata. — 
La volonté s'étend-elle plus loin que l'entendement? 
La volonté s'étend plus loin que les idées claires et 
distinctes, mais non que toutes les idées. Nous pouvons 
sentir. Tune après l'autre, une infinité de choses ; celles 
que nous ne pouvons pas sentir, nous ne les atteignons 
par aucune volition. — Pouvons-nous suspendre notre 
jugement? Non, suspendre son jugement, c'est sim- 
plement ne pas percevoir d'une façon adéquate. C'est 
affaire de perception, non de volonté. Il est impossible 
de percevoir sans affirmer; en rêve, nous sommes cer- 



20^ BENOIT DE SPINOZA. 

tains, nous ne doutons que si nous rêvons que nous 
rêvons. Nous affirmerions sans hésitation Texistence 
d'im cheval ailé, si aucune autre perception ne s'y 
opposait. — Faut-il même puissance pour affirmer le 
faux que le vrai? Non, affirmer le faux est un état né- 
gatif de l'âme, affirmer le vrai un état positif. — Que 
fera Tàne de Buridan? Vous supposez qu'il n'a que 
faim et soif, et absolument aucune raison de choisir? 
Eh bien, il mourra de soif et de faim! Pourquoi non? 
Ce ne sera pas un homme, mais un àne, ou, si vous 
voulez, il sera comme un homme qui se pend, comme 
un enfant, comme un fou. 



Tel est, en son ensemble, ce second livre, si complexe, 
si sommaire. Il marque dans le système une sorte de 
revirement, ou de crise. On le dirait composé de deux 
rédactions concurrentes qui tantôt se pénètrent, tantôt 
se succèdent. On l'imaginerait imprimé, comme THexa- 
teuque de Lenormant, sur deux encres de couleur di- 
verse. C'est ainsi, peut-être, qu'on entrerait le mieux 
dans sa structure intime, qu'on assisterait presque à sa 
composition, au travail minutieux et double de Fauteur, 
à ses efforts, à ses angoisses spéculatives, à la joie de ses 
inventions. On pourrait suivre dans le détail la lutte 
et le heurt des deux tendances irréductibles de son 



!. Pr. 48, 49 et se. 



l'éthique. 205 

esprit, le puissant besoin d'unité qui lui a fait forger la 
théorie de Tunique Substance, et le sentiment profond 
de rindividu, qui le ramène toujours à ce qu'il y a de 
singulier dans la personne humaine. Et si, la lecture 
achevée, Ton n'en voulait retenir que Tessentiel, c'est 
au morceau qui forme le cœur du livre qu'on revien- 
drait sans doute*, à ce fragment mémorable où l'ana- 
lyse la plus sévère de nos ignorances laisse intact en 
nous le fondement de la vie éternelle. 

1. Pr. li à 32. 



LIVRE m 



LES PASSIONS 



Les deux livres des Passions (livres III et IV) forment 
une moitié de VÉlhique, C'était pour les lecteurs de 
1677 la moitié la plus importante. Les éditeurs insis- 
tent sur elle seule dans leur préface, et l'ouvrage en- 
tier a pris de ces deux livres le nom d'« Éthique ». 
Spinoza invite à considérer en soi la doctrine qu'ils 
présentent, même si Ton n'y ajoute pas le complément 
du cinquième livre sur Tétcrnité de Tâme*. 



Le mot « Éthique » jusqu'à la fin du xvn* siècle 
désigne d'ordinaire un traité des passions. On peut 
prendre pour type les Passions de Vâme de Des- 
cartes. Aucun développement sur la moralité, l'obliga- 
tion, la conscience morale. La distinction n'était pas 
faite entre la morale et ce que nous appelons la psy- 

l.V. il. 



L ÉTHIQUE. 207 

chologie, non plus qu'entre la psychologie et la physio- 
logie. Le progrès accompli sur l'École avait été de re- 
noncer à Fétemelle division de Téthique : la béatitude 
pour fin, les vertus pour moyens. On déclarait que 
« c'est le bon et le mauvais usage des passions qui fait 
tout le bonheur ou le malheur de la vie * ». L'étude 
des passions avait remplacé l'étude des vertus. Le 
bon goût était de faire plus de cas de la « Rhétorique » 
d'Aristote et de ses naïves descriptions que de 1' « É- 
thique à Nicomaque^ ». Il s'agissait d'expliquer la na- 
ture des passions, leurs causes, leurs effets, d'en dé- 
terminer l'usage, d'en chercher les remèdes. Les 
connaître, c'était déjà les vaincre. « Maintenant que 
nous les connaissons toutes, dit Descartes, nous avons 
moins sujet de les craindre 3. » Il nous reste ainsi toute 
une littérature pleine d'observations fraîches et d'ana- 
lyses déUcates : le Tableau des Passions humaines de 
Coëffeteau (1615, 1624), \e^ Caractères des Passions de 
La Chambre (4 vol. in-4% de 1640 à 1662), YUsage 
des Passions de Senault (1641), les Passions de rame 
de Descartes (1650)*. Spinoza se rattache à cette tra- 
dition. Il déclare lui-même qu'il doit beaucoup à ses 



1. Fass. de Vdme, III, art. 211. 

2. La Chambre, Caractères des passions,!. Avis au lecteur, vers la fin. 
— Descartes, Pass, de l'âmCy III, art. 212. 

3. Spinoza possédait la Rhétorique d'Aristote (Inventaire, p. 157). 

4. Voy. encore un nepmaOûv publié en 1593 par David Hoescbelius et 
faussement attribué par lui à Andronicos de Rhodes. — Le De theologia 
gentili et physiologia christiana de Gehr. J. Vossius (1641, 2 vol.) con- 
tient aussi une théorie des passions. 



208 BENOIT DE SPINOZA. 

prédécesseurs ^ Que doit-il aux deux principaux d'entre 
eux, La Chambre et Descartes? 

La Chambre, médecin de M*' le Chancelier*, est un 
habile écrivain. Il eut, le premier, le dessein de souder 
la morale et la médecine. « Il faut, dit-il, que la mé- 
decine et la philosophie morale se secourent Tune 
l'autre 3. » A tous les caractères moraux d'une passion 
il prétend faire correspondre des caractères corporels 
et par le mouvement du dehors connaître ce qu'il y a 
au dedans. « L'entendement «ne saurait agir si secrète- 
ment, dit-il, que les sens ne s'en aperçoivent* ». Son 
triomphe est la description des signes extérieurs des 
passions. Malgré la gêne d'un style oratoire à la fois 
pompeux et précieux à la Balzac, il arrive à décrire, à 
rendre concret ce qu'il y a de plus insaisissable, Vair, 
par exemple, d'une personne. Pour étudier l'amour, il 
décrira à merveille tout ce qu'on observe dans un 
homme amoureux. L'explication proprement physiolo- 
gique reste, il est vrai, assez vague : « Il n'y a que le 
sang le plus doux et le plus pm* qui s'agite ordinaire- 
ment dans l'amour et qui cause cette chaleur douce et 
vaporeuse qui se répand dans tout le corps 5. » Pour 

« 

1. ni, Praef. : Non defuerunt viri prxstantissimi quorum labori 
et indtutrix nosmullum deherefatemur, qui de recta Vivendi ratione 
prœclara 7nulta scripserunt, 

2. Séguicr. — Voy. sur La Chambre, Kerviler, Le Chancelier Pierre 
Séguier, V édit., 1875. 

3. Les caractères des passions, tome I (1640), Ayis au lecteur, vers la 
fin. 

4. Tome I, p. 2. 

5. P. 77. 



L ËTIIIQUE. 209 

toute la partie d'explication il existait dans l'École une 
théorie complète des passions. Le médecin peut l'a- 
dopter, en laissant la chicane. Les passions sont les 
mouvements divers d'une puissance obscure, Tappétit^ 
La joie est une effusion de Tappétit, l'amour un mou- 
vement d'union, le désir, la hardiesse des élancements, 
l'espérance, la constance des roidissements, la colère 
une agitation turbulente. La Chambre se passerait de 
bon cœur de la volonté ou appétit intellectuel. Il n'y 
voit que la doublure de l'appétit proprement dit. « La 
volonté, dit-il, aime, hait, se réjouit, s'attriste, craint, 
espère de la même façon que l'appétit 2. » Il donne 
peu d'importance à ce qui est dans la passion propre- 
ment mental, c'est-à-dire aux jugements qu'elle im- 
plique; il n'est pas intellectualiste et aime à le montrer^. 
Il voit l'âme en médecin, de façon toute matérielle; 
il se représente toute affection de l'âme par l'image 
vague d'un flot ou d'un paquet de sang. 

Son principal mérite est d'avoir dégagé et maintenu 
contre l'École la notion curieuse de mouvements de l'ap- 
pétit, c'est-à-dire de mouvements « qui ne demandent 
ni succession de temps, ni changement de lieu, qui se 
font en un moment et en un même endroit et ne sor- 
tent point de la puissance où ils se forment* », — notion 



1. Qui peat se diyiser en appétit concapidcible et appétit irascible. 

2. Tome I, Avis au lecteur. 

3. Par exemple tome I, p. 48 : « L'union qui se fait par l'appétit est 
plus parfaite que celle qui se fait par la connaissance, j» 

4. Tome I, p. 58-59. — Voy. aussi dans VArt de connaître les hommes, 

BE50IT DB SPINOZA. 14 



210 BBNOIT DE SPINOZA. 

b&tarde d^où sortira pourtant comme d'mi germe la 
coDceptiôii du devenir intérieur. Avec La Chambre cette 
notion entre dans la tradition philosophique. Descartes 
la gardera en changeant seulement le terme de motus 
par celui de commotio pour marquer qu'on ne peut 
isoler Tappétit et qu'il s'agit bien de l'âme tout en- 
tière. Spinoza lui-même, bien que porté à immobiliser 
l'esprit, maintiendra que la joie n'est pas une posses- 
sion, que la tristesse n'est pas une privation, mais 
qu'elles sont l'une et l'autre des passages, des altéra- 
tions, transitioneSy mentis mutationes ^ , 

Bans les Passions de rame. Descartes reprend avec 
maîtrise la tentative médicale de La Chambre. Au 
lieu de simples descriptions il fait, sur le pouls par 
exemple dans les diverses passions^, des expériences 
précises transformées aussitôt en hypothèses. Les res- 
sorts les plus ingénieux sont imaginés, avec une in- 
croyable fécondité d'invention. Ils se ramènent pour- 
tant à l'unité. Au lieu de faire venir la tendresse du 
cœur, la colère du foie, l'envie de la rate. Descartes 
rapporte fout au système nerveux. Passions, mémoire, 
imagination, attention, effort musculaire ne sont pro- 
duits que par l'action des nerfs et par le pouvoir sin- 
gulier du vent très subtil qu'on nomme les esprits 
animaux, qui peuvent reproduire, singer chacune des 



(!'«> partie, 1659) tout un chapitre consacré aux mcovcmenls de Vùme 
(Ut. I, ch. 3). 

1. Eth., III, App. 3, expiicat.; — III, 11, se. 

2. Pass, de Vâme, art. 97 et suit. 



l'éthique. 211 

actions des nerfs. Toutes les puissances du corps se 
trouvent centralisées dans un organe, le cerveau, dans 
une glande de cet organe, la glande pinéale. 

Ce système neuf et simple fait tomber les explications 
de rÉcole. Ouvertement Descartes les dédaigne. De^ 
même que le corps, il simplifie largement l'esprit. Il 
ny a pas lieu d'opposer les appétits aux volontés, 
Tâme sensitive à l'âme raisonnable. « La même qui est 
sensitive est raisonnable et tous ses appétits sont des 
volontés ^ » L'âme est une. Pourquoi la partager entre 
les deux seules facultés de désirer et de se fâcher? 
N'a-t-elle pas encore la faculté d'admirer, d'aimer, 
d'espérer, de craindre? A la vérité, si l'on va au fond 
des passions, ce n'est pas une tendance obscure, un 
appétit qu'on rencontrera, c'est une représentation, une 
idée. Descartes se retrouve avec les stoïciens contre 
Aristote pour faire naître les passions de l'opinion, par le 
même désir qu'U a de les mettre au pouvoir de l'âme. 
Il ne faut pas dire, conmie Aristote, que les passions 
altèrent les jugements, il faut dire qu'elles sont elles- 
mêmes des jugements confus. La tristesse et la joie se 
réduisent à des idées plus ou moins obscures. Toute 
l'utilité des passions est de faire subsister en l'âme les 
pensées qu'il est bon qu'elle conserve, tout leur danger 
de les faire subsister trop longtemps ou d'occuper 
l'âme d'idées insignifiantes 2. Il n'y a en l'âme que 
pensées; tout le reste est puissance occulte, sans réalité. 

1. Art. 47. 

2. Art. 74. 



212 BENOIT DE SPINOZA. 

Pour expliquer toutefois les combats intérieurs dont 
on a conscience dans la passion, Descartes suppose 
une action du corps sur Tàme, réciproque de l'action 
de Tâme sur le corps. Tout ce qui est passion dans 
Tâme doit être action dans un autre sujet, c'est-à-dire 
dans le corps. Le combat n'est pas entre deux puis- 
sances de Tàme, raison et passions, mais entre la force 
de Tâme et la force du corps. Pour que l'analyse soit 
complète il faut donc reconnaître un autre élément 
dans la passion que la pensée : un ébranlement ou 
changement [commotio)^ causé, entretenu et fortifié par 
quelque mouvement des nerfs*. 



II 



De la doctrine de Descartes Spinoza retient l'essentiel, 
la réduction de la passion à un état intellectuel, mais 
il sacrifie le reste, l'hypothèse physiologique et l'ac- 
tion du corps sur l'esprit. L'hypothèse physiologique 
ne lui semble pas fondée ; la glande pinéale n'est pas 
placée dans le cerveau de façon à recevoir facilement 
tant d'impulsions diverses et « tous les nerfs n'abou- 
tissent même pas aux ventricules du cerveau^ ». Il se 
désintéresse aussi bien des recherches sur l'expression 
des passions, tremblements, pâleur, sanglots, rire, 

1. Art. 27-29, cité par Spinoza, Eth., V, Prœf. 

2. Eth., V, Prœf. — Nonomnes nervi ad cavUates itsque eerebripro- 
tenduntur. 



l'éthiqce. 213 

autres signes corporels^, et de tout ce qui se rapporte 
spécialement à la médecine 2. Quant à Faction du corps 
sur l'esprit, elle lui répugnait déjà dans le Court 
Traité, où il enseignait contre Descartes que les pas- 
sions ne viennent pas du corps ni de ses mouvements, 
tout au plus du corps en tant que représenté dans l'es- 
prit, toujours en somme d'une idée 3. Maintenant il 
déclare hautement que l'action du corps sur l'esprit 
est une hypothèse plus occulte qu'aucune de celles . ^ . 
dont Descartes s'est passé* et tout autant que l'action 
de l'esprit sur le corps. Le corps et l'esprit n'entretien- 
nent pas de relations entre eux : il faut les considérer » ^. 
ou comme identiques ou comme indépendants. Si on 
les distingue, le corps doit s'expliquer par le corps, 
l'esprit par l'esprit. 

C'est donc dans l'esprit seul que seront étudiées la 
naissance et la croissance des passions. La part de cons- 
truction métaphysique et d'invention en sera diminuée, 
la part d'observation accrue. Spinoza aura moins que 
Descartes l'esprit d'hypothèse, mais il aura un sens 
plus fin de la délicatesse des analyses intérieures. 

Sans la bien dégager, Descartes avait appliqué l'ex- 
cellente méthode de comparer plutôt différentes pas- 
sions chez la même personne qu'une même passion 
chez des personnes différentes, méthode qui per- 



1. m, 59, se., un. 

2. Voy. Prœf. : ... hoc enim ad medicinam spectat. 

3. Court Traité, U* part., cb. 19, fin. 

4. Eth., V, Prœf. — III, Pr. 2, se. 



21 &• BENOIT DE SPINOZA. 

met de suivre les transformations des passions, de 
chercher si certaines d'entre elles ne sont pas Tétoffe 
des autres. Spinoza montre à la suite de Descartos 
qu'un grand nombre de passions sont les aspects di- 
vers d'une seule passion fondamentale. Son classement, 
il est vrai, n'est qu'ébauché, mais il n'y donne pas 
lui-même grande importance ^ Il tire meilleur parti 
dans le même sens d'une observation singulière de 
Descartes. En lisant des romans et en assistant à des 
spectacles, Descartes avait admiré que nous pussions 
éprouver des émotions pénibles tout en gardant plus 
intérieurement une émotion tout autre, le plaisir in- 
tellectuel de les sentir exciter. De même encore, dit-il, 
un homme peut perdre sa femme qu'il ne voudrait pas 
voir ressusciter et cependant l'appareil des funérailles, 
la privation d'une conversation habituelle, quelques 
restes d'amour ou de piété peuvent lui tirer de bonne 
foi des larmes^. Ainsi des émotions sincères et oppo- 
sées peuvent se disposer dans un même esprit à des 
plans différents ; il s'agit seulement de savoir quelle est 
V émotion intérieure, La règle de Descartes est de faire 
justement qu'au-dessous de l'agitation même des 
passions particulières, la paix intérieure reste une dispo- 
sition constante, comme une note musicale continuelle- 

1. Il rapporte iadi£féremment le regret à la tristesse ou aa désir (III, 
App. 32, Expl., et 27). Il fait de la miséricorde une forme de Tarnoor 
(App. 24)f et de la pitié une forme de la tristesse (App. 18), et cependant 
la miséricorde n'est que la manifestation extérieure de la pitié (App. 18, 
Explic). 

2. Pass, de Vdme, art. 147. 



L ETHIQUE. 215 

ment tenue ^. Une telle conception convenait à la mé- 
thode de Spinoza d'aller à Tintérieur des choses. Il se 
plaît à montrer que deux passions que TÉcole oppose, 
la pitié et Tenvie par exemple, peuvent manifester une 
même tendance profonde, la tendance à la sympathie, 
de même que rire et pleurer chez les enfants expri- 
ment la même impulsion à faire ce qu'ils voient 
faire ^ De même encore il n y a pas de crainte sans es- 
pérance, pas d'espérance sans crainte^; l'émulation 
et l'envie sont jointes malgré leur différence : l'orgueil et 
l'humilité ont un fond commun : l'ignorance^; le re- 
pentir ou le contentement de soi révèlent surtout le 
fond de sentiments moraux qu'on a reçu de son édu- 
cation première^». En allant toujours plus profond, on 
rencontrera à la iSn ce qui est pour Spinoza le fond 
dernier de l'âme, le désir. 

Entre Descartes et Spinoza la différence est d'une 
observation isolée à une méthode suivie. Par cette mé- 
thode plus de nuances sont perçues dans l'esprit, plus 
de plans s'y disposent. Si la passion est, commet le 
veut Descartes, une idée qui persiste, l'idée doit être 
aussi une passion qui naît. 11 ne faut pas imaginer les 
idées comme incolores ou peintes sur la toile ; chacune 
d'elles a une coloration fuyante d'émotion. Les distinc- 
tions des scolastiques sont moins à rejeter qu'à fondre 

1. Art. 148. 

2. H, 32» se. 

3. App. 13, explic. 

4. IV, 55. 

5. App. 27, explic. 



216 BENOIT DE SPINOZA. 

ensemble dans la continuité de Tesprit. Il faut dire sans 
doute, avec Descartes, que Fàme est une, qu'elle agit et 
pâtit par le même principe*, mais on peut parler, mal- 
gré Descartes, d'une lutte dans Vkme même entre la 
raison et les passions, à condition de voir par quels 
degrés la raison se fait passion pour vaincre les pas- 
sions. On peut parler de la puissance propre en l'âme 
de l'entendement, mais ici surtout, dans la question de 
la liberté intérieure, il faut sentir la complexité des 
choses mentales. On ne peut admettre, comme les pre- 
miers stoïciens, que nous ayons un pouvoir immédiat 
sur nos passions, ni comme Plutarque, suivi par Des- 
cartes, que nous disposions sur elles d'une sorte de 
dressage^. Nous ne sommes pas plus maîtres de nos 
passions que de nos rêves^. La passion a une vie pro- 
pre ; la vie de raison et d'amour est plus intérieure et 
tout autre. La passion est comme un être dans l'être. 
Elle n'est pas en moi mais autour de moi, véritable être 
artificiel créé non dans mon âme, mais entre mon 
âme et les objets de ma passion*. On sent dans Des- 
cartes la jouissance large de l'homme qui fait corps 
avec ses passions; dans Spinoza, au contraire, le senti- 
ment plus fin de ce qu'il y a de tristement extérieur 



1 • Vf '■i sc« 

2. Voy. la fable des deux chiens (Esope, f. 92 et 394) ; dans Plutarqae, 
De liber, educ, et Apopht. laced.; dans Descartes, Pass, de Vâme^ 
art. 50 (renooTelée), et dans Spinoza, Eth.^ V, Prœf. — (Cf. La Fontaine, 
Fable, VHI, 24.) 

3. m, 2, se. 

4. m, 3, se. 



l'éthique. 217 

à nous-mêmes dans la passion qui nous emporte. 

Mais rapport nouveau et capital de Spinoza est la 
théorie du désir. On avait cherché avant lui un fond 
commun aux passions, Descartes l'admiration, La Ro- 
chefoucauld Tamour-propre. Mais Tadmiration n'est pas 
une passion, c'est une nuance particulière que peut 
prendre toute passion quand elle est nouvelle et qu'on 
ne lui a pas encore imaginé de cause*. L'amour-propre 
peut être accepté, mais à condition de ne pas Tentendre 
avec malveillance comme font les misanthropes, mais 
de voir en lui la tendance invincible de la personne à 
persévérer dans l'existence. Cette tendance, Spinoza 
l'appelle le désir. Nous avons montré qu'elle devait 
être au centre de sa doctrine et donner le premier 
fondement à Téternité de l'âme. Elle n'était pas encore 
dégagée dans le Court Traité : Spinoza n'y recon- 
naissait pas un désir, mais des désirs particuliers, de 
même qu'il ne reconnaissait pas une volonté, mais des 
voUtions 2. Exemple d'une exigence logique du sys- 
tème qui conduit à une analyse plus fine de la réa- 
Uté. 

Le désir est Tessence même de la personne, non son 
essence intelligible, mais son essence donnée, actuelle^, 
la racine de son individualité. Ce qui tend à subsister, 
c'est rindividuel de nous-mêmes. Le désir n'exprime 

1. ni, 52, se. — Cf. m, 2, .se, : « Les hommes ignorant la yéritablc cause 
d*aDe action en sont réduits à Tadmirer. » 

2. Court Traité, II, cb. 17 : <c Le désir pris en général n'est rien de réel, 
il est abstrait de tel ou tel désir particulier. » 

3. III, 7 dém., — data sive actualis essentia. 



1/ 



218 BENOIT DE SPINOZA. 

pas en nous Feffort de la Nature universelle, il ex- 
prime Teffort de notre nature propre. Si on le prend 
dans Tâme seule il est volonté, si on le prend dans 
l'âme et le corps il est appétit*, en soi il n'est qne 
ridée spéciale qui constitue notre âme, en tant que 
cette idée persiste. — Le désir enveloppe une durée 
indéfinie. Comment la dissolution du corps latteindrait- 
elle? Une idée ne peut être détruite que par une idée, 
non par Tabolition de l'objet auquel elle se rapporte -. 
Le désir dépasse la mort de la même façon que le sou- 
venir subsiste après qu'est aboli l'objet même dont nous 
nous souvenons. — Le désir enfin crée l'échelle des 
biens. Le bien c'est ce que nous désirons 3. Chaque 
homme a une nature donnée : voilà qui est primitif. 
Il se forme pour lui-même un exemplaire idéal de ; 
cette nature et ce qui se rapporte* ou non à cet exem- 
plaire, il l'appelle bien ou mal. Le bien est, à Torigine, 
spécial à chacun : le bonheur est essentiellement singu- 
lier. Suivre sa nature propre est en quoi consiste toute 
la vertu \ C'est pour l'individu un droit imprescriptible, 
un droit naturel et sacré, le plus sûr fondement, au 
reste, de toute morale sociale^. 

La théorie du désir est dans les derniers écrits de Spi- 
noza la théorie dominatrice ; il la reprendra dans le Traité 

1. m, 9, se. 

2. m, 11, se. 

3. m, 9, se. ; — m, 39, se. 

4. IHd. et III, 57, se. 

5. IV, 18, se. ; — Déf. 8. 

6. IV, 37, se. 2. 



L ÉTHIQUE. 219 

de Politique. Par elle, à côté de Texplication cartésienne 
des passions il semble laisser une place à Texplication 
scolastique, puisque le désir peut être appelé « Tappétit 
avec la conscience de lui-même ^ ». Plus justement, 
c'est de la conception stoïcienne de la « nature propre » 
qu'on doit rapprocher sa théorie ; ce serait dans Grotius 
et dans une inspiration stoïcienne plus profonde que 
chez Descartes qu'il en faudrait chercher l'origine. 
Quoi qu'il en soit, le fait d'admettre plusieurs explica- 
tions, le souci de n'en sacrifier aucune, où nous avons 
vu un défaut dans les parties de construction pure, font 
ici la grande valeur de la méthode en une matière où 
l'analyse ne peut risquer d'être trop riche. — De même 
qu'aux stoïciens, aux scolastiques et à Descartes, Spinoza 
prend l'essentiel aux écrivains récents qui parlaient de 
mouvements de Pâme. Il tire d'eux sa conception de la 
joie et de la tristesse : la passion ne persévère pas sem- 
blable à elle-même, elle est instable, changeante, elle 
a des hauts, des bas, qui se marquent dans une partie 
du corps par une titillation agréable ou au contraire 
une douleur, dans l'ensemble du corps par un senti- 
ment général de bien-être joyeux (hilaritas) ou d'abat- 
tement : c'est ce qu'on appelle de façon générale la joie 
ou la tristesse 2. — Par un tel soin de ne rien perdre 
d'essentiel de la tradition philosophique, Spinoza par- 
vient le premier à donner une analyse entière de la 
passion, en en distinguant les trois éléments fondamen- 

1. AppetUw cum ejusdem comcientia, UI, 9, il. 

2. ni, 11, se. 



220 BENOIT DE SPINOZA. 

taux : le désir durable, les états intellectuels qui Tali- 
mentent, rémotion agréable ou pénible qui le colore 



III 



Suivons à partir de là le développement d'une passion, 
de l'amour par exemple. Ce qui sera dit de Tamour 
pourrait se dire de la haine en faisant la transposition. 
Sous la sécheresse des énoncés et la prolixité des dé- 
monstrations il faut sentir la délicatesse de TanaU^e. 

Toute passion se nourrit d'images. Le début de l'amour 
est une merveilleuse précipitation de pensées. On a l'i- 
mage constante et vive de la personne que Ton aime, 
de mille circonstances qui l'entourent, de mille scènes 
où elle figure. Un monde factice se crée où l'on vivra 
désormais ^ L'amour ne s'attache pas à une seule image, 
il se diffuse; comme la dévotion, il a besoin d'objets 
symboliques. L'honmie passionné rapporte tout à sa 
passion. Un rapprochement accidentel, une ressem- 
blance puérile ont un sens pour lui 2. Là se trouve l'ex- 
pUcation des étranges sympathies qu'il éprouve, sans 
qu'il faille recourir aux explications physiques de Des- 
cartes 3. Les choses perdent pour lui leur indiflférence, 
chacune d'elles le blesse ou le fait jouir, et, comme le 

1. m, 12, 13, et se. 

2. m, 15, 16. 

3. m, 15, 8C. — Cf. Oescartes, Pr. de la PhiL, IV, 187. — Le mol 
de sympathie avait été récemment créé pour désigner des faits réputés 
occultes qui, surtout depuis Bacon, préoccupaient les esprits. 



L ÉTHIQUE. 221 

mêmes peuvent lui sembler tour à tour favorables et 
funestes, son àme est véritablement ballottée i. Il a en 
outre la triste manie de se représenter grossièrement le 
futur; des images contraires lui apparaissent comme 
également possibles ; Tespérance et la crainte, toujours 

m 

unies, entrent dans son àme dont la fluctuation aug- 
mente -.Une contagion existe enfin entre lui et la personne 
qu'il aime. Il prend ses passions, il lui transmet les siennes 
et le lot de chacun se grossit de celui de l'autre ^. — 
Après les causes qui ont peu à peu enflé la passion vien- 
dront celles qui vont la transformer. Le souci d'abord 
de Fopinion. L'idée vague d'être loué ou blâmé se mêle 
à la passion. Les hommes passionnés ne vivent pas 
uniquement dans leur passion *. Ils se regardent les uns 
les autres et, chose étrange, ils veulent se ressembler. 
Us ont un féroce sentiment de communauté. Si Tun d'eux 
se complaît à la possession d'un objet dont lui seul peut 
jouir, les autres feront effort pour qu'il ne le possède 
plus ^. La même exigence s'applique à la personne aimée. 
On la veut semblable à soi, la moindre différence choque 
et fait souffrir. Vous voulez que toutes ses pensées se 
rapportent à vous, et si vous apercevez qu'un autre y 
ait une part, une double passion se met à vous em- 
poisonner, l'envie pour le rival et la haine pour la 
personne que l'on aimait, haine que les plus sales 

1. m, 17 et 8c. 

2. ni, 18 et scolies. 

3. m, 21. 

4. ni, 29. 

5. III, 32. 



222 BENOIT DE SPINOZA. 

imaginations nourrissent. C'est la funèbre jalousie où 
s'achève la destinée banale des amants ^. 

Certaines propositions de Spinoza ressemblent aux 
« maximes » en vogue alors dans la littérature mo- 
raliste. Quelques maximes sur Tamour ont une véri- 
table finesse : « Celui qui se souvient d'un objet qui 
une fois Ta charmé désire le posséder encore et avec 
les mêmes circonstances. » — « Quand on imagine être 
aimé d'une personne et qtion croit ne lui avoir donné 
aucun sujet d'amour, on est porté soi-même à l'aimer. » 

— Mais le plus souvent toute subtilité est bannie. Ce 
sont des vérités simples, des théorèmes qu'on pour- 
rait saturer d'expériences particulières, mais qui restent 
énoncés nûment. Voyez les théorèmes qui se rapportent 
à la haine. — La haine s'accroît de tout l'amour aboli -. 

— La pitié l'entrave ^. — Celui qui a quelque objet de 
haine s'efforcera de lui faire du mal, mais tant seu- 
lement qu'il ne craindra pas de sa part un mal plus 
grand *. — Celui qui s'imagine qu'une personne qui 
lui était indifférente a été poussée par la haine à lui 
causer un certain mal, s'efforcera incontinent de lui 
causer ce même mal ^. — Les haines de nations ne sont 
possibles que grâce à des mots ^, parce qu'on désigne 
une collection d'individus sous un même nom : Anglais, 

1. III, 35 et se. 

2. jn, 38. 

3. III, 27, cor. 2. 

4. ni, 39. 

5. ni, 40, cor. 2. 

6. III, 46. 



L ÉTHIQUE. 223 

Juif. — La joie que donne la haine n'est jamais pure *. 
— La haine s'augmente quand elle est réciproque, mais 
elle peut être vaincue par l'amour. Vaincue par l'amour, 
elle devient de l'amour et cet amour est plus grand 
que s'il n'eût pas été précédé de la haine 2. — On sent 
une passion largement comprise, par les grands traits 
et vue à plein. 

Mais Spinoza ne veut pas s'arrêter à ces analyses. Il 
suffit que l'essentiel soit retenu. La caractéristique des 
passions est une certaine manie de rechercher des 
causes. Si nous avons de la joie, nous voulons lui trouver 
une cause spéciale. Il nous répugne de la rattacher à la 
trame universelle des causes : cette pensée suffirait à la 
dissiper ^, Toute passion est superstitieuse. Elle attribue 
à certains objets ou à certaines personnes le privilège 
de distribuer joie et tristesse. Il faut un efl^ort rebutant 
de réflexion pour comprendre que l'unique cause de 
nos passions c'est nous-mêmes, que nos passions ne 
suivent pas les variations des choses mais nos propres 
variations *. Reste à chercher si cette pensée doit nous 
attrister et nous humilier ou assurer au contraire notre 
paix intérieure 5. Qu'il suffise de savoir maintenant qu'une 
passion révèle seulement la nature propre d'un individu. 
Dans la passion tous les cas sont entièrement nouveaux. 

1. m, 47. 

2. m, pr. 43, 44. — Spinoza démontre, avec trop de sérieux peut-être, 
que ce n'est pas une méthode à suivre pour arriver à l'amour (III, 44, se.)* 
.3. UI, 49. 

4. III, 50 et se. 

5. III, 51, se. 



22i- BENOIT DE SPINOZA. 

La même passion diffère suivant Tobjet : Tamour n'est 
pas le même pour une femme, pour un enfant, pour 
telle femme ^•, elle diffère surtout suivant les sujets. 
Elle révèle Tessence irréductible, singulière de l'indi- 
vidu, sa personnalité absolument unique^. La passion, 
le bonheur, la vertu, autant de choses purement indi- 
viduelles, autant de mots qui n'ont de sens que pour 
l'individu ^. 



Le troisième livre se termine par des définitions de 
passions *; c'est la partie la plus faible. Ces définitions 
sont abstraites, sèches, elles taillent arbitrairement des 
types de passions trop simples. Bien qu'il s'en défende 5, 
l'auteur y explique plutôt la signification des mots que 
la nature des choses. La définition générale des passions 
n'est guère qu'une ingénieuse combinaison de termes. 
Les deux défauts spéciaux du livre ressortent ici da- 
vantage, la discontinuité des propositions et la crainte 
d'aller au détail. Ce qui est de trop dans le Traité de 
Politique est en défaut ici. On garde l'impression 
d'un plan très riche auquel manque le prix que donne 
l'exécution. 

1. III, 56, se. 

2. m, 57. 

3. IV, Def. 8; — 18, 8C. 

4. Appendice. 

5. App. 20, explic. 



UVRE IV 



LE stoïcisme. 



Spinoza dans le troisième livre n'a pas voulu trai- 
ter des passions pour elles-mêmes. Il indique certains 
éléments essentiels dont il faudrait tenir compte dans 
une théorie complète des passions, la saliétéy par exem- 
ple, qui, pour dissoudre Tamour, est aussi sûre que la 
jalousie*. L'étude qu'il a faite des passions reste subor- 
donnée à la détermination morale du pouvoir dont 
nous disposons sur elles 2. A cet objet sont consacrés 
les deux derniers livres de Y Éthique. Bien qu'on y soit 
engagé par leurs titres, il ne faut point disposer ces 
deux livres en une sorte de double tableau : force des 
passions, puissance de l'entendement; esclavage, li- 
berté. Ils traitent l'un et l'autre de la liberté morale, 
plus exactement de « l'homme libre ». Mais le quatrième 
livre est complet par lui-même; il fait entendre de 
façon pleine et suffisante ce qu'est l'homme libre. Le 

1. m, 59, se. 

2. III, 66. — Ad id qaod intendimus, nempe ad affectum vires et 
mentis in eosdem potentiam, determinandum, nobis suCBcit uniuscajus- 

qae afTectns generalern habere definitionem. 

BENOIT DE SPINOZA. 15 



226 BENOIT DE SPINOZA. 

cinquième livre est un approfondissement, non une 
contre-partie. 



I 



Rappelons dans quel courant moral vivait Spinoza. 
Plus que les autres, ce sont les idées morales qui for- 
ment le fond commun d'une génération d'hommes. 
Leibnitz accuse Spinoza de renouveler le stoïcisme^. 
Rajeunie, c'est en effet l'inspiration stolque que nous 
allons trouver en lui. 

On pourrait suivre depuis le xvi^ siècle le progrès 
(le la doctrine « confite au mépris des choses fortui- 
tes ». En France, les gens d'Église : Charron, du Vair, 
aux Pays-Bas, les philologues : Juste Lipse, Scioppius» 
s'employèrent à la répandre. En 1606, la Manuductio 
ad stoïcam philosophiam, de Juste Lipse, mit en circu- 
lation tout un paquet de paradoxes stoïciens, maximes 
brèves, portatives. « Le sage est pareil à lui-même et 
toujours dans la joie. Le sage est sans passion, imper- 
turbable. Il ne lui arrive rien à quoi il ne s'attende. Il 
se suffit à lui-même. Tout lui appartient : seul il est 
riche. Seul il est libre, les autres sont esclaves. Même 
en remuant le petit doigt il est vertueux. Il est impec- 
cable. Seul il est beau, seul noble, seul citoyen, magis- 
trat, poète, orateur. Il ne subit jamais l'injustice, la 
folie, l'ivresse. Il ne pardonne pas, il n'a pas pitié. Il 

1. Les deux Sectes de naturalistes, ap. Sleia, Leibn. u. Sp,^ p. 808. 



l'éthique. 227 

a le droit, Tobligation quelquefois de se donner la 
mort*. » Le nouveau stoïcisme n'est pas, tant s'en faut, 
de tout point authentique. Avec les stoïciens, Juste 
Lipse confond les cyniques et même, sur la foi de Jo- 
sèphe, les pharisiens. Il leur mêle Tertullien, Lac- 
tance, Cicéron, les poètes latins, les orateurs latins. 
Le propre des nouveaux stoïques sera de mettre, 
comme fera Spinoza, les latins bien au-dessus desj 
grecs. Ce que le xvii® siècle a appelé stoïcisme est en 
grande partie ce qu'il a reconnu de lui-même dansj 
l'antiquité latine. 

Deux ans après Juste Lipse, Gaspar Scioppius donna 
des« Éléments de philosophie stoïque ». Mais c'étaient 
encore d'assez pauvres hères que ces philologues, Juste 
Lipse, caractère fantasque et superstitieux, Scioppius, 
cuistre et malhonnête homme. La fortune pour le stoï- 
cisme fut d'être adopté par la société polie. Il se ré- 
pandit par la conversation et les exemples. A l'époque 
de Balzac, de Corneille et de Descartes, il devient en 
France l'école des grandes âmes, et en matière morale, 
Balzac donne le ton à ses correspondants étrangers, 
Descartes à la princesse Elisabeth. Les stoïques cons- 
tituent en chaque pays une sorte de parti moral. Des 
variétés nationales subsistent pourtant. En France, la 
vertu stoïque garde un caractère oratoire, tendu, ar- 
tificiel. Pascal en pourra dire : « ce sont des mouve- 
ments fiévreux que la santé ne peut imiter ^ », et Ma- 

1. Manuductio,.., Ut. UI, 3 à fin. 

2. Aologr., p. 255. 



228 BENOIT DE SPINOZA. 

lebranche : « ce n'est que du fard et du plâtre qui ne 
donne dans la vue que de ceux qui n'étudient et ne 
connaissent point la nature* ». En Angleterre, le stoï- 
cisme, tout parfumé encore dans Bacon^ du miel de 
Montaigne, s'aigrit et se renfrogne dans le pauvre Ga- 
taker^ et devient décidément morose et cynique dans 
le lugubre Hobbes. La pousse est plus forte en Espa- 
gne, dans la patrie de Sénèque. Francisco de Quevedo* 
fut salué comme « un Epictète espagnol, un Chrysîppe 
clair, un Zenon moins dur, un Antipater plus bref, un 
Cléanthe vivant, un Sénèque chrétien^ ». Il traduisit, 
commenta, imita les lettres de Sénèque. Il écrivit de 
sa prison ses œuvres stoïques, où il veut faire, dit-il, 
de son bourreau son instituteur, défier la divinité sans 
crime, sans orgueil et sans colère, suivre la doctrine 
des stoïciens aussi loin qu'elle est compatible avec la 
foi chrétienne. Mais son stoïcisme se réduit, peu s'en 
faut, à la glorification de la souffrance acceptée avec 
dédain; l'orgueil stoïcien se confond avec la morgue 
castillane. 

C'est dans le pays des Académies de belle humeur, 

1. Rech, de la Vér,, Hy. III, 3' part., cb. 4. 

2. Sermones fidèles (1597-1625), le seul ouvrage de Bacon que Spinoza 
eut dans sa bibliothèque (Inventaire. „f p. 193}. 

3. De disciplina stolca cum sectis aliis collata, 1653. 

4. Un des auteurs favoris de Spinoza. (Voy. Inventaire,.. t p. 143 et 144, 
les œuvres de Quevedo en double.) 

5. Le P. J. Eusebio Nuremberg cité par E. Mérimée, Essai sur la vie 
et les œuv. de F, de Quevedo, p. 277. — Un siècle avant Quevedo, An- 
tonio de Guevara avait écrit son Marco Aurelio (1529), avant même la 
découverte à Heidelberg des pensées authentiques de Marc-Aurèle (1558). 



L ÉTHIQUE. 229 

chez les Hollandais, que le second stoïcisme porta sa 
fleur. U donna à ces braves gens une grande noblesse 
sans leur ôter rien de leur bonne grâce. Après la gé- 
nération roide et têtue de la guerre d'indépendance, 
vint une génération plus fine d'hommes qui, avec Gro- 
tius, Barneveldt et les Remontrants, se relâcha des 
préoccupations militaires pour faire pénétrer un peu 
de justice entre les peuples, un peu de tolérance entre 
les sectes. Et plus tard, quand la foule s'avilit et courut 
à la servitude, au milieu de la société bouleversée et 
de la religion en délire, leurs successeurs montrèrent 
quelle peut être la force d'un idéal moral. On les voit 
dans leurs portraits, manteau noir et collerettes blan- 
ches, tête haute, mains maigres, regard droit, main- 
tien fier. La morale stoïque ne cessa pas d'être ensei- 
gnée à l'université de Leyde, mais elle était avant tout 
dans les cœurs. Aux uns elle faisait braver la populace 
et désirer le martyre civique, mais chez d'autres elle 
avait un sourire. Grotius sut échapper avec grâce de 
sa prison. Ne suffisait-il pas de ne pas penser à la mort 
sans encore la souhaiter? Jean de Witt disait simple- 
ment qu'il est indifi'érent d'être mis au cercueil entier 
ou par morceaux ^ Spinoza disait que la sagesse n'est 
pas la méditation de la mort, mais la méditation de la 
vie 2. 

Dans l'entourage immédiat de Spinoza, la famille 

1. Le mot se trouve en réalité dans une lettre qui lui est adressée par 
le député Kayser, compagnon de captivité de son père. Voy. Lefèvre-Pon- 
Ulis, Jean de Witt y I, p. 110. 

2. Eth., IV, 67. 



1 



230 BENOIT DE SPIXOZA. 

de Witt uous montre ce qu'étaient alors des âmes de 
stoïciens. — Le père, Jacob de Witt, écrit de sa prison 
à ses enfants : « J'attends avec patience, je suis en bonne 
humeur Qi je me trouve fort bien... Soyez courageux 
également, vous autres, et ne faites rien pour ma déli- 
vrance que ce qui est convenable et honnête », et ses 
enfants refusent, en effet, de faire aucune démarche, 
ne voulant pas, en intercédant pour leur père, paraître 
faire de lui un coupable. Il survécut à l'assassinat de 
ses fils, écrivit un livre, « simple expression de ses sen- 
timents », et le compléta par des sentences qu'il écri- 
vait tous les jours après son repas du soir; il les conti- 
nua jusqu'au jour de sa mort. — Corneille de Witt, 
altier, opiniâtre, cassant, mettait son orgueil à mé- 
priser la mort; il le montra à la flotte et devant ses 
juges. Il lut dans sa prison les poésies d'Horace, et 
Britannicus de Racine, et, pendant une heure et demie 
(le torture, la tête étreinte entre quatre cheWUes de 
fer, les jambes emboîtées dans deux ais doublés de 
plomb, serrés par une vis jusqu'à briser les os, 
balancé au bout d'une corde, le gros orteil presque 
arraché par un poids de cinquante livres, il se plut à 
pouvoir réciter quelques vers d'Horace : Justum et te- 
nacem,. en ajoutant : « mon Dieu, je proclame que 
vous êtes le grand Dieu, car je ne sens plus mes souf- 
frances ^ » — Jean de Witt fut un sage accompli. Il fut 
pour Spinoza plus qu'un ami, il lui montra réalisé son 

1. Ler&Trc-Pontalis, II, p. 511-512. 



L ËTHIQUK. 231 

idéal moral. L'ambassadeur de France dit de lui, qu'en 
nulle circonstance personne ne Ta vu en colère*. Sa 
femme s'enthousiasme et lui écrit : « Je travaillerai à 
me montrer calme en toute circonstance en apprenant 
de plus en plus à vous imiter 2. » Ayant fait le serment 
qu'il ne recevrait jamais aucun présent, il refuse gra- 
cieusement même un souvenir que lui offre une amie. 
Inébranlable comme un rocher^, admirablement dé- 
sintéressé, n'ayant de luxe que sa bibliothèque, préoc- 
cupé de sa santé, mais s' inquiétant peu de sa vie*, sa 
noblesse extraordinaire en impose à ses ennemis qu'elle 
rend hésitants. Le jour de son assassinat, frappé der- 
rière la tête d'un coup de pique qui fait jaillir le sang, 
il enlève son chapeau, bande sa blessure de son mou- 
choir, dit : « Vous en voulez à ma vie? » et découvre 
tranquillement sa poitrine. — G* est parmi ces gens que 
Spinoza vécut; c'est la mort qu'il envia pour lui-même. 



II 



Il put tirer parti du contenu moral de la vie contem- 
poraine. L'excellent usage était alors en philosophie 
morale, au lieu de donner des lois formelles ou des 
conseils de détail, de tracer un portrait, c'est-à-dire un 



1. Ibid., I, p. 136. 

2. Ibid., I, p. 519. 

3. Temple, Mémoires, tome II, p. 506. — Lefôvre-Pontalis, I, p. 135. 

4. Temple, Œuv. diverses, tome III, p. 244, — Lef.-Pontalis, I, p. 534. 



232 BENOIT DE SPmOZA. 

type. Combien s'affine dans Spinoza le type du sage 
stoïque ! 

Qu'est-il dans La Chambre et dans Descartes ? — Dans 
La Chambre, c'est le type tout physique de « Thomme 
hardi ^ », dents serrées, narines ouvertes, taille dressée, 
marcher superbe, âme roidie : le foudre prêt à s'é- 
lancer. Les sourcils élevés ou resserrés, le regard 
assuré, quelquefois de travers, il ne cille jamais les 
paupières. Il reste silencieux ou pousse des éclats de 
voix courts et pénétrants. Il se nourrit en lui-même de 
grands espoirs et du culte de Thonneur. La vertu 
stoïque n'est encore qu'une posture héroïque, l'idéal 
espagnol d'une génération de matamores. — Toutefois 
dans ce portrait grossier, un trait essentiel se rencontre 
déjà, le mépris des « mélancoliques », et sous ce nom 
de toute rêverie humble ou tendre, de tout sentiment 
vague d'enfant ou de femme. 

Dans les Passions de lame de Descartes, que nous 
pouvons éclairer par le Discours sur les passions de 
Famour de la jeunesse de Pascal, le type que re- 
prendra Spinoza est déjà fixé. C'est « l'homme géné- 
reux »,sa marque est d'avoir une grande passion, une 
passion de feu, c'est-à-dire sans mélange, qui emplit 
seule la capacité de son cœur et à laquelle toutes les 
autres ploient et obéissent. Il lui faut une plénitude de 
passion qui ne laisse en lui aucun vide. Il rejette la 
doctrine pédante de l'École, que la grande passion 

1 lA"i Caractères des Passions, H* roi, ch. 1. 



LÉTHIQUE. 233 

est capable d excès. « L'amour ne saurait être trop 
grande* ! » Dans une grande àme, tout est grand. Il 
faut une inondation de passion pour Fébranler et pour 
la remplir. La passion demande une vie d'action qui 
éclate en événements nouveaux. L'homme généreux 
sera porté aux grandes choses et il n'en est pas de 
plus grande que de faire du bien aux autres 2. Toute- 
fois il n'aura pour la misère des hommes qu'une pitié 
y^ extérieure, comme celle qu'on éprouve au théâtre. 
Il n'aura pas la compassion qui le rendrait lui-même 
misérable, mais il aura pitié du manque de constance 
des cœurs que les passions ennemies déchirent en mille 
morceaux. 

La grande passion, pour Descartes, ne s'oppose pas à 
la raison. Elle est tout intellectuelle. C'est une préci- 
pitation de pensées qui se porte d'un côté sans bien 
examiner tout, mais c'est de la pensée encore ; son ar- 
deur est pénétrée de lumière ^. A mesure que s'accroît 
la netteté de Tesprit, la passion grandit. Elle n'est donc 
point une puissance obscure et presque fatale qui s'im- 
pose à nous; ce sera la nouveauté de Racine dans 
Phèdre de la présenter ainsi, mais l'inspiration ne sera 
plus stoïque, elle sera purement chrétienne. Pour 

1. Pass. de l'âme, II, art. 139. 

2. m, art. 156. 

3. L'émotioa physique elle-même enveloppe une idée et Pascal veut jus- 
tement qu'on laisse naître pleinement l'émotion pour suivre aussitôt l'idée 
qu'elle propose. Descartes pense au contraire que cette idée « exagère » ; 
il conseille d'nser d'industrie pour en divertir l'esprit; il donne plus de 
confiance à la passion constante qu'à Térootion actuelle. 



:23 V BENOIT DE SPINOZA. 

Descartes, avoir une grande passion, c'est avoir pleine 
conscience de soi-même. La générosité consiste à « s'es- 
timer au plus haut point qu'on se puisse légitimement 
estimer 1 ». L'orgueil et Fhumilité sont de fausses vues 
sur soi-même, la générosité est une idée juste. Elle 
donne la maîtrise de soi et permet par là de jouir sans 
dérèglement des choses'. Pourvu qu'on ait Testûne de 
soi, on ne désire jamais trop^! Il ne faut renoncer à 
rien. « Tirer de la joie de tout » est le mot qui termine 
le traité des Passions'^! Tant que Tesprit reste limpide, 
il ne peut y avoir de péché, car en celui qui a l'estime 
de soi, toutes les passions s'ennoldissent. C'est Tidéal 
moral d'un grand seigneur français du temps de 
Louis XIII : avoir Tesprit net et jouir magnifiquement 
de la vie. 
Comment se transforme en Hollande ce type superbe 

' d'humanité? Le remuement et la tempête se sont 
apaisés, mais le fond en ressort davantage : Tunité de 
la vie, Tempire de soi, la paix intérieure, d'un mot la 

. ' liberté de l'àme. L'homme généreux de Descartes de- 
vient rhomme « libre » de Spinoza. 

A première vue, les traits distinctifs subsistent, la 
grande passion réduite à une idée adéquate, le stoï- 
cisme sans renoncement et sans abstention. La pas- 
sion de r « homme libre » reste la générosité, c'est-à- 



1. Pass, de Vâme, UI, art. 153. 

2. in, art. 156. 

3. n, art. 144. 

4. IH, col. 212 fin. 



L ÉTHIQUE. 235 

(lire lamour^ La générosité en lui ne peut avoir d excès, 
elle déborde de son ème intrépide. Vaincre dans le 
monde la haine par la générosité, tel sera le nouveau 
combat, le seul où un homme puisse vaincre une foule, 
où il n'ait aucun besoin des secours de la fortune et où 
il laisse joyeux ceux qu'il est parvenu à vaincre, et plus 
forts, non plus affaiblis 2. Et la générosité est à la pro- 
portion de la connaissance de soi-même ^. Dans le si- 
lence des passions vulgaires ou sous leur agitation 
même, elle donne à Tàmela paix intérieure qui vient de 
la contemplation de soi *. Être en possession de soi par 
ridée juste de soi-même, c'est la condition de l'action 
joyeuse ^. L aversion de Spinoza pour les mélancoliques 
éclate à chaque instant. Ils n'arrivent à se dégoûter des 
choses que parce qu'ils ont introduit par la pitié ou 
par la triste humiUté le doute à l'intérieur d'eux- 
mêmes. Toutes les formes de la mélancolie sont mau- 
vaises, dégoût, envie, mépris, pitié, humilité, repentir. 
C'est la joie qui est bonne, bonne sans exception, sans 
réserve : Spinoza dirait comme Descartes qu'une fausse 
joie vaudrait mieux qu'une juste tristesse^, s'il n'était 
absurde de trouver justes ou fausses la tristesse et la 



1. Amor sive generositas (Eth,^ IV, 46). 

2. IV, 46, se. 

3. Voy. dans le long scolie de la Pi*. V, 20, le passai;e sur les magni 
affecUis. 

4. IV, 52 et se. 

5. Bene agere et îxtnri, maxime stoïcienne, citée par Spinoza, IV, 
50, se 

6* Pass. de Vâme, II, art. 142. 



236 BENOIT DE SPINOZA. 

joie arbitraires que nous éprouvons devant les choses 
impassibles. En tout cela on reconnaît l'écho de Des- 
cartes renforcé encore plutôt qu'affaibli. 



III 



Mais à voir le détail, l'idéal de Descartes est singu- 
lièrement précisé. Dans la passion, prenons-y garde, un 
seul élément est bon et ne craint pas d'excès, le désir. 
Le mal est l'autre élément, la rêverie vague, Tàme 
livrée à l'enchaînement fortuit des images confuses. La 
rêverie est l'essence de la mélancolie et toutes les 
passions mauvaises, l'avarice, l'ambition, l'amour des 
femmes se réduisent à des rêves qu'on fait debout et 
qui obsèdent jusqu'au délire*. Les passions ne sont pas 
mauvaises, mais le vague des passions; Spinoza en a 
l'invincible horreur. S'il dit que la joie est bonne, il ne 
l'entend pas au sens large et quasi mystique, mais au 
sens clair et précis de gai té, de franc rire, de bonne 
humeur hollandaise 2. Rien n'est plus rare que la vraie 
hilarité, la pleine santé de l'àme; les hommes n'ont 
d'ordinaire que des joies partielles de rêveurs ma- 
lades 3. 

Au fond de la rêverie et de toute maladie de l'âme se 
trouvent l'image du passé et l'image du futur, aussi 

1. IV, 44, se, fin. 

2. Risus, jocus, hilaritoSy IV, 45, se. 2 ; — 42. 

3. IV, 44, se. 



l'éthique. 237 

trompeuses Tune que l'autre, tristes doublures toutes 
deux du présent. L'homme qui se repent après coup, 
rhomme qui craint d'avance, sont deux fois misérables 
et impuissants*. Et l'espérance est aussi funeste que la 
crainte ; elle nous met également dans la dépendance 
de la fortune 2. Il faut vivre, au lieu d'espérer perpé- 
tuellement de vivre. En amour par exemple, ce n'est 
pas le bonheur qu on doit rechercher : le bonheur est 
fait d'espérances d'avenir et de regrets du passé, de 
rêveries; il n'a rien d'actuel et s'évapore sans cesse 
dans l'insaisissable de la durée. Ce n'est pas le plaisir 
davantage : le plaisir n'est que la titillation momen- 
tanée d'une partie du corps. L'amour ne doit être fondé 
ni sur le plaisir, ni sur Tespérance du bonheur, mais 
sur la gaîté ^ qui est un bonheur actuel ou un plaisir 
total. Le difficile est de jouir du présent avec plénitude. 
A l'égard des maux futurs et passés, un désespoir tran- 
quille et une paisible impénitence sont la sagesse même. 
Ce n'est pas que l'homme libre sacrifie un plus grand 
bien futur à un moindre bien présent*. Il ne fait pas la 
différence entre le futur, le présent, le passé, mais entre 
le réel et l'imaginaire =». Pour lui, une chose réelle 
passée, une chose réelle à venir, ont autant d'existence 
qu'une chose présente. Mais la mort, par exemple, n'est 
qu'un moment de la durée apparente, ce n'est pas une 

1. IV, 54;— 47. 

2. IV, 47. 

3. IV, 43, 44. 

4. IV, 66. 

5. IV, 62 et 8C. 



238 BENOIT DE SPINOZA. 

chose. La mort est à quoi un homme libre pense le 
moins ^ L'homme sain se nourrit avec plaisir; il ne 
son^e pas en cela à se préserver de la mort : il a faim 2. 
L'homme libre a de même le désir de la vie sans la 
pensée de la mort. Il a le désir irréductible de vie que 
nul homme n'abdique, puisque jamais on ne se suicide 
par un acte autonome : Sénèque peut tenir le couteau, 
mais ce sont les choses extérieures, victorieuses de lui, 
qui seules renfonceront*^. Ainsi Spinoza dégage de la 
passion Tunique élément qu'on puisse exalter sans 
crainte, le désir de vivre, le désir pur, saisi dans le 
présent, avant qu'il se soit réfracté en imaginations. 

Un autre point est précisé encore : dans quelle mesure 
est-il vrai que la passion ne s'oppose pas à la raison, 
c'est-à-dire à la loi d'unité dans la vie de chaque 
homme et au principe d'union entre tous les hommes? 
Là encore, les deux éléments de la passion, le désir et 
la rêverie, doivent être distingués. Si Ton ne voit dans 
les passions que le flot des images confuses, il est im- 
possible de trouver rien de commun entre elles. Que, 
chez toutes, les images soient confuses, ce n'est pas une 
ressemblance*. « Dire que le blanc et le noir n'ont 
d'autre conformité que de n'être ni l'un ni l'autre le 
rouge, ou dire qu'une pierre et un homme conviennent 
en ce seul point que tous deux sont finis, impuissants, 



1. IV, 07. 

2. IV, 63, 8C. 

3. IV, 20, se. 

4. IV, 32, se. 



l'éthique. 239 

c est dire que le blanc et le noir, la pierre et T homme 
n'ont aucune conformité. » Les rêves fuyants des pas- 
sions n'ont de même aucun lien entre eux, aucune res- 
semblance. L'esprit qu'ils occupent et qu'ils dispersent, 
varie et diffère sans cesse de lui-même ; ce sont eux qui 
rendent les hommes dissemblalîles. D'apparents accords 
ne doivent pas nous tromper. Il se forme entre les 
gens passionnés de fausses associations. L'homme pas- 
sionne a, nous le savons, la manie singulière de vou- 
loir qu'on lui ressemble, sans toutefois le vouloir com- 
plètement, à la façon de l'amoureux qui vante aux 
autres sa maltresse et serait désolé de les persuadera 
Mais en réalité c'est un paradoxe de prétendre que de la 
dissemblance profonde puisse naître autre chose que 
la haine couverte-. Et la haine est formée parrélément 
imaginatif de la passion. Quand un homme hait un 
autre homme parce qu'il désire la même chose que cet 
homme, il n a pas pris conscience de leur désir commun, 
mais l'autre possède la chose, lui-même en est privé, il 
le hait parce qu'il se représente cela en imagination. — 
Tout au contraire, l'élément fondamental de la passion, 
le désir de vivre, se confond avec la raison. Il est à la 
fois un principe d'unité dans la vie de chaque homme, 
d'union entre tous. Vouloir vivre n'est pas une image 
confuse, mais une idée concrète, adéquate 3, l'essence 
même de Fàme individuelle. Et les désirs humains se 



1. IV, 37, 8C. 1. 

2. IV, 34. 

3. IV, Pr. 23, 25. 



240 BENOIT DE SPINOZA. 

trouvent d'accord de si juste façon que suivre son désir 
propre, c'est faire le bien des autres hommes. Plus 
chacun désire ce qui lui est utile, plus les hommes sont 
réciproquement utiles les uns aux autres ; c'est la doc- 
trine que Spinoza veut établir contre Hobbes. Elle est 
seulement esquissée dans V Éthique; elle sera déve- 
loppée dans le Traité de Politique. 

Ce qui peut m'être le plus utile est, à le bien voir, 
ce qui me ressemble le plus ^ Les animaux d'autre race 
que moi peuvent tout au plus me servir d'instruments. 
Mais entre les hommes et moi, il s'établit un perpétuel 
échange de précieux services 2. Tout ce qu'ils inventent 
dans le domaine de la pratique et dans celui de la spé- 
culation, ils peuvent me le communiquer, parce que 
nous sommes de même race. Si deux individus de 
même nature viennent à se joindre, ils composent, par 
leur union, un individu deux fois plus puissant que 
chacun d'eux. Les hommes doivent donc tendre à n'être 
qu' « un seul homme ^ » ; rien n'est plus conforme à 
l'utilité de chacun « qu'un amour de tous en toutes 
choses qui fait que toutes les âmes et tous les corps ne 
forment, pour ainsi dire, qu'une seule âme et un seul 
corps * ». — Le sentiment aussi vif de la parenté des 
hommes est nouveau dans Spinoza. Il se substitue au 
sentiment plus vague d'une union de l'homme avec la 



1. IV, 29. 

2. IV, 35, cor. 1, 

3. IV, App. 12. 

4. IV, 18, 8C. 



L ÉTHIQUE. 2ki 

nature entière que nous avons rencontré dans le De 
Emendatione * et dans l'esquisse de physique du se- 

m 

cond livre -. L'homme est sans doute une partie de la 
nature et il suit nécessairement Tordre universel , mais 
s'il trouve autour de lui un certain nombre d'individus 
de même race que lui, sa puissance contre la nature 
se trouve autant de fois multipliée 3. La même solida- 
rité ne s^étend point aux animaux. La loi de notre in- 
térêt ne nous ordonne, en aucune façon, de conserver 
quelque être que ce soit, excepté l'homme. Elle nous 
ordonne de conserver ou de détruire les autres à notre 
gré, selon l'usage que nous en voulons faire, de les 
approprier complètement à notre service *. La frater- 
nité humaine est toute spéciale et n'a rien de mysté- 
rieux ; c'est une façon positive, intelligente, pour chacun 
d'entendre son intérêt propre. 

De là suit la théorie essentielle du quatrième livre, 
l'accord dé la vertu, c'est-à-dire du désir avec la raison. 

La vertu ne doit pas s'entendre au sens vague. Elle 
consiste à faire effort pour se conserver et pour vivre 
selon les lois de sa nature propre ^. Dire que la vertu 
doit être désirée pour elle-même, c'est exprimer juste- 
ment qu'elle est la tendance la plus profonde de l'être ^ : 
rien n'est plus désicable que le désir lui-même. La vertu 
s'oppose à l'impuissance ; elle consiste à agir au lieu de 

1. Voy. plus haut, p. 69. 

2. IV, App. 7. 

3. IV, App. 26. 

4. IV, 18, 8C. ; 20. 

5. IV, 22, cor. ; 35 . 

BENOIT DE SPINOZA. 16 



2^2 BENOIT DE SPINOZA. 

pâtir*. Juger de ce qui est bon et mauvais, veiller à son 
intérêt particulier suivant saconstitutioa particulière, se 
venger, conserver ce qu'on aime, détruire ce qu'on hait, 
voilà la vertu, en d'autres termes, le droit naturel. Si les 
hommes étaient intelligents, comme ils sentiraient en 
premier lieu la solidarité humaine, chacun jouirait 
sans danger pour les autres de tout son droit naturel. 
Mais les hommes sont leurrés et mis en conflit par les 
images qui se mêlent à leurs passions et la société elle- 
même n'a pas été fondée sur l'intelligence, elle a été fon- 
dée sur une passion, la crainte du châtiment. De même 
que Ton a imposé certaines conventions sur la propriété 
qui, de droit primitif, appartenait à tous, on a con- 
venu que certaines choses, diversement déterminées, 
seraient réputées bien ou mal d'une façon abstraite, 
indépendamment des désirs particuliers. La désobéis- 
sance à la loi ainsi forgée a été punie, Tobéissance dé- 
clarée méritoire. La vertu s'est compliquée des notions 
de justice et de péché, notions extrinsèques, de seconde 
venue, et qui n'expriment point la nature de l'àme*. 
Mais l'homme intelligent se passe de la loi extérieure. 
Sa raison lui suffit, en d'autres termes son désir, puis- 
que les commandements de la raison ne sont autres que 
ceux de sa nature propre 3. Il cherche par intérêt par- 
ticulier le bien de la communauté. Tout ce qu'il désire 
pour lui, du même coup il le désire pour les autres 

1. IV, 37, se. 1. 

2. IV, 37, 8C. 2. 

3. IV, 17, se. 



LETHIQDE, ^kd 

hommes ^ non par secrète ambition ni par bonté de 
cœur, mais par intelligence. Suivre la raison, c'est né- 
gliger le pacte social dont Tappareil de précautions et 
de contraintes s'applique aux esprits sans éducation et 
fonder d'emblée la société des hommes libres. L'édu- 
cation est ainsi la plus haute fonction humaine ^ : elle 
a pour but de remplacer la loi par l'intelligence. Cha- 
cun comprendra que le souverain bien des hommes 
est spécial à chacun et commun à tous. En tout esprit 
bien fait, les deux définitions du bien s'échangeront per- 
pétuellement : le bien est ce qui enrichit la vie indivi- 
duelle 3, le bien est ce qui resserre le lien de la société *. 
Le premier, Spinoza retrouve ici toute l'inspiration 
stoïcienne. L'homme libre n'est plus le sage solitaire 
de Juste Lipse qui se suffisait à lui-même. Il est plus 
libre dans la cité, où il vit sous la loi commune, que 
dans la solitude où il n'obéit à personne 5. Les stoïciens 
ont apporté au monde le sentiment de la communauté 
des êtres raisonnables, nés pour s'entr'aider comme les 
pieds, les mains, les paupières. L'idéal stoïcien est un 
idéal républicain. L'« homme généreux » de Descartes 



1. IV, 37. 

2. IV, App. 9. 

3. IV, 39. — Il ne faut paB dire strictemeot : le bien est ce qui cooserve 
le corps, car il y a des morts successives du corps : on le voit dans les cas 
d'amnésie, ou quand l'enfant devient homme. Le corps peut mourir sans 
6tre changé en cadavre (IV, 39, sc.)< Le bien est ce qui rend la vie plus 
intense. 

4. IV, 40. — Spinoza se sert indifféremment de deux définitions pour 
déterminer la valeur des passions. 

5. IV, 73. 



244> BENOIT DE SPINOZA. 

restait encore trop gentilhomme * ; !'« homme libre » 
de Spinoza est pris dans la masse des bourgeois répu- 
blicains de Hollande. À Faccent dont Spinoza parle des 
flatteurs qui entourent un grand et qui « d'un sot ne 
tardent pas à en faire un fou ^ », on sent le goût de la 
société libre des égaux. Il lui répugne même de se 
donner sur les autres la supériorité du bienfaiteur sur 
l'obligé. Être magnifique envers les hommes est la 
maxime de Descartes, non celle de Spinoza, qui, à la 
magnificence des grands, préfère la magnificence ano- 
nyme de l'État. Il s'élève contre les largesses particu- 
lières : le soin des pauvres est l'aflEaire de la société 
tout entière ^; faite d'individus à individus, l'aumône 
a des dçingers. Le sage ne cherche pas à s'attacher les 
hommes par la reconnaissance et lui-même il refuse 
discrètement les bienfaits ^ parce qu'il n'a pas besoin 
qu'un lien factice remplace le lien naturel qu'ont entre 
eux les êtres raisonnables, et parce que prétendre être 
un bienfaiteur de la société est moins beau que de sa- 
voir en être un membre. 



IV 



Pour achever de définir le stoïcisme de Spinoza, il 
faut s'arrêter enfin aux traits les plus individuels. Dans 

1. « 11 n'y a point de vertu à laquelle U semble que ia bonne naissance 
contribue tant qu'à la générosité. » {Pass. de l'âme, HI, art. 161.) 

2. IV, 57, se. 

3. IV, App. 37. 

4. IV, 70 et se. 



L ÉTHIQUE. 2kb 

une doctrine morale, l'âme personnelle transparaît pres- 
que toujours. Le stoïcisme est oratoire chez Sénèque, 
ascétique chez Épictète, tendre et mélancolique chez 
Marc-Aurèle, pédant chez Juste Lipse, magnifique chez 
Descartes. Chez Spinoza, il est intellectuel. Au-dessus 
de tout, Spinoza met l'intelligence. « Il n'y a pas, dit-il, 
de vie raisonnable sans intelligence et les choses ne 
sont bonnes qu'autant qu'elles favorisent l'exercice de 
la pensée. » Le plaisir fort, aigu parfois, de la pensée, 
celui dont Descartes disait : « l'âme a des plaisirs à 
part* », est le seul dont Spinoza soit avide. L'intelli- 
gence est son goût le plus vif, la passion de sa jeunesse 
et de sa vie entière, due à son tempérament, à son 
éducation rabbinique, â l'influence de la morale de 
Malmonide. Dans le Court Traité le portrait de l'homme 
qui use bien de son intelligence était l'esquisse du 
futur portrait de l'homme libre ^. Le De Emenda- 
tione faisait de la purification de l'intelligence le 
fondement de la morale. Maintenant encore, après avoir 
pris soin de définir le bien par l'harmonie du désir in- 
dividuel et de l'intérêt social, Spinoza ajoute : le bien 
est, au surplus, l'intelligence ; il est bon de comprendre 
les choses, mauvais de ne les pas comprendre *. N'est- 
ce pas ériger en règle universelle un désir particulier 
et, parce qu'on est philosophe, exiger de tous les hommes 



t. IV, App. 5. 

2. Pass. de Vâme^ I1I| art. 212. 

3. C(mrt Traité^ II, ch. 6 et 7. 

4. IV. 26 et 27. 



2^6 BENOIT DE SPINOZA. 

Tamour de la philosophie? Non, rintelligencc est bien 
la vertu essentielle demandée à tous ; pour mieux dire, 
l'acte le plus humble de vertu est un acte d'intelli- 
gence. L'accord entre le plus grand bien de chacun et 
le plus grand bien de tous, à mesure qu'on est plus 
intelligent, on le sent davantage. Spinoza, ainsi que 
les grands penseurs du xvii" siècle, parle toujours 
de l'intelligence comme d'une véritable vertu mo- 
rale. Être intelligent à l'égard de soi-même, c'est, 
selon Descartes, de la générosité; être intelligent d'une 
façon absolue, c'est, pour Spinoza, du courage *. Oui, 
il faut du courage, quand les choses semblent fasti- 
dieuses ou répugnantes, horribles, injustes, impies, pour 
reconnaître qu'on les conçoit avec trouble et confusion; 
il faut de la force d'âme pour les comprendre telles 
qu'elles sont. C'est l'exercice de la vertu stoïque. }l ne 
nous est pas demandé de travailler à changer Tordre 
universel, mais de travailler à le comprendre. Quelle 
sérénité entre dans l'Ame qui l'a compris ! L'intelligence 
nous délivre à jamais de la haine, du dégoût, de la 
pitié, de toutes les tristesses. Elle est sainte, elle est 
joyeuse. La colère et l'indignation n'étaient que de 
fausses vues de l'esprit, des agitations obscures et idsi- 
bles. La majesté triomphale de la nature nous appa- 
raît, nous absorbe et nous apaise. 

Spinoza pourrait traduire en termes d'intelligence sa 
doctrine entière. La solidarité humaine, l'accord des 

1. IV, 73. 



L ETHIQUE. 2^7 

iatérèts sont des faits; le désir, la vertu, la raison sont 
des idées adéquates. Et quoi d'étonnant qu'une morale 
fondée à l'origine sur Texaltation du désir, comme de 
l'élément le plus permanent de nous-mêmes, aboutisse 
au culte de l'intelligence? Le désir de vivre se confond 
pour Spinoza avec le désir de comprendre. Ce qui en lui 
aspire à subsister sans fin, ce qui ne craint ni lassitude, 
ni arrêt, ni défaillance, ce qui le soutient et lui suffit, 
c'est la joie de penser. 



L IVRE V 



l'éternité. 



Pouvons-nous atteindre à la liberté morale, c'est-à- 
dire à la maîtrise des passions? Telle est la question 
théorique que la dernière partie de V Ethique va résou- 
dre. L'auteur prend soin de dire qu'il ne traite pas des 
moyens pratiques d'arriver au but; les moyens « ren- 
trent dans la logique et la médecine*»; le but seul 
l'occupe. 

Le livre V peut avoir pour titres trois termes syno- 
nymes : de la béatitude, de la liberté, de l'empire de 
l'intelligence sur les passions. L'auteur le partage en 
deux étapes. Après le scolie de la proposition 20 : « Ici 
se termine, dit-il, ce qui concerne la vie dans le temps. 
Passons à ce qui concerne la durée de l'Âme considérée 
sans relation avec le corps », c'est-à-dire à la vie éter- 
nelle. Dans la première partie, il vient d'estimer, du 
point de vue stoïque et chrétien, tous les remèdes qu'on 
peut, au cours de la vie, opposer aux passions. Il a con- 
clu que la suprématie de l'intelligence et par suite la 
liberté et le bonheur sont, de ce point de vue, théori- 

1. Préface. 



L ETHIQUE. 2i9 

quement possibles. Dans la seconde partie le point de 
vue définitif est abordé. La vie ne doit pas être déroulée 
dans la durée mais ramassée en un total, hors du temps. 
Si la suprématie de Tintelligence n'est que passagère, 
elle ne compte pas. Tout ce qui est provisoire s'efiface ; 
rien n'est réel qui ne soit éternel. Que reste-t-il donc de 
nous? Pouvons-nous atteindre à une liberté éternelle, 
à un bonheur éternel? Question suprême que tout le 
reste de VÉthique servait à préparer. 

Ici surtout, dans ce bréviaire destiné à l'exaltation 
de rintelligence et de Tamour, l'exposition géométrique 
nous est dure. Le lecteur n'a sous les yeux que l'insuf- 
fisante réduction de la doctrine en propositions. Il lui 
faut se rendre assez maître de toutes les relations des 
propositions les unes aux autres pour pouvoir éveiller à 
la vie la pensée tombée à la mort apparente du formu- 
laire. 



I 



Que peut-on retenir de la doctrine néo-stoique et 
cartésienne en faveur de la liberté? 

Le fatras physiologique est, bien entendu, à rejeter 
tout entier. Ni les nerfs, ni les esprits, ni la glande pi- 
néale ne peuvent nous apprendre si l'âme est libre ou 
non. Le débat est intérieur. Il se pose entre termes éga- 
lement spirituels, les idées passives, les idées actives. 
Quel remède intérieur avons-nous contre les idées pas- 
sives? Le corps n'est pas en question. Tout se déduira 



250 BENOIT DE SPINOZA. 

(run fait purement spirituel, la connaissance de Tàme 
par elle-même ^ Pour le reste, il suffit d'énoncer, au 
début, qu'il y a concordance entre Faction de Tâme et 
l'action du corps 2. On ne peut dire plus. Pour conclure 
des mouvements cérébraux à la liberté de Tàme, il 
faudrait supposer une commune mesure entre ces deux 
termes. Cela ne peut pas être une idée claire. 

Meilleur parti peut être tiré du « remède » de Des- 
cartes : dissocier la passion de Tidée fictive de sa cause, 
plus simplement, penser à autre chose, a Si nous dé- 
gageons une passion de la pensée de sa cause, la pas- 
sion disparaît aussitôt^. » Si vous avez peur, ne luttez 
pas contre la peur, mais pensez à autre chose. Vous 
aimez bassement, gardez l'amour, pensez à une autre 
personne. La première partie du conseil est juste. On 
ne peut pas détruire une passion. Il suffirait de pouvoir 
la diriger sur un objet choisi. Mais la direction d'inten- 
tion est précisément le difficile. Quand la passion nous 
tient sous son empire, si nous sommes capables de 
penser à autre chose, la cause de la liberté est gagnée 
d'avance. Le remède de Descartes suppose des esprits 
déjà en possession de leur liberté. 

Le remède de Spinoza n'est pas de se distraire, mais 
au contraire de se replier sur soi-même, de penser à sa 
propre passion. « Une affection passive cesse d'être pas- 
sive sitôt que nous nous en formons une idée claire *. » 

1. Préface. 

2. Pr. 1. 

3. Pr. 2. 

4. Pr. 3. 



L ÉTHIQUE. 251 

Elle nous préoccupe moins à mesure qu^elle nous est 
mieux connue. Une passion qui s'éclaircit nous intéresse 
moins. Et nous former une idée claire, au moins de fa- 
çon partielle, de nos passions, introduire un peu de lu- 
mière et d'analyse dans ce domaine de pénombre, nous 
le pouvons toujours. « Toute la puissance de l'âme se 
réduit à pensera » Comprendre la passion, ce n'est pas 
la détruire, car pourquoi la détruire? « une passion 
n'est mauvaise qu'en tant qu'elle empêche de penser^ >> ; 
c'est pourtant lui faire la place plus petite. Car c'est de 
la substance même de nos passions que se forment nos 
idées claires, puisque « c'est par le même appétit que 
l'âme agit et qu'eUe pâtît ^ ». A mesure que la lumière 
la pénètre la passion pure peut se transformer en vertu. 
« Par exemple, le désir instinctif de voir les autres 
gens suivre votre humeur propre est folie d'orgueil, 
s'il est obscur; charité, s'il est réfléchi*. » 

Avant de pouvoir réduire ainsi en mécanisme cons- 
cient le jeu obscur d'une passion, c'est une force déjà de 
nous attacher à une seule idée claire. En des moments 
de colère, ou seulement d'indignation, ayons en mé- 
moire quelque formule simple dont nous ayons éprouvé 
la certitude, par exemple : notre intérêt est dans la so- 
lidarité, ou : il faut vaincre la haine par Tamour^. 
Donnons à une loi intérieure le caractère d'obligation 

1. Pr. 4, se. 

2. Pr. 9, dém.; — Pr. 10, dém. 

3. Pr. 4, 8C. 

4. Ibid. 

5. Pr. 10, 8C. 



252 BENOIT DE SPINOZA. 

tant que nous ne sommes pas encore dans le règne de 
la liberté. La loi morale ainsi formée n'a en soi aticun 
caractère mystérieux ni sacré ; elle a la valeur d'une 
idée juste. Une idée philosophique peut jouer le même 
rôle qu'un précepte moral. Par exemple : la vie raison- 
nable se reconnaît à la sérénité, ou : les hommes agis- 
sent par la nécessité de leur nature *. Cette dernière 
pensée est particulièrement efficace; la pensée que les 
choses sont nécessaires affaiblit beaucoup nos passions ^, 
et « à mesure que la notion de la nécessité s'étend à plus 
d'objets, notre puissance sur les passions grandit ^ ». 

Il importe de distinguer les pensées proprement dites 
de ces réflexions passagères qui naissent du cours même 
<les passions et ne donnent qu'une fausse apparence de 
liberté. « Un homme qui a été mal reçu de sa maîtresse 
n'a plus Tàme remplie que de l'inconstance des femmes, 
de leurs trahisons ; mais revient-il chez sa mal tresse et 
en est-il bien reçu, tout cela est oublié*. » Les réflexions 
d'un amant déçu ne sont pas des pensées. Seule la pen- 
sée désintéressée est une force. C'est peu, sans doute, 
que quelques pensées de cette sorte dans une Ame que 
les passions occupent. C'est peu, mais les pensées ont 
une force que les passions n'ont pas, la cohésion. Elles 
s'enchaînent et se fortifient lentement. La passion se 
plaît aux images singulières, isolées, fortuites, inexpli- 



1. ibid. 

2. Pr. 6. 

3. Pr. 6, 8C. 

4. Pr. 10, se. 



l'éthique. 253 

cables; la multitude des circonstances nouvelles Té- 
tonne et l'affaiblit. L'expérience, au contraire, ajoute à 
Tautorité de la pensée juste. Le progrès du temps qui 
épuise les passions affermit les pensées^. Dans la subs- 
tance même des passions qu'elle analyse et qu'elle ex- 
plique, l'intelligence fait lentement son œuvre de lu- 
mière et de joie et fonde la liberté. 



II 



Mais Spinoza ne veut pas que Tintelligence seule soit 

ouvrière de liberté. A l'intelligence pure il joindra un 

sentiment religieux, intellectuel encore, l'amour de Dieu. 

Unie, conmie il était fréquent, à l'inspiration stoïque, 
nous reconnaissons ici l'inspiration chrétienne. Avant 

que Pascal n'eût distingué le chrétien du stoïque et que 
Halebranche n'eût décidément rompu avec le stoïcisme, 
un christianisme stoïque fut en faveur. Juste Lipse est 
préoccupé de mettre d'accord les deux doctrines mo- 
rales en substituant à la Nature des stoïciens le Dieu des 
chrétiens ^. Quevedo mêle constamment saint Paul, 
saint Pierre Chrysogone, saint François de Sales aux au- 
teurs du Portique, et chez les stoïques de Hollande, 
Corneille de Witt par exemple, il serait difficile de dis- 
tinguer le sentiment stoïque du sentiment chrétien. 

1. Pr. 7elPr. 20, se. 

2. Manuductio ad stcUcam philosophiam. — Prœr. : ^'emo finem et 
felicitatem cum istis {stoïcis) in Natura ponat nisi interpretatione 
quam dedi, id est, Deo, 



5tbk BENOIT DE SPINOZA. 

L'œuvre de Spinoza est dans ce courant moral. Dans la 
préface des Œuvres posthumes (1677), ses amis donnent 
une esquisse curieuse de la façon commune alors d'en- 
tendre le christianisme. Ils insistent sur les parties 
chrétiennes de VÉthique. « £n ce livre, disent-ils, tout 
ce que le Sauveur et les Apôtres ont enseigné est con- 
tenu summatim, » Dans la résistance aux passions, le 
sentiment chrétien n'était certes pas négligeable . Spinoza 
le trouva autour de lui, le réduisit à son essence et 
l'assimila à sa doctrine en condensant la pensée et en 
concentrant fortement tous les mots. Il faut rapprocher 
VÉthique du Traité de théologie. L'un des deux ouvrages 
présente surtout le côté stolque de la doctrine, parce que 
l'autre en a présenté le côté chrétien. 

Ce n'est pas légèrement, ni certes pour céder à ses 
ennemis, que Spinoza prononce avec respect les noms de 
piété et de religion. Il leur donne toutefois un sens 
particulier. Pour valoir contre les passions, il veut que 
la religion soit pure elle-même de toute passion. La piété 
ne doit être mêlée ni de crainte, ni de remords, ni d'hu- 
miliation. Il n'y a pas de bonne crainte. Mauvais pré- 
dicateurs, ceux qui éveillent la crainte; « ils n'abou- 
tissent qu'à rendre les autres aussi misérables qu'eux- 
mêmes^ ». Le repentir, l'humilité, les autres passions 
tristes ne valent pas mieux. Il faut reconnaître toutefois 
que (c les hommes ne dirigeant que rarement leur vie 
<raprès la raison, il arrive que ces deux passions de 

1. IV,Pr. 63, se. 



l'éthique. 255 

rhumilité et du repentir, comme aussi respérance et la 
crainte, qui en dérivent, soient plus utiles que nuisibles, 
et (avec ironie) puisque enfin les hommes doivent pécher^ 
il vaut mieux encore qu'ils pèchent de cette manière * ». 
L'auteur ajoute, sous le coup peut-être des événements 
de 1672 : « Le vulgaire devient terrible dès qu'il ne 
craint plus. Il ne faut donc point s'étonner que les pro- 
phètes aient si fortement recommandé l'humilité, le re- 
pentir, la subordination. Car on doit convenir que les 
hommes dominés par ces passions sont plus aisés à con- 
duire que les autres et plus disposés à mener une vie rai-^ 
sonnablcy c'est-à-dire à devenir libres^. » Concession sans 
grande portée, puisque, sous la livrée religieuse, les 
passions restent ce qu'elles sont et ne peuvent rien avoir 
de commun avec Tétai de liberté. 

C'est une idée profonde de la Bible que le péché ori- 
ginel ait consisté pour l'homme à craindre la mort, à 
laisser entrer en son cœur la première passion triste^. Bien 
d'autres passions tristes et déprimantes règneilt aujour- 
d'hui sous les noms les plus saints. Défions-nous de la dé- 
formation du sentiment religieux en certaines consciences 
douloureuses. La douleur transformée en sentiment de 
faute et en châtiment, le corps émacié, la contrition, la 
torture de soi-même, la peine muette, la peur affreuse, 
l'agonie du cœur martyrisé, le cri désespéré vers le 
salut, tout cela n'est pas la vie religieuse, c'est la crise, 
exagérée par l'imagination, que traversent certaines 

1. IV, 54. 

2. IV, 68. 



256 BENOIT DE SPINOZA. 

âmes passionnées avant de conquérir Tapaisement. La 
religion ne doit pas être uniquement une religion des 
souffrants, une religion pour les opprimés et les infirmes ; 
elle ne doit pas abattre les robustes et les triomphants 
et rendre suspecte la santé. La foi chrétienne n'est 
pas sacrifice, sacrifice de toute liberté, de toute gaité, 
de toute indépendance ; elle n'est pas esclavage, insulte 
à soi-même, mutilation de soi, car pourquoi sacrifier à 
Dieu nos instincts les plus forts? La faiblesse ne saurait 
être un mérite. Être libre, être fort, c'est toute la vertu. 
Un sentiment religieux d*un type haut, dur, autonome 
est possible, où il n'y ait plus inquiétude, renoncement 
ni misère. 

L'erreur vulgaire est de croire qu'on ne peut être fort 
qu'en dominant les autres hommes. Quelle idée de 
barbare! Être fort, nous le savons, c'est sentir avec 
force la solidarité humaine. Se sentir membre de Fu- 
niverselle association des hommes et le sentir si vive- 
ment qu'il devienne impossible de distinguer son bien 
propre du bien de tous, désirer naturellement pour tous 
la même vérité et le même bonheur que pour soi, aimer 
sans effort les hommes d'un amour mâle et nécessaire, 
sans orgueil et sans humilité, c'est la force d'âme. Et 
c'est la première vertu chrétienne, la piété ou charité 
{pietas)^. Ce n'est pas une passion. La vraie charité ne 
dérive d'aucun mouvement de l'instinct, mais d'une idée 
juste ; son prosélytisme est sans impétuosité et sans fa- 

1. IV, 36 et se. 



l'éthique. 257 

natisme ^ ; elle est sereine et discrète comme Tintelli- 
gence. Elle n'est pas non plus un commandement, au- 
dessus de tout droit à la critique. L'esclave seul, jusqu'en 
morale, ne comprend que le tyrannique. Il s'élève à la 
foi, non à la liberté qui est un degré plus haut. La vraie 
charité est aussi libre que l'intelligence, dont elle est 
fille. 

La religion proprement dite [religio) est « l'ensemble 
des désirs et des actions qui dérivent de l'idée de Dieu ^ » 
ou, ce qui revient au même ^, qui dérivent de l'amour de 
Dieu. Le mot idée de Dieu prend un sens large. Il ne dé- 
signe pas un Dieu personnel, mais une idée extrêmement 
générale, pour mieux dire, l'idée totale de l'univers et de 
nous-mêmes. Tous les hommes font un seul corps, voilà 
l'affirmation essentielle de la charité. La religion conçoit 
une unité plus haute, l'unité dernière de tous les êtres. 
L'idée de Dieu est l'idée de cette unité. L'àme peut faire 
aisément « que toutes les images des choses se rapportent 
à l'idée de Dieu * » ; c'est les ramener simplement à leur 
unité naturelle. Pour étrangère qu'elle soit au langage 
courant, cette conception nous est familière. L'idée de 
Dieu, répétons- le, est essentiellement la pensée de l'unité, 
que cette pensée s'applique à l'univers entier, à l'ensem- 
ble des objets, ou seulement à tel objet particulier, par 
exemple à une conscience individuelle. Sentir en moi- 



1. IV, 36, se. 

2. JWrf. 

3. V. Pr. 15 dém. 

4. Pr. 13. 

BENOIT DE SPINOZA. 17 



258 BENOIT DE SPINOZA. 

même ma propre unité, comprendre l'essence commune 
de mes passions, c'est avoir Tidée de Dieu. Et comme 
Famour de Dieu n'est rien de plus, essentiellement, que 
ridée de Dieu, c'est avoir du même coup l'amour de 
Dieu. « Celui qui comprend ses passions et se comprend 
lui-même clairement et distinctement, aime Dieu, et il 
aime Dieu d'autant plus qu'il comprend ses passions et 
se comprend lui-même de façon plus claire et plus dis- 
tincte. » Cette proposition extraordinaire ' est la clef du 
livre. L'idée de Dieu est incomparable. Elle n'est pas 
une idée claire parmi d'autres, elle est le fond commun 
de toute idée qui s'éclaircit. Point n'est besoin de la 
chercher hors de nous-mêmes. Travaillons à rendre 
transparente la substance obscm^e de nos passions, le 
fond divin de toutes choses nous apparaîtra. Travailler 
à éclaircir son âme, c'est aller à Dieu, c'est aimer Dieu. 
Le mot amour de Dieu doit être dépouillé de toute 
signification humaine ; il a, lui aussi, un sens incompara- 
ble. Sentiment unique, auquel rien de corporel ne peut 
être mêlé, pur acte d'intelligence, on ne lui conçoit 
pas de contraire, pas plus qu'à l'intelligence. « Per- 
sonne ne peut haïr Dieu 2. » U ne s'adresse pas à une 
personne et ne demande pas de réciprocité. « Celui 
qui aime Dieu ne peut faire effort pour que Dieu l'aime 
à son tour. » Il est la joie pure de l'intelligence en 
face de son objet. De la réalité il ne peut rien déplo- 
rer; hors d'elle, il ne peut rien souhaiter. Il ne se ré- 

1 Pr. 15. 

2. Pr. 18 



L ÉTHIQUE. 259 

signe pas à ce qui a été, à ce qui est ; il veut avoir cet 
état de choses, tel qu'il a été, tel qu'il est, pour toute 
éternité. Il ne peut pas même être attristé de Texistence 
de la tristesse. « En tant que nous concevons Dieu comme 
cause delà tristesse, nous éprouvons de la joie*. » L'a- 
mour de Dieu, enfin, n'est point un sentiment jaloux; 
« il est entretenu en nous avec d'autant plus de force 
que nous nous représentons un plus grand nombre 
d'hommes comme unis avec Dieu de ce même lien d'a- 
mour^ ». L'amour de Dieu achève la charité. Nous n'ai- 
mons pas précisément les hommes pour l'amour de 
Dieu, mais nous les aimons comme nous aimons Dieu, 
par intelligence. 

Sous les noms de piété, de religion, d'amour de Dieu, 
c'est l'intelligence que partout nous trouvons. Négligeons 
les détails, une interprétation intellectualiste du christia- 
nisne est-elle possible? Les éditeurs de V Éthique, fidèles 
sans doute à la pensée de l'auteur, l'ont soutenu dans 
leur préface. Saint Paul appelle la religion chrétienne 
rationalis religio et on peut lire dans ses Épltres que 
la vraie soumission d'esprit, la joie, la vérité, la justice, 
la bonté sont les fruits de l'intelligence. Comment un 
idéal de pureté de l'entendement serait-il contraire à 
l'Écriture? L'Écriture entière résonne des mots d'intel- 
ligence, de vérité, de connaissance, et la nouvelle loi n'a 
consisté qu'à substituer à la lettre l'esprit, c'est-à- 
dire l'intelligence. Saint Jean prend soin de dire que 

t. Pr. 18, se. 

2. Pr. 20. 



260 BENOIT DE SPINOZA. 

Moïse a apporté la loi, mais le Christ la vérité. Jésus 
répond à Pilate qu'il est venu témoigner de la vérité 
et le nom qu'on lui dorme est celui de Logos, de Rai- 
son. A chaque page, la vérité sanctifie, régénère, libère, 
mène à Dieu*. 

La religion, triomphe de l'intelligence, achève ce que 
le premier exercice de l'intelligence, l'analyse intérieure, 
a commencé : elle nous donne l'empire de nous-mêmes, 
la liberté. Étouffée à l'origine sous les passions, « la li- 
berté a été recouvrée par les patriarches guidés par 
l'esprit du Christ, c'est-à-dire par Yidée de Dieu^ qui 
seule peut faire que l'homme soit libre et qu'il désire 
pour les autres le bien qu'il désire pour lui-même ^ ». 
L'idée de Dieu est le signe de notre liberté conquise, 
de même que la première idée claire naissant au milieu 
des passions en était l'espoir et le fondement. 



III 



Parlons mieux. La liberté n'est pas fondée, elle nest 
pas conquise. Ce langage est imparfait, puisque Spi- 
noza ne reconnaît pas en nous de vouloir et qu'il ne 
croit pas que les choses soient réellement daoïs la du- 
rée. Il nous faut considérer enfin la liberté sous cet as- 



1. Préface dtê Œuvres posthumes. Comparer ce que dit Lucas (Freuden- 
thaï, p. 21). 

2. IV, 67, se. 



L ÉTHIQUE. 261 

pect d^étemité qui répugne tant à rimagination et au 
langage. 

« Toutes les choses peuvent être conçues de deux fa- 
çons comme réelles {actuales). Ou bien nous les conce- 
vons en relation avec un temps ou un lieu déterminés, 
ou bien nous les concevons comme contenues en Dieu 
et résultant de la nécessité de la nature divine. Dans 
le second cas, elles sont conçues sous l'aspect de Téter- 
nité^ » Il y a deux manières, en effet, de rechercher 
si telle chose est réelle ou non. La première est de 
pointer le moment où elle est apparue, le moment où 
elle a disparu; les sens nous rapprennent. La seconde 
est de calculer si elle est possible, plus exactement , 
quand le calcul est complet, si elle est nécessaire. Une 
chose qui se peut est, exactement, une chose qui sera : 
l'échéance est indifférente ; pour l'astronome une con- 
joncture future est parfaitement réelle : peu lui importe 
d'y assister. Dans le premier des deux cas les choses 
réelles, telles qu'on les représente, ont existé à un cer- 
tain moment, non à un certain autre ; elles sont entrées 
en scène, se sont succédé, se sont détruites les unes les 
autres; la plus forte a supprimé la plus faible; cha- 
cune à son tour s'est levée d'on ne sait quel néant, pour 
y rentrer ensuite 2. Dans le second cas, chaque chose, 
passée ou future il n'importe, est rendue présente et 
éternisée par la pensée; la scène étroite du réel, le 
temps avarement mesuré à chaque acteur, la durée 

1. Pr. 29, se. 

2. Voy, IV, ax. unique, et V, Pr. 37 cl se. 



262 BENOIT DE SPINOZA. 

et l'espace, deviennent des fictions; toutes les choses 
réelles sont représentées comme coexistant ensemble, 
comme « contenues en Dieu ». 

Il n'y a pas là de mystère. C'est la simple distinction 
de lïmagination sensible et de l'intelligence. La repré- 
sentation des choses dans la durée s'impose invincible- 
ment à l'imagination sensible, mais l'intelligence s'en 
passe. L'intelligence embrasse d'un coup l'objet mou- 
vant. Elle ne s'attache que provisoirement aux ques- 
tions de genèse. Suivre l'évolution du mouvant, ce n'est 
pas le comprendre. Le comprendre, c'est en connaître 
l'essence. L'intelligence embrasse dans l'éternel des es- 
sences particulières, en relations intelligibles entre elles. 
Elle défait l'ordre dans lequel les choses se présentent 
et refait un ordre logique. Même quand elle détermine 
un ordre de succession entre les choses, cet ordre de suc- 
cession ne saurait être confondu avec la durée sensible. 
Si la durée sensible, par miracle, venait à être déme- 
surément accélérée ou démesurément ralentie, l'astro- 
nome n'aurait rien échangera ses calculs. Le tempsdont 
il parle est un temps idéal, relation tout intelligible. 11 
est commun, malgré l'imperfection de l'expression, de 
considérer dans l'éternel même une succession de faits. 
Voir les choses dans l'éternel n'est doiic rien d'extraor- 
dinaire, c'est la seule façon que nous ayons de les 
voir intelligiblement. 

Ces principes sont applicables à la connaissance de 
nous-mêmes. Nous connaître, c'est atteindre notre es- 
sence, par-dessous l'écoulement de la vie. Et l'essence 



LËTUIQUE. 263 

d'un homme, pour complexe qu'elle soit, peut être con- 
sidérée dans l'éternel aussi bien que les propriétés d'une 
figure géométrique. Le difficile n'est pas de la consi- 
dérer ainsi, mais de comprendre pourquoi c'est à tel 
moment de la durée, non à tel autre, que le triangle a 
été tracé sur le tableau. L'éternité de l'homme n'est 
pas obscure; c'est la naissance, la vie et la mort qui 
le sont. 

La question, toutefois, n'est pas aussi simple ici que 
dans les autres cas; elle est plus haute d'un degré. En 
même temps que l'intelligence qui connaît, nous som- 
mes encore l'objet connu. Que nous puissions nous voir 
dans l'éternel, y sommes-nous pour cela? N'avons-nous 
pas conscience de durer? Même si la durée n'est pas 
la vraie loi des autres choses, ne la sentons-nous pas 
réelle en nous? 

Non, c'est, au contraire, le témoignage seul de la cons- 
cience que Spinoza invoque en faveur de l'éternité. Il 
sacrifie, il est vrai, en nous tout ce qui est imagination 
sensible et mémoire. Pour ces parties de nous-mêmes, 
il ne revendique ni éternité, ni certes immortalité. 
« L'âme nepeutrien imaginer ni se souvenir d'une chose 
passée qu'à condition que le corps continue d'exister ^ » 
Concession dure pour l'homme de passions, presque in- 
différente pour le philosophe. Se souvenir, imaginer ne 
sont pas le tout de l'homme. Notre tout est de penser. 
Et dans la pensée la plus haute nous dominons la cons- 

1. Pr. 21. 



264. BENOIT DE SPINOZA. 

cience du temps. C'est un fait d'expérience que Des- 
cartes a mis en lumière. Les pensées pures ne s'altèrent 
pas avec le temps. Aussi souvent que nous les avons, 
nous les retrouvons identiques et nous sentons qu'à 
n'importe quel moment de la durée, elles seraient iden- 
tiques encore. Ce sentiment de présent éternel est un 
sentiment intellectuel aussi réel qu'est réel, dans la mé- 
moire, le sentiment du temps écoulé. Évidemment, ce 
n'est pas à la mémoire qu'il faut demander cette cons- 
cience de l'éternité, qui est le contraire de la mémoire. 
« Il serait absurde que nous nous souvenions d'avoir 
existé avant le corps, puisque l'éternité ne peut se me- 
surer par le temps ni avoir avec le temps aucune re- 
lation. Et cependant nous sentons, nous éprouvons que 
nous sommes éternels. L'àme ne sent pas moins les cho- 
ses qu'elle conçoit par l'entendement que celles qu^elle 
a dans la mémoire. Les yeux de l^âme, ce sont les dé- 
monstrations*. » Il n'est pas juste de dire que la loi 
d'écoulement soit l'unique loi intérieure, puisque l'in- 
telligence, qui fait bien partie de nous-mêmes, a une 
loi différente. Penser n'est pas seulement éterniser l'ob- 
jet, penser c'est être étemel. Et si nous pensons notre 
propre essence étemelle, nous réunissons en nous Té- 
ternité de l'objet et l'éternité de la connaissance. 

A la place de l'antique illusion d'immortalité, voici ce 
qui nous reste : l'éternité de notre essence, l'éternité 
des parties les plus hautes de notre pensée. Des deux 

1. Pr. 23, se. 



L ÉTHIQUE. 265 

côtés, du moins, c'est une éternité personnelle. Notre est 
sence étemelle est singulière, individuelle, et notre pen- 
sée se rend étemelle sans cesser d'être notre pensée. 
Spinoza rappelle bien que, tout originale qu'elle soit, 
notre pensée « est un mode éternel, déterminé par un 
autre mode éternel et ainsi à l'infini, tant que l'ensem- 
ble infini de ces modes constitue la pensée de Dieu^ ». 
Mais il fait remarquer combien cette façon de nous rat- 
tacher à Dieu est dififérente, malgré les termes, de celle 
qui a été exposée dans le premier livre. « On voit, dit- 
il, combien la connaissance des choses particulières est 
préférable et supérieure à la connaissance des choses 
universelles, car, bien que j'aie montré dans le premier 
livre, d'une manière générale, que toutes choses, et par 
conséquent Tàme humaine, dépendent de Dieu dans leur 
essence et dans leur existence, cette démonstration, si 
solide et si parfaitement certaine qu'elle soit, frappe 
bien moins pourtant l'esprit qu'une preuve tirée de 
l'essence de chaque chose particulière et aboutissant 
pour chacune à la même conclusion-, » Ce n'est plus 
de l'attribut universel qu'il part ; c'est du mode singu- 
lier, de l'individuel. Après s'être partagé avec la théo- 
rie de la substance le reste de YÉthiquey la théorie de 
l'individu remporte, à la fin. 

L'originalité de l'auteur, dans le cinquième livre, est 
moins d'avoir défini Féternité que d'avoir conféré l'éter-* 
nité à ridée de l'individuel. Dans le premier livre, éter- 

1. Pr. 40, gc. 

2. Pr. 36, 8C. 



266 BENOIT DE SPINOZA. 

nité et universalité étaient jointes : les attributs univer- 
sels de Dieu étaient les types de choses éternelles. Main- 
tenant Fétemité est attribuée, non tout à fait et dans tous 
les sens, au corps particulier, à l'individu physiologique, 
maispourtant à l'idée du corps particulier. « Uyanécessai- 
rcinenten Dieu une idée qui exprime l'essence de tel ou tel 
corps humain sous le caractère de l'éternité *. *> Voici ce 
que nous sommes ; l'idée éternelle d'un corps individuel 
périssable. Nous sommes éternels et mortels à la fois. 
Gardons-nous cependant de trouver en nous une double 
nature. Notre corps lui-même, comme toutes choses, a 
deux façons d'être réel : il est réel dans la durée, il est 
réel aussi dans l'éternel, et là, son éternelle essence ne 
diffère pas de l'idée éternelle que nous en avons. 

Négligeons d'apparentes vicissitudes. Une intime union 
d'individuel et d'étemel dans la connaissance est le 
meilleur de nous : la connaissance des individus singu- 
liers dans leur essence éternelle. Nommons- la, d'un 
terme dont le sens a été plusieurs fois élargi, connais- 
sance du troisième genre. (Spinoza semble revenir sur la 
critique du second livre et admettre que nous puissions 
connaître dans leur essence d'autres êtres que nous- 
mêmes-.) En la connaissance du troisième genre se trou- 
vent vertu, repos, perfection, bonheur. « L'edort su- 
prême de l'âme, sa suprême vertu sont de connaître les 
choses d'une connaissance du troisième genre 3... De ce 

1 . Pr. 22. 

2. Pr. 24, 28. 

3. Pr. 25. 



L ÉTHIQUE. 267 

genre de connaissance naît pour Tâme le plus parfait 
repos dont elle puisse jouir *... A mesure que chacun 
de nous possède à un plus haut degré ce genre de con- 
naissance, il a de soi-même et de Dieu une conscience 
plus pure, en d'autres termes, il est plus parfait et plus 
heureux 2. » En cela consiste enfin notre liberté, dont 
nous comprenons maintenant qu'elle n'ait ni commen- 
cement ni fin, qu'elle soit donnée dans l'étemel. 



IV 



Dans les dernières propositions de V Éthique la liberté 
reçoit les noms théologiques de béatitude, de gloire et 
de salut 3, la doctrine intellectualiste prend un accent 
religieux. 

Connaissance pure, ce n'est pas assez dire. Un sur- 
croît s'ajoute à la vie intellectuelle pour en faire la béa- 
titude. « Plus l'âme est propre à connaître les choses 
d'une connaissance du troisième genre, plus elle désire 
les connaître ainsi *• » Il faut entendre la connaissance 
comme un désir. Il fautTentendre aussi comme une joie. 
« Tout ce que nous connaissons d une connaissance du 
troisième genre nous fait éprouver un sentiment de joie, 
accompagné de l'idée de Dieu comme cause de notre 

1. Pr. 28. 

2. Pr. 31, 8C. 

3. Pr. 36, se. 

4. Pr. 26. 



268 BENOIT DE SPINOZA. 

joie*. » Appelons ce désir et cette joie de leurs noms 
mystiques, amour de Dieu, béatitude. L'amour de Dieu, 
nous le savons, est un sentiment sans analogue, sans 
attache aux passions, pure lumière, flamme de Tintelli- 
gence, amour-intelligence {amor intellectualis). La béa- 
titude est une joie incomparable. EUe n'a pas de cause 
antérieure à elle-même. Non, elle ne vient pas du temps; 
elle est la joie dans Téternel. « Si la joie consiste dans le 
passage aune perfection plus grande, la béatitude con- 
siste pour l'àme dans la possession de la perfection 
elle-même. L'âme a possédé éternellement cette perfec- 
tion que nous avons supposé qu'elle commençait d'ac- 
quérir 2. » Cette éternelle perfection, cette béatitude sont 
appelées par les théologiens l'état de gloire, le salut. A 
sa théorie propre, Spinoza peut fondre ainsi le meilleur 
des doctrines religieuses et, à l'exemple de son vieux 
maître, Léon Hébreu, couler dans sa doctrine ration- 
nelle la philosophie d'amour qui la gonfle et l'épanouit. 
L'amour intellectuel nous mêle à l'infini de Dieu, au 
point qu'il n'est pas. possible de distinguer en cet amour 
ce qui vient de Dieu, ce qui vient (Je nous. « L'amour 
intellectuel de l'âme pour Dieli est une partie de l'a- 
mour infini que Dieu a pour soi-mêtne^... L'amour de 
Dieu pour les hommes, l'amour des hommes pour Dieu 
ne sont qu'une seule et même chose*.» Qu'on le rapporte 



1. Pr. 32. 

2. Pr. 33, se. 

3. Pr. 36. 

4. Pr. 36, se. 



L ETHIQUE. 269 

à Dieu ou à Fàme, c'est une paix, une plénitude, une 
joie qui est une chose et qu'il importe peu, à la limite, 
de mettre en notre àme ou en Dieu, au moment où la 
distinction entre nous et Dieu s^efface. Dieu s'unit au 
fond de Tàme et la remplit de son infinité ; « Fessence 
et l'existence de notre âme résultent de la nature divine 
et en découlent continuellement* ». 

L'amour intellectuel de Dieu est éternel. « Il n'y a 
d'amour étemel que lui 2. » Là est le sommet de V Éthi- 
que. Du point de vue de l'éternité et de l'amour, la doc- 
trine entière s'illumine. C'était pour réserver l'éternité 
que l'auteur, au quatrième livre, à condamné Tespérance 
aussi bien que le repentir, l'image du futur et celle du 
passé. C'était pour réserver l'amour qu'il a fait accueil 
à l'inspiration chrétienne. Et son effort singulier nous 
apparaît maintenant : chasser de la morale l'image du 
temps. Les vieilles métaphores de lutte et de récompense, 
de dette et de paiment, d'offense à Dieu et de répara- 
tion, ces métaphores qui ont pénétré à fond notre mo- 
rale, reposent sur l'image d'un passé et d'un avenir. 
Elles représentent en morale la part de l'imagination. 
Tout calcul moral qui escompte la réalité de l'avenir est 
mal fondé. Il est inutile de craindre que les passions 
soient punies autrement que par elles-mêmes ; il est vain 
d'espérer qu^une àme triste et misérable soit mise tout 
d'un coup en possession de la félicité ; il est superflu de 
souhaiter pour l'amour intellectuel de Dieu une autre 

1 . Ibid. 

2. Pr. 33, 3î, cor. 



270 BENOIT DE SPINOZA. 

récompense que lui-même. Dieu ne se venge pas et on ne 
peut pas Tattrister. Si Ton s'est mis une fois au point de 
vue de Tétemité, on a compris la doctrine, qui tient en 
un mot pour qui Ta comprise et qu'aucune démons- 
tration ne fera sentir à qui n'en a pas le pressenti- 
ment. 

A ceux pourtant qui ne sont pas aisément si généreux 
et si intrépides qu'il leur suffise d'être étemels, à ceux 
dont l'imagination a besoin encore de quelque prolon- 
gation et d'un peu d'immortalité, ne laissera-t-on rien? 
« Si l'on examine l'opinion du commun des hommes, 
on verra qu'ils ont conscience de l'éternité de leur âme, 
' mais qu'ils confondent cette éternité avec la durée et 
la conçoivent pai' Imagination ou la mémoire, per- 
suadés que tout cela subsiste après la mort^. » Que nous 
importe de subsister ou non? La longueur de l'exis- 
tence n'a qu'un rapport incertain avec la richesse de 
l'essence. Des êtres médiocres durent sans fin. Qu'avons- 
nous besoin de l'immortalité des pierres? Pourtant, à 
Spinoza lui-même il arrive de parler de survivance*. 
(( L'âme n'est sujette aux passions que pendant la durée 
du corps^... L'âme humaine peut être d'une nature telle 
que ce qui périt d'elle avec le corps ne soit d'aucun, 
prix en comparaison de ce qui continue d'exister après 
la mort^. » C'est la théorie connue de l'immortalité 
partielle, théorie qui remonte à Aristote et que Spinoza 

1. Pr. 3t, se. 

2. Pr. 34, cor. 

3. Pr. 38, se. 



L ETHIQUE. 271 

prend dans Maïmonide^. Il fait même un pas de plus. 
Un corps mieux adapté est le symbole nécessaire d'une 
Ame plus parfaite. « L'enfant dont le corps est frêle et 
dépend surtout des causes extérieures, Tenfant qui est 
encore tout mélangé aux choses, a une moindre cons- 
cience de lui-même, des choses et de Dieu. Notre prin- 
cipal etfort en cette vie, c'est de transformer le corps 
de l'enfant en un autre corps adapté à un grand nombre 
de fonctions-... Celui dont le corps est adapté à un 
grand nombre de fonctions a une âme dont la plus 
grande partie est éternelle ^, » Proposition étrange, 
si Ton y réfléchit. Elle met en lumière l'impossibilité 
pour l'àme la plus spiritualisée d'être séparée d'un 
corps. Il répugne à Spinoza que la partie la plus par- 
faite de l'âme puisse survivre sans être jointe à un 
corps plus parfait. Là se rapportaient sans doute les 
considérations sur la traijsmigration des âmes qu'il a 
jugées caduques et retranchées de VÉthiqtte. Il n'est 
pas allé jusqu'à la théosophie de Léon Hébreu. Peu 
importe, en tout cas, de nier l'immortaUté, pourvu 
qu'on se détache de l'énorme intérêt qu'elle inspire. 
L'immortalité n'est pas à ranger parmi les choses im- 
possibles, il suffit de la ranger parmi les choses pres- 
que indifférentes. 
Spinoza, en terminant, prie le lecteur qui ne convient 

1 . a Xa chose qui reste séparément après la mort est ce qui est de- 
Tenu intellect en acte » (More Neh*^ I, \ • 328, cité par 0. Hamelin, Année 
philos., 1900). 

2. Pr. 39, 8C. 

3. Pr. 39^ 



272 BENOIT DB SPINOZA. 

pas de Tétemité de Vdme de ne pas rejeter le reste 
pour cela. L'intrépidité et la générosité, la charité, la 
religion, tout le quatrième livre et la moitié de celui-ci 
composent une morale sûre, indépendante de Féter- 
nité'. L'incertitude à son tour de la vie future ne doit 
pas nous faire hésiter devant ces biens certains. Nous 
ressemblerions à des hommes qui s'empoisonneraient 
parce qu'ils n'espèrent pas jouir à perpétuité d'une 
bonne nourriture 2. Si enfin de la morale de Téternité 
nous voulons retenir une seule maxime en mémoire, 
rappelons-nous qu'il n'y a pas dans la vie intérieure 
de lutte suivie de repos ; la métaphore nous trompe, 
c'est le repos, la paix intérieure qui précède, c'est en 
elle que nous trouvons le pouvoir de dominer la pas- 
sion. Nous ne sommes pas heureux parce que nous 
faisons le bien, mais nous faisons le bien parce que 
nous sommes heureux. « La béatitude n'est pas le prix 
de la vertu, c'est la vertu elle-même 3. » 

1. Pr. 41. 

2. Pr. 41, se. 

3. Pr. 42. 



CHAPITRE VIII 



SPINOZA 



Il prit demeure à La Haye, la ville aristocratique et 
discrète, où la vie se passe eu visites et en entre- 
tiens, le séjour de Néerlande le plus plaisant pour 
un délicat. Des personnes de qualité Ty avaient attiré 
en lui assurant que Tair y est plus sain qu'ailleurs. 
Il logea d'abord au second sur le derrière d'une mai- 
son ; il s'y faisait apporter à manger. Puis voyant qu'il 
dépensait un peu trop, il prit pension chez le sieur 
Van der Spyck, peintre et militaire, dans une claire 
maison vernissée, en face d'un canal silencieux où cou- 
laient, à Tombre des petits ormes, les barques à la 
fine mâture.. L'antichambre, ornée d'un portrait, avait 
pour meubles la bibliothèque de sapin à cinq rayons, 
où s'alignaient vingt-six in-folio, surmontés d'une cen- 
taine d'in-quarto et d'in-octavo et d'une quarantaine 
d'in-douze, une table de chêne à trois pieds, un coffre 
peint, un vieux coffre contenant un jeu d'échecs noué 
dans un sachet, et deux tables de sapin sur lesquelles 
on trouva, à sa mort, une meule à émoudre, des lu- 
nettes astronomiques en réparation, une autre en bon 

BENOIT DB SPINOZA. 18 



274. BENOIT DE SPINOZA. 

état, du verre, des tuyaux de fer-blanc, un entonnoir 
et quelques outils. A côté, dans une chambre à rideaux 
rouges, le lit avec deux oreillers, deux couvertures, 
couvre-lit rouge et courte-pointe. Enfin, dans 'la toi- 
lette, le linge, les vêtements d'intérieur (habit de cou- 
leur et vieil habit de serge, camisole de cuir, cravate 
de coton, souliers gris) et les vêtements de viUe : un 
habit turc noir, un manteau turc noir, im manteau turc 
de couleur, une paire de bas en sayette noire, des sou- 
liers noirs à boucles d'argent, deux chapeaux noirs, un 
manchon noir, une paire de gants, dix-neuf rabats, 
dix paires de poignets à la mode, un mouchoir da- 
massé et une signette de clef pendant de la poche ^. 

Il vivait d'une pension de deux cents florins que lui 
donnait Jean de Witt, d'une rente de trois cents florins 
que lui avait laissée Simon d'Uriès (quinze cents francs 
peut-être de notre monnaie), et du produit de son tra- 
vail. Il était désintéressé. Une personne qui lui devait 
deux cents florins ayant fait faillite, il ne s'en plaignit 
pas et retrancha en souriant sur son ordinaire. Simon 
d'Uriès lui avait laissé cinq cents florins; il les rédui- 
sit lui-même à trois cents parce qu'il n'avait pas be- 
soin de plus et que posséder, disait-il, c'est être pos- 
sédé. De sa famille il n'avdt hérité qu'un lit, fort bon 
à la vérité, et le tour de lit qui en dépendait. 

Il faut penser à ces <c philosophes » de Rembrandt 
qui ont pour conversation quelques in-folio et passent 

1. Inventaire.»., Freudenthal, p. 158. 



SPINOZA. 275 

la journée à les relire et à les méditer, ou bien aux 
gens qu'on appelait « chimistes », sortes de pharma- 
ciens à face fiévreuse qui tenaient boutique d'objets 
rares, sans se soucier du gain, avaient chez eux des 
livres peu communs et passaient pour s'occuper de 
recherches étranges ou pour avoir trouvé un système 
philosophique. Les savants officiels les ignorent ou les 
dédaignent, ou s'ils leur rendent visite, c'est dans l'es- 
poir secret de tirer d'eux quelques idées qu'ils sauront 
mettre à profit; mais ils en imposent aux gens de peu, 
qui ne comprennent guère les savants officiels et s'en- 
gouent facilement pour les inventeurs dédaignés. Il y 
eut en lui du « chimiste » Brechtelt, son ami. Il y eut 
aussi en lui du cordonnier « philosophe » Jacob Boehme 
à qui, de son temps, on le compara. Il fonda, sans le 
vouloir, une secte religieuse populaire. 

Son désir était au contraire de prendre rang parmi 
les savants officiels. Il en fut empêché par le défaut de 
rrecommandation, par sa santé, par son tempérament. 
Rabbin manqué, professeur sans barrette, il n'eut jamais 
d'état social bien défini. Il ne fut pas, comme Geulincx, 
lecteur à l'Université de Leyde; il donnait, à côté 
de l'Université, des répétitions de philosophie assez 
mal vues des professeurs. Il se hâtait, à la première 
alerte, de rentrer dans le rang et de faire preuve 
d'orthodoxie. Il n'eut pas l'audace d'élever chaire con- 
tre chaire, ni d'être, comme Descartes, au milieu des 
professeurs en titre, une sorte d'officier de fortune. 
Caute fut bien la devise de ce timide. Il y eut de la 



276 BENOIT DE SPINOZA. 

timidité dans sa crainte de la discussion et dans sa 
l'açon de couvrir sa pensée de la cuirasse mathématique. 

Il fut membre honoraire d'une église chrétienne, 
sans baptême, sans affiliation, mais assidu aux offices et 
d'un zèle irréprochable *. Il eut cependant la réputation 
d'un athée : il excita Findignation et la curiosité. La Haye 
n'est jamais sans voyageurs qui cherchent à voir ce 
qui mérite d'être vu ; les plus avisés auraient perdu 
leur voyage s'ils ne l'avaient pas vu. Hénault, poète 
français, qui se piquait d'athéisme, fit exprès le voyage. 
Sébastien Kortholt, qui vint trop tard de Hambourg, 
fut presque déçu d'apprendre qu'on pût être . athée 
gratuitement; Bayle laisse percer la même déception. 
Gratuitement donc on le persécuta. Ce fut l'événe- 
ment typique qui revint constamment dans sa vie, à 
Amsterdam, àLeyde, à La Haye. 

Pour augmenter ses ressources, il dut tenir fabrique 
d'instruments d'optique. Il retombait ainsi presque for- 
cément danâ le « chimiste ». Il n'eut pas, comme Des- 

1. Voyez, dans un sens, Séb. Kortholt. {De tribus impost., 1700, 
Prœf. : Sel amen professus est Chtistianum et i^el Reformatorum vel 
Lulheranorum cœtibus non modo ipse adfuity sed et aliis nuctor sx~ 
penumero et horlator extUitt ut templa frequentarent), et Bayle {Die- 
tionn., 1702, p. 2767 : Je viens d'apprendre une chose assez curieuse, c'est 
que depuis qu'il eut renoncé à la profession du judaïsme, il professa ou- 
verlement les assemblées des Mennonites ou celles des Arméniens d'Ams- 
terdam. Il approuva aussi une confession de foi qu'un de ses intimes amis 
(Jarigh Jellis) lui communiqua); et dans l'autre sens, Stoup {La Relig. 
des Hollandais^ 1673, p. 65 : 11 n'a point abjuré la religion des Juifs ni 
embrassé la religion chrétienne), et Colerus {Vie de Sp.^ 1705, ch. 3 : l\ 
n'a jamais embrassé le christianisme, ni reçu le saint baptême, et ne s'est 
Jamais déclaré pour aucune secte). 



SPINOZA. 277 

cartes et Leibnitz, la fortune suffisante pour voyager, 
avoir des relations. De sa naissance à sa mort, il alla 
d'Amsterdfion à La Haye, dix lieues avec un arrêt en 
route. Les savants authentiques qui le connurent, Leib- 
nitz, Huygens, le tinrent en somme en petite estime; 
ils le regardent d'assez haut et parlent de lui avec ai- 
sance. Quand on publiera les œuvres posthumes, Leib- 
nitz ne se souciera pas d'y avoir son nom couché en 
toutes lettres. Ses amis le déchiraient sous main pour 
faire leur cour aux puissances. Oldenburg, le plus dé- 
licat d'entre eux, ne comprit rien au Traité de Théologie 
et, sachant qu'il voulait publier V Éthique, le supplia de 
n'y rien mettre « qui puisse servir d'excuse aux vices ». 
Le meilleur de sa vie fut d'avoir eu Tamitié du grand 
pensionnaire, Jean de Witt, homme simple de manières 
et sans fortune, qui n'avait pas de carrosse pour aller à 
Scheveningue. Cette noble amitié lui fixa un but : raf- 
fermir par l'exégèse la foi religieuse, armature de la 
société, que les disputes théologiques ébranlaient; don- 
ner pour fondements solides à l'État la neutralité con- 
fessionnelle et le libéralisme autoritaire. Mais la mort 
de Jean de Witt le rendit à sa petite vie. Il compléta 
son essai d'exégèse par un essai de grammaire hébraï- 
que, et son programme pour la République, qui avait 
été sans influence, par un programme pour le stathou- 
dérat qu'il ne put achever et qui passa inaperçu. Il dé- 
mêla certains principes élémentaires sur lesquels repo- 
sait la scolastique et il donna les règles morales qui 
avaient dirigé sa vie sous une forme qui les rendait 



278 BENOIT DE SPINOZA. 

\/ presque illisibles. Personne n'entendît la voix faible de 
ce solitaire qui, incommodé par une fièvre lente, traî- 
nant sa vie modique, voulait affirmer qu'il est beau 
d'être fort et d'aimer. Il passa auprès des plus bienveil- 
lants pour un esprit bizarre qu'on ne comprenait pas. 

Ce qui resta de lui; ce qui sur\it encore dans la notice 
de Colerus, c'est sa bonté, sa douceur, le charme de sa 
personne. Vingt ans après, le pasteur luthérien est encore 
sous le charme et, écrivant la vie de ce réprouvé, il est 
obligé de résister à la tentation. « Arrière, Satan, que 
le Seigneur te ferme la bouche ! » Ses manières avec ses 
hôtes étaient exquises. Certains traits sont inoubliables. 
« S'il lui arrivait de témoigner son chagrin par quelques 
gestes ou quelques paroles, il ne manquait pas de se re* 
tirer aussitôt, pour ne rien faire qui fût contre la bien- 
séance. Il était affable et d'un commerce aisé, parlait 
souvent à son hôtesse, particulièrement dans le temps 
de ses couches, et à ceux du logis lorsqu'il leur surve- 
nait quelque affliction ou maladie. Il enseignait aux en- 
fants combien ils devaient être obéissants et soumis à 
leurs parents. » Mais Colerus l'a un peu affadi. Ses voi- 
sins virent en lui une nature de prêtre, douce et sérieuse, 
simple et chaste, ils ne virent pas la grande passion de 
l'homme qui cherche l'intelligence. 

Il mérite qu'on parle de lui autrement que d'un ton 
confit. Ce fut un esprit entièrement positif, un homme 
dur, sans humilité, sans tendresse. Il ne fut pas résigné. 
« Il y a des hommes ainsi faits, dit-il, qu'il n'y a rien 
qu'ils supportent avec plus d'impatience que de se voir 



SPINOZA. 279 

reprocher des opinions qu'ils considèrent comme vraies 
et imputer à crime ce qui, au contraire, anime et sou- 
tient leur piété envers Dieu et envers leurs semblables. » 
Il riposta violemment sur l'article d'athéisme ^ Il a des 
mouvements colères et méprisants. Il ne voit qu'après 
effort dans les vices des hommes la nécessité intérieure 
qui les rend supportables. Il n'est pas tendre de nature, 
il est bon par intelligence. 11 déteste la pitié pour les 
animaux, l'aumône, tout apitolment, tout sentiment de y 

femme. Il méprise les rêveries, la mélancolie, la mu- 
sique « bonne pour un mélancolique qui se lamente sur 
soi-même ». Rien de ce qui peut être traduit par la mu- 
sique ne traîne dans son àme. Il ne fait aucune place à 
l'enthousiasme, à l'instinct, au cœur. Il est sans admi- 
ration ; il veut a comprendre les choses naturelles en 
philosophe, au lieu de les admirer en homme stupide^ ». 
Son regret d'avoir été enfant n'est adouci que par la 
pensée que c'était inévitable 3. De tout ce qui est infé- 
rieur à l'intelligence, il fait bon marché. 

Peu de philosophes l'ont pris d'aussi haut que lui avec 
les croyances reçues. Il s'affranchit de toutes les opi- 
nions communes sur Dieu et l'àme, sur le bien et le mal , . 
sur l'immortalité. « L'humilité n'est pas une vertu. Le * 
repentir n'esl pas une vertu. L'espérance n'est pas une 
vertu. Quiconque naît libre et reste libre n'a aucune idée 
du bien ni du mal » : on ferait un catalogue de ses né- 

1. Lettre à J. Ooslen. 

2. Èih,^ 1, App. 

3. Èlh.^ V, a »c. 



280 BENOIT DE SPINOZA. 

gâtions tranchantes. Il méprise ce qu'on entend d'ordi- 
naire par morale : la crainte, mère de la morale. Son 
christianisme n'implique ni croyance (« croire sans sa- 
voir n'est pas d'un homme ») , ni mystère, ni sentiment 
de rinfini, ni Dieu sensible au cœur, ni espérance, ni 
tradition. C'est une affaire de philologie et de foi, et la 
foi, telle qu'il l'entend, n'est pas une croyance; c'est un 
sentiment très clair, très intellectuel, une plus haute 
tension de l'intelligence, qui devient amour. En politi- 
que, il n'a pas de sentiment, pas de scrupule, pas de 
parti pris. Il ne tient compte que de deux choses posi- 
tives : rintérêt de chacun, l'intérêt de l'État. Il ne pro- 
testa pas contre la révolution césarienne; il acceptait 
toujours un fait. Autour du donné positif, il rogne la 
moindre frange de sentiment ou d'idéal. En présence 
d'un fait certain ou d'une idée claire, que lui importe le 
sentiment commun des auteurs ou des hommes! «Toutes 
les raisons dont se sert le vulgaire pour expliquer la na- 
ture, ne sont que des modes de l'imagination^. » Les 
auteurs délirent, Aristote et l'antiquité délirent, Des- 
cartes et Hobbes délirent fréquemment. L'humanité 
presque entière est démente. Lui aussi, il a eu des rêves 
et des hallucinations. Il s'est roidi. Il n'a aucun orgueil 
personnel, ce qui serait la pire démence, il a l'orgueil 
dur de l'intelligence. « Je ne suis pas tenu, dit-il, de 
débattre tous les songes que chacun peut faire. » Les 
opinions courantes n'excitent en lui que le rire ou le 

1. Éth., l, App. 



SPINOZA. 281 

dégoût, vel risum vel nauseam movere 5o/en/ ^ C'est à 
l'ironie qu'il s'en tient d'ordinaire. La réponse à Albert 
Burgh, les lettres à Hugo Boxel sur les spectres sont 
d'une ironie méthodique et froide, qui atteint par éclats 
à l'évidence frappante ou à une sorte d'éloquence ten- 
due et contenue. Un ton compassé, des formules denses, 
et, à la première objection, l'ironie qui apparaît, voilà 
sa façon quand il expose ses idées. A Simon d'Uriès 
qui lui demande comment il peut entendre la même 
chose par les noms de substance et d'attribut, il répond : 
. « Par Israël, j'entends le troisième patriarche, etlamême 
chose par Jacob , nom qui fut donné à ce patriarche 
parce qu'il tenait en naissant le pied de son frère », ce 
qui ressemble bien à une raillerie aggravée d'érudition. 
Soyons en éveil. Il se serait moqué de ceux qui le li- 
sent d'enthousiasme et ne sentent pas la pointe d'ironie 
hautaine. Le ton bénin de certains de ses biographes 
lui aurait donné la nausée ou le franc rire. 

Par certains côtés, il est bien un néerlandais joyeux, 
ennemi de l'imagination. Il a le réalisme de ses conci- 
toyens etleur galté, affinée par l'optoisme des ma- 
lades. Il fumait délicieusement la pipe hollandaise, il 
jouait aux échecs ou, d'autres fois, il faisait battre des 
araignées et, à les voir, il éclatait d'un rire où sonnait 
son âme claire. Il aimait la société et la ville. « Que 
lès mélancoliques vantent de leur mieux, dit-il, la vie 
grossière des champs... » La nature porte à la tristesse. 

1. Éth,, II, 35, se. 



282 BENOIT DE SPINOZA. 

Dans ce pays de sables, de dunes, de routes grisâtres, 
les herbes sèches, les mousses tendent à détruire tout 
ce que Thomme élève : piquets de barrières, murs et 
chaumières, à percer le toit, à faire fuser le bois, à dis- 
joindre les briques; il y avait place pour une race ré- 
signée, concentrée, isolée; il y eut au contraire ime 
race joviale et entreprenante, qui relève infatigable- 
ment les murs, les digues, entretient les maisons, tou- 
jours vieilles, toujours neuves, et dont la propreté est 
la poésie. Il est emporté du même élan. Il sait le pou- 
voir de la bonne humeur et de la bonne entente. Il 
croit à l'heureux accord de tous les intérêts. 

Mais déjà la bonne entente a cessé. D'un côté, le peu- 
ple épais, têtu, qui ne peut surmonter le patriotisme 
atavique, l'attachement à la dune, et résiste aux hommes 
qui veulent l'amener à la raison; de l'autre, l'aristo- 
cratie répubUcaine qui ne s'asservit pas aux intérêts 
étroits de la nation hollandaise, mais veut être le sens 
et la haute justification de la société, représenter en 
Europe les idées de tolérance, de liberté, un type plus 
élevé d'homme. La faute des circonstances était surve- 
nue : la triste et incessante guerre contre l'Angleterre, 
le manque d'écho en Europe, tout le malaise qu'ex- 
ploita l'agitation césarienne, le parti fanatique enrayé 
à force de courage et de raison mais non abattu, renais- 
sant et grondant dès que la force qui le maintient se 
relâche. Dix ou douze visages graves et énergiques 
passent dans la foule hostile, hommes d'État, philoso- 
phes, et, à quarante ans d'intervalle, deux couples : 



SPINOZA. 283 

Barneveldt et Grotius, Jean de Witt et lui. Il connut le 
stoïcisme d'action. Dans cette atmosphère, la simple 
tolérance devenait du courage. Il ût partie d'un sémi- 
naire héroïque contre la foule. Qu'il n'ait pas été dé- 
concerté par le meurtre de Jean de Witt, par la ruine 
de tout son programme religieux, politique, moral^ 
qu'il ait pu garder, malgré quelques ressauts, la séré- 
nité de sa vie et qu'il ait recommencé sans récrimina- 
tion à être un bon citoyen, c'est la plus belle épreuve 
qui ait été faite de sa force d'âme. 

C'est au groupe aristocratique que de toutes façons 
son goût le rattache, et non à la foule rustique des 
bons compagnons courtauds, balourds et jàrgonnant. \/ 
«< Il avait, nous dit-on, une politesse plus approchante 
de la cour que d'une ville de commerce à laquelle il 
devait sa naissance*. » Son teint olivâtre, son élégante 
perruque de jeune homme, son latin, sa sobriété et son 
désintéressement tranchaient parmi les faces rosées et 
bouffies, parmi les gros mangeurs et les courtiers en- 
richis. Il avait le goût de la toilette ; la négligence est, 
disait-il, « la marque d'une âme basse ^ »; il raille les 
parvenus qui lésinent sur le soin du corps 3. Il s'intéres- t 
sait aux arts et prenait des croquis des personnes qui ^ 
lui rendaient visite. La vie polie s'était développée. Au i 
cabillaud et au hareng, le brochet, le saumon et le bar 
avaient succédé, et toute Télégance nouvelle : les hautes 

1. Lucas Freodeathal, p. 16. 

2. Ibid. 

3. El h., IV, App. 



284' BENOIT DE SPINOZA. 

cheminées à colonnes de marbre, les leçons de musique, 
prétextes à réunions galantes, la musique partout, aux 
repas intimes, dans l'atelier des peintres, à la toilette 
des dames, les robes de soie pâle, les corsages de ve- 
lours, les bijoux, les perles, les tapis d'Orient et tout 
le luxe de la table : le gibier, les fruits rares, les vins 
du Neckar et de France, les verres de Venise, les por- 
celaines de Chine, les buires d'argent et partout quel- 
que mandoline. Aux vieillards à petite tète, yeux bleus 
très rapprochés, grandes oreilles, têtes de gens qui ont 
toute leur vie obéi à la consigne et fait leur devoir, se 
mêlaient des jeunes gens plus délicats, plus hautains, 
au visage éclairé, campés fièrement en regardant droit. 
Us élevaient plus haut leur galté à mesure que la 
foule s'assombrissait dans le fanatisme. « Le rire est un 
pur sentiment de joie ; il ne peut avoir d'excès et de 
soi il est bon. S'il est légitime de satisfaii*e sa faim et 
sa soif, en quoi le seraitr-il moins de chasser la mélan- 
colie? Telle est, du moins, ma manière de voir, quant 
à moi, et j'ai disposé mon esprit en conséquence. Au- 
cune divinité ni qui que ce soit ne peut m'imputer 
à bien les larmes, les sanglots, la crainte, tous c«s 
signes d'une âme impuissante. Il est d'un homme sage 
d'user de tout et d'en jouir le plus possible. Il est d'un 
homme sage de se refaire et de se récréer par une nour- 
riture et une boisson légères et délicieuses, par le par- 
fum et la beauté des fleurs, par la toilette, la musique, 
le jeu, le théâtre. Chaque organe du corps humain a 
continuellement besoin d'aliments nouveaux et variés. 



SPINOZA. 285 

• 

afin que le corps tout entier soit également propre à 
toutes ses fonctions, afin que Tesprit à son tour soit 
propre à comprendre plus de choses à la fois^. » Il 
n'eut rien d'ascétique, à moins que Ton appelle as- 
cétique toute vie d'indépendance et de pensée. Il ne 
recommande pas un état sans rire ni larme, mais le 
rire; il ne conseille pas la destruction des passions, 
mais Fexaltation du désir. Il ne conseille ni Tindiffé- 
rence des stoïciens aux passions, puisque les passions 
seront toujours en nous, ni leur abaissement à un ni- l 
veau inoffensif où elles puissent être satisfaites, mais 
la jouissance des passions volontairement spiritualisées I 
et aiguisées jusqu'à Famour de Dieu* 

Il ne sentit pas de disproportion de ses goûts à sa 
condition. La source de sa joie était plus haute. De son 
exceptionnelle jeunesse il avait gardé la courbure de 
sa pensée. Il s'échappait des sables de La Haye; il vivait 
secrètement avec ses livres, avec Malmonide et les rab- 
bins espagnols, avec Léon Hébreu et Machiavel. Il est 
ime intelligence juive, épanouie dans la joyeuse Hol- 
. lande et élevée au grand style par l'Espagne et par 
l'Italie. La destinée morale de la Hollande l'inquiétait, 
mais non les guerres contre l'Angleterre. « J'attends, 
dit-il en parlant de la guerre, qu'ils aient leur saoul 
de sang et se reposent pour mieux travailler. Pour un 
ironiste notre temps est à périr de rire. Moi, je ne ris 
ni ne pleure, j'observe. La nature humaine n'est pas 

1. Éth., IV, 45, 5C. 2. 



^86 BQÎOIT DE SPINOZA. 

risible ni, certes, lamentable, elle fait partie de la na- 
ture. Autrefois, je trouvais certaines choses inutiles, 
mal arrangées, absurdes. Aujourd'hui je laisse chacun 
vivre à son naturel, et mourir, s'il le veut, pour son 
plaisir, pourvu qu'il me laisse vivre pour la vérité*. » 
Il n'eut besoin pour délivrer son âme et apaiser sa pen- 
sée ni du luxe matériel, ni des éloges des autres phi- 
losophes, ni de l'amour d'une épouse. Du jour où il 
fut ébranlé par l'intelligence, il renonça allègrement 
aux passions dont il sentait comme tout le monde en 
lui-même des sources vives et profondes. Après les 
déceptions de sa jeunesse, il y eut une place d'attente 
en son cœur; l'intelligence s'y logea et le transforma 
tout entier. 

Il fut passionné d'inteUigence plus que de connais- 
sance. Il n'eut pas la curiosité de Descartes, l'intérêt 
large, magnifique, porté à tout, ni l'esprit objectif de 
Leibnitz,la complaisance habituelle envers toute chose, 
l'hospitalité rayonnante et large de l'assimilateur indif- 
férent à ce qu'il apprend. Les objets qui l'intéressèrent 
sont en petit nombre : l'exégèse du Vieux Testament, 
la politique pure, la morale et, par rapport à la morale, 
la métaphysique spéciale et la théorie des passions, 
pour résumer, le salut public et particulier. Comme il 
-confondait le salut avec l'exercice de l'inteUigence, la 
pureté de la connaissance lui importait bien plus que son 
étendue. Quand on lui proposa un voyage en France, il 

1. Lettre 30, à Oldenburg (1665]. 



SPINOZA. 287 

se défendit « de faire cette folie ». Dans le monde il ne 
voyait pas, comme Descartes, des sujets d'étonnement, 
mais des discussions, des disputes, des haines qu'il 
faudrait vaincre par l'amour. Lorsqu'on lui offrit une 
chaire à l'Université de Heidelberg, il refusa à cause de 
« la manie de contredire, qui fait prendre de travers 
et condamner même ce qu'on dit de plus juste. Comme 
j'en ai déjà fait l'épreuve, moi, simple particulier qui 
vis dans la solitude, j'aurais bien plus à la redouter si 
je m'élevais à une si haute dignité^ ». N'est-ce pas le 
langage d'un homme qui tient à la sagesse, qui est 
individuelle, plus qu'à la connaissance, qui est générale 
et s'impose par la discussion? Pour mieux dire, la con- 
naissance, telle qu'il l'entend, est individuelle aussi. 
Elle n'est pas abstraite, froide, impersonnelle, elle est 
vie, jouissance et joie. Si, par impossible, le caractère 
salutaire de la connaissance n'était pas identique au 
caractère de vérité, c'est au caractère de vérité qu'il 
préférerait renoncer. « Le profit que j'ai tiré de l'exer- 
cice de l'intelligence, même s'il m'arrivait d'y surpren- 
dre l'erreur, me rendrait heureux, car il fait ma jouis- 
sance et je m'étudie à ne passer point la vie dans le 
désenchantement et la plainte mais dans la tranquil- 
lité, la liesse et l'hilarité^. » Une connaissance l'inté- 
resse comme une pièce dans la construction de sa 
sérénité intérieure : attitude tout opposée à ce qui 

1. Rép. à Fabricius. 

2. 2« lettre à Blijenberg. SaîBset lit sans raison infortunatum au lieu 
de foriunatum. 



288 BENOIT DE SPIXOZÂ. 

est pour nous Tesprit scientifique et singulière même 
à cette époque. Il ébauche seulement sa métaphysique 
et sa théorie des passions parce que cela suffit au but 
qu'il se propose. S'il mène plus loin son exégèse bibli- 
que, c'est qu'il faut, en cette matière, pour que la foi 
religieuse soit sauvée, pousser la critique jusqu'au 
bout. Bien qu'il soit nourri plus qu'un autre de lec- 
tures, personne n'a moins cherché que lui la connais- 
sance pour elle-même. 



* 
* ♦ 



Le tiers de sa bibliothèque est occupé par les livres 
d'exégèse et de linguistique, le tiers par les savants, 
le reste se partage entre les écrivains politiques, les 
philosophes, les historiens et les poètes. C'est la bi- 
bliothèque d'un homme qui s'occupe de philologie 
hébraïque et que la politique, la philosophie, Fastro- 
îiomie, la médecine, l'histoire ancienne, la poésie la- 
tine et la littérature espagnole intéressent. Elle ne con- 
tient presque rien pour les bibliophiles : SchuUer et 
Leibnitz en ont fait peu de cas^. A cette époque, les 
livres étaient chers; acheter les œuvres de Gongora ou 
celles de Descartes, était une véritable décision. C'était 
le temps où Isaac Vossius pouvait à la fois éditer Jus- 
tin et se faire connaître en physique, où Velthuysen 

1. Lellre de SchuUer du 5 nor. 1677 (Frcudenthal, p. 205). 



SPINOZA. 289 

était théologien et anatomiste, où le bourgmestre 
Hudde joignait la réputation d'homme politique à celle 
de géomètre. L'histoire rendait Thonnête homme plus 
prudent, la poésie plus spirituel, les mathématiques 
plus pénétrant, la physique plus profond, la morale 
plus réglé, la rhétorique plus fort dans la dispute. Il 
fut un rabbin honnête homme. 

La première partie du Traité de Théologie et de Po- 
litique ne serait pas refaite de nos jours, à moins d'une 
dizaine d'années de préparation. Voici les textes : 
deux textes latins vulgaires de l'Ancien Testament — 
le texte catholique in-folio de Pagnino (Cologne, 1541) 
et le texte protestant in-quarto de Tremellius et du Jon 
(Francfort, 1575) — , puis le texte hébreu de Buxtorf 
(Bàle, 1619) en deux précieux in-folio où, par-dessous la 
vulgate, on touche la masore, et que tout le moyen 
âge rabbinique enrichit ^ Puis les outils de travail: les 
indispensables Concordances de Nathan, le Thésaurus 
hébreu de Buxtorf, le Dictionnaire hébreu de Philippe 
Âquinas de Carpentras et deux ou trois autres ouvrages 
plus spécialement rabbîniques. Mais la masore elle- 
même, malgré l'enthousiasme de Buxtorf, ne donne 
pas le texte primitif; les voyelles et la ponctuation 
viennent des masorètes. Comment atteindre le vieux 
texte tout en consonnes? On le pourrait si on retrou- 
vait les principes de la langue hébraïque, mais il 

1. Sans mentionner nne traduction espagnole pour les recherches ra- 
pides, ni un autre texte hébreu impossible à désigner. Voy. Freudenthal, 
p. lGO-164 et 275-288. 

BENOIT DE SPINOZA. 19 



290 BENOIT DE SPINOZA. 

n'existe à ce sujet que les deux pauvres grammaires de 
Mosé-ben-Joseph Kimciii (Ortona, 1519) et de Sébastien 
Munster, d'après Élia Levita (Bâle, ISil). Une gram- 
maire de Fancien hébreu était à faire. Il la commença. 
Il avait sous les yeux la Grammaire philosophique de 
Scioppius (Milan, 1628) et le De arte grammatica de 
Ger. J. Vossius (1635). A propos du Nouveau Testament» 
il déclarait ne pas savoir le grec. Il se servait du texte 
latin de Tremellius. Il lisait le grec cependant, bien 
qu'assez mal (il fait un contre-sens sur Josëphe); il avait 
deux ou trois textes grecs, un dictionnaire et trois 
grammaires. 

Puis la foule querelleuse des commentateurs. Au pre- 
mier rang le vieux Maïmonide, père des exégètes in- 
nombrables qui prétendent tout expliquer rationnelle- 
ment. Voici les commentaires du P. Pereira sur Daniel 
(1562), la fantaisie récente d'Isaac de la Peyrère sur 
les hommes antérieurs à Adam (1655), les dissertations 
plus récentes encore de Velthuysen [De usu rationis in 
theologia, 1668) et de Wokogue [De scripturarum in- 
terprète^ 1668) nées de la controverse soulevée par 
Louis Meyer sur l'interprétation de l'Écriture*. On n'é- 
chappe à la fantaisie des coccéiens que pour tomber 
dans rinterprétation rationaliste. Le philologue est éga- 
lement gardé de Tune et de l'autre. « Le principe fon- 
damental du Traité de Théologie est que VÉeriture 

1. lia Clavis Talmudica de Constantin L'Empereur (Leyde, 1634) et les 
rêveries cabalistiques de Joseph del Medigo [A bscondita sapientia, Amst., 
1G29) sont ici pour la curiosité. 



SPINOZA. 291 

doit être interprétée par elle-même ; je ne l'ai pas posé 
comme une hypothèse, je l'ai établi sur une démons- 
tration concluante et régulière*. » Les recherches phi- 
lologiques, toutefois, n'ont pas leur but en elles-mêmes; 
elles préparent les études critiques qui conduisent 
elles-mêmes à comprendre ce que signifie le mot ré- 
vélation et ce qu'enseignent au juste les livres saints. Il 
ne faut pas s'imaginer qu'une bien grande partie des 
livres saints puisse être éclaircie. « Je professe, sans 
restriction et sans détour, que je n'entends pas l'Écri- 
ture sainte, bien que j'aie passé quelques années à l'é- 
tudier 2. » Presque tout est conjecture; il n'y a de cer- 
tain que l'essentiel, la doctrine d'amour. Il faut avoir 
le courage de faire l'accord sur le certain et de laisser 
chacun libre pour le conjectural. 

La bibliothèque sacrée est complétée par un petit 
nombre d'ouvrages théologiques, où le principal de la 
doctrine de la grâce est enfermé : le De œtema predes- 
tinatione de Jean de Bononia, le De Satisfactione de 
Grotius contre Socin, saint Augustin dans un abrégé 
in-folio, et VInstitution chrétienne de Calvin, en tra- 
duction espagnole. Prédestination éternelle , gratuité 
de la grâce, la grâce supérieure à la loi, seul, ce chris- 
tianisme supérieur passera dans Y Éthique et sera ra- 
tionalisé. Grâce, salut, état de gloire, amour de Dieu, 
béatitude, liberté, sous tous ces noms une même chose 
est affirmée, l'éternité de l'âme. Il y a une jouissance 

1. Rép. à A. Burgh. 

2. V lettre à Blijenberg. 



292 BENOIT DE SPINOZA. 

dans l'étemel, un état incomparable que le Traité de 
Théologie rend presque indépendant des miracles, des 
cérémonies et des dogmes, et que ï Éthique épure de 
toute passion d^humilité et de toute métaphore prise au 
langage du temps. C'est le pur sentiment religieux. Et 
au-dessous de lui il y a un autre sentiment religieux qui 
est ennoblissement de Tobéissance, source élevée de 
sympathie entre les hommes. Chrétienne, l'œuvre, con- 
çue en pays calviniste, l'est au sens de calviniste. Le 
salut individuel reste la préoccupation suprême. Il faut 
penser toutefois à un calvinisme sans épines, mitigé 
par l'esprit philologique qui préserve des ratiocina- 
. tions, par l'influence arminienne qui préserve de l'in- 
tolérance et par le tempérament même du philosophe. 
Malgré la dureté de son intelligence, il est né avec un 
caractère d'amour dans le cœur qui s'est développé à 
mesure que son esprit s'est élargi. C'est à une religion 
intellectuelle, proportionnée aux habiles, qu'il a songé, 
mais à une religion cependant de concorde et d'uni- 
versalité, « catholique » comme il dit, et dont le dernier 
mot est amour. 

Les historiens antiques forment un autre groupe : 
Salluste, César, Tite-Live in-folio; le grand Tacite de 
Juste Lipse, un autre Tacite in-douze, Quinte-Curce, 
Arrien, Josèphe in-folio ^ On y peut voir jusqu'à quel 
point l'antiquité est Tàge de la superstition et de la 
crainte. Pour le droit romain, les Institutes, en une 

1. On peut leur joindre trois notices archéologiques. 



SPJNOZA. 293 

petite édition. L'histoire moderne n'a que des pauvre- 
tés : deux recueils anecdotiques, en espagnol, une his- 
toire contemporaine satirique, en italien, une histoire 
de Charles II d'Angleterre, en hollandais. L'histoire ec- 
clésiastique est représentée par l'ouvrage scandaleux 
de Sandius (Âmst., 1668), où l'on apprend « combien de 
faussetés les auteurs ecclésiastiques nous débitent et par 
quelle suite d'événements et d'artifices le pontife de 
Rome a mis la main, six cents ans après Jésus-Christ, 
sur le gouvernement de l'Église* ». Pour le possesseur 
de ces livres, l'histoire semble être un recueil d'anec- 
dotes bonnes à jeter dans les disputes. 

Les ouvrages proprement politiques ont une autre 
importance. Voici V Utopie de Thomas Morus, fondement 
de la science politique moderne, — le De arcanis reriim 
publicarum de Clapmaier, — les Considérations poliii- 
ques de Jean de la Court (1661) et les Discours politiques 
de Pierre et Jean de la Court (1662), en hollandais, — 
et trois ouvrages capitaux : Machiavel en italien et en la- 
tin, — le De cive de Hobbes (Amst. , 1646) , — le De imperio 
summarum potestatum circa sacra de Grotius (Paris, 
1648). Machiavel est apprécié dans un passage du Traité 
de Politique^ y Hobbes dans une lettre à Schuller. Ils 
montrent la façon sèche et réaliste dont il convient de ' 
traiter la politique et ils débrouillent à merveille le 
droit du souverain, c'est-à-dire de l'État. Ils ont le tort 
de confondre le souverain avec le monarque et de fai- 

1. Rép. à A. Burgh. 

2. Ch. V, 7. 



29&' BENOIT DE SPINOZA. 

blir sur le droit naturel de l'individu. — Grotius explique 
le droit du souverain en matière ecclésiastique. Son 
programme, que Pierre de la Court a repris dans le De 
iure ecclesiasticorum, est le programme du parti répu- 
blicain : liberté de la foi, soiunission des actes; un 
pouvoir politique puissant, n'ayant pas d'église pour 
rivale, une vie religieuse intense restant chose indivi- 
duelle. Il importe de faire la part de ce qui est indi- 
viduel, la part de ce qui est social. La foi religieuse, la 
spéculation philosophique sont individuelles et libres, 
mais tout ce qui est social est soumis à l'État : « le ser- 
ment doit être civique, non religieux ». Le droit de 
l'individu et le droit de l'État sont aussi absolus l'un 
que l'autre. L'un et l'autre seront invoqués tour à tour 
pour faire triompher la raison. Car la raison est la 
suprême souveraine. On peut discuter sur le régime 
le plus favorable à la manifestation de la raison, mais 
la raison ime fois manifestée, on ne peut invoquer 
contre elle ni l'intérêt de l'État, ni la liberté des par- 
ticuliers, car l'obéissance à la raison est à la fois pour 
l'État le plus haut intérêt et pour les particuliers le 
plus haut degré de liberté. 

Le grec et le français sont représentés * , mais l'espa- 
gnol et le latin dominent. L'anglais et l'allemand sont 
absents. Le hollandais semble méprisé. Non seulement 
la rusticité des Chambres de Rhétorique est tenue à Té- 
cart, mais aucun des nouveaux poètes hollandais n'a 

1. Homère et Lucien en grec; La Logique ou Art de penser de Port- 
Royal et le Voyage d'Espagne de M""* d'Aulnoye, en français. 



SPINOZA. 295 

pu forcer le seuil de ce latiniste, aucun livre d'emblè- 
mes, aucune tragédie, aucun poème religieux, aucune 
pastorale, rien de Hooft, ni des italianisants, ni de Huy- 
gens, ni de Cats, ni de l'école de Dordrecht, ni de Von- 
del, ni des poètes d'Amsterdam^. Mais voici l'Espagne, 
le pays dont il parlait la langue et qu'il n'avait jamais 
vu, la vraie patrie de son imagination. La voici toute 
vive dans le Voyage d'Espagne de M™' d'Aulnoye. Et 
la voici dans sa littérature contemporaine : les Nou- 
velles de Cervantes, les Relations d'Antonio Ferez, une 
comédie de Montalvan, un poème du juif Pinto Algado, 
un opuscule religieux de la Cuna, une anthologie de 
poètes et les œuvres complètes de Gongora et de Que- 
vedo en plusieurs éditions. Ce sont les livres maniés 
avec joie. Et, plus chéris encore, voici dans un autre 
groupe les latinistes anciens et récents : les historiens, 
déjà mentionnés, — les Lettres de Cicéron accompagné 
d'un thésaurus ciceronianuSy — les lettres de Sénèque 
et ses tragédies, — les Lettres de Pline le Jeune et ses 
panégyriques, — Plante, — Virgile en trois éditions, — 
Ovide, le poète à la mode (il est cité deux fois dans VÉ- 
thique, où ce sont à peu près les seules citations) , — Mar- 
tial, avec les notes de Famabe, — Pétrone en une édi- 
tion variorum toute récente, — le De vita solitaria de 
Pétrarque où il est élégamment démontré que l'homme 



1. Peut-être sayait-il mal le hollandais. Un épistolier hollandais se trouYe 
dans la bibliothèque. Il s'y trouve des dictionnaires latin-hollandais, latin- 
français-espa^ol, espagnol-italien, latin-grec, et Le dictionnaire des neuf 
langues de Calepino. 



296 BENOIT DE SPINOZA. 

solitaire est supérieur aux autres à toutes les heures 
de la journée : à la pointe du jour, à déjeuner, après 
déjeuner^ à midi, au coucher du soleil, à souper, en se 
couchant et la nuit, que la sérénité et la liberté ne se 
trouvent que dans la solitude, mais qu'il faut être lettré 
pour goûter la vie solitaire, — les Épures grotesques de 
Baudius le Drôle, l'homme le plus débraillé des Pays- 
Bas, mais celui qui parlait le plus joli latin, — enfin un 
précieux poète Johannes Secundus, dont les dix-neuf 
Baisers recèlent & la fois la volupté d^amour et la vo- 
lupté du bien dire. 

Il fut lui-même un latiniste : que Ton compare sa 
langue, je ne dis pas au latin scolastique, mais au latin 
de Descartes et de Leibnitz! Même dans V Éthique il 
emploie peu de mots d'école, ni, si l'on peut dire, d'a- 
telier. Il s'excuse devant essendi. 11 n'invente pas de 
termes, il ne raffine pas sur les synonymes. Sa méthode 
consiste, au contraire, en des assimilations puissantes 
et extraordinaires, faites au'moyen de l'adverbe sive : 
Deus sive natura, verus sive realis, libertas sive beati- 
tudo. De deux termes courants, opposés parfois, il fait 
un seul mot neuf et spacieux. — Dans le style, il s'at- 
tache à supprimer les vérités moyennes qui sont comme 
l'eau mêlée à une liqueur trop forte : le « titre >> philoso- 
phique ne peut être plus élevé que dans une page de 
lui. Il retranche toutes les circonstances de la pensée, 
les distinctions, les atténuations, les transitions, les 
explications même sommaires, les amas de raisons, les 
paquets de faits, les comparaisons, les citations, tout 



SPINOZA. 297 

ce qui fait le succès d'un livre au moment où il paraît 
et en compromet plus tard la durée. Il ne retient que 
l'idée pure, l'essence de pensée, dont la valeur relative 
est pesée avec scrupule. De tous les liens qui unissent 
les idées il ne garde que le plus tenace, le simple con- 
tact logique. Son style en prend un certain aspect d'é- 
ternité. — Les idées sont sous une lumière froide et 
égale ; presque aucune n'est éclatante, parce qu'un excès 
de tension en arrête l'expression complète. A l'instant 
même où nous le devinons qui s'exalte en lui-même, 
il appauvrit, amincit l'expression de la joie intérieure : 
d'où une formé si maigre donnée à une telle plénitude 
de sentiment. Dans V Éthique le défaut s'exagère encore 
sous l'influence des lectures scientifiques. L'aspect de 
la mathématique est donné à une doctrine de béati- 
tude et d'amour, ce qui nous gêne un peu. Il y a en 
outre en cet ouvrage une inégalité de démarche qui 
équivaut à l'obscurité. Tantôt on avance doucement, 
on piétine, et tantôt on enjambe. Les propositions sont 
claires, généralement bien disposées, mais la distance 
logique qui les sépare est tantôt insignifiante, tantôt 
démesurée. — La phrase est d'une matière dure, peu 
coulante. Speremus pariter, paritermetuamur^ amantes, 
il cite ce vers d'Ovide et il aime cette façon avare de 
parler où les mots ont une valeur de position. En 
s' élargissant trop, sa phrase rencontrerait le style symé- 
trique plutôt que le style oratoire, mais elle est incom- 
parable pour donner, dans un petit espace, l'impres- 
sion du plein, du métallique. C'est un style forgé. Il 



298 BENOIT DE SPINOZA. 

reste fruste plutôt que flou. Il atteint à la flexibilité, 
jamais à la fluidité. Tout au plus il y sonne parfois une 
légère redondance, comme sous un marteau joyeux qui 
rebondit. 

Une partie importante de la bibliothèque scientifique 
-se rapporte naturellement à l'optique et à l'astronomie. 
Sans parler d'un traité technique de la taille du verre, 
d'une astrologie rustique, ni de l'astronomie du moyen 
Age de Jean de Holywood, il lisait, de l'épocjue de Ke- 
pler, l'astronomie de Métius (1608, 3 vol.) et VAstro- 
labium du même auteur, dirigés contre l'astrologie, 
les Eclogx chronicœ de Kepler (1615) destinées à dé- 
terminer la date de la naissance de Jésus-Christ, les 
Refractiones cœlestes du P. Scheiner (1617) sur la forme 
elliptique du soleil quand il arrive à l'horizon et un 
traité de Snellius sur la direction des navires (1627) ; 
— de l'époque de Descartes, outre les œuvres de Des- 
cartes, celles de Philippe de Lansberghe, qui défend le 
système de Copernic, et Y Astronomie danoise de Lon- 
gomontanus (1640, in-folio); — de l'époque contempo- 
raine, Y Optique de Grégory (1663) où est décrit le 
télescope à réflecteur que l'auteur a inventé et YHoro- 
logium oscillatorium de Huygens (1673, in-folio). Pour 
approfondir l'astronomie il avait étudié les mathémati- 
ques pures. Il possédait, de l'antiquité, Euclide et 
Diophante, en traduction latine, et parmi les modernes, 
Viète complet (in-folio) , la Géométrie de Descartes en 
deux éditions, les Principia matheseos universalis et les 
Exercitationes mathematicœ de van Schooten (1651 et 



SPINOZA. 299 

1657), une arithmétique, une algèbre, une géométrie et 
une trigonométrie en hollandais et les Déterminations 
des équations d'Érasme BarthoUn (1663). Pour la phy- 
sique, il avait quelques opuscules de Boyle qu'Olden- 
burg lui avait adressés : le De elasticitate et gravitate 
aeris (1663) et les Paradoxa hydrostatica (1669). 

Cette collection délivres scientifiques s'est substituée à 
la collection des jeunes scolastiques, Heereboort, Bur- 
gersdijck, Suarez, Martini, Scaliger, Toletus qu'il a cer- 
tainement maniés (les Cogitata metaphysica et le pre- 
mier livre de VÉthique en contiennent Tessence et des 
citations textuelles ^) et à Giordano Bruno qui lui avait 
inspiré les « Dialogues » de sa jeunesse. Des philosophes 
italiens il n'a rien gardé, à parties Dialogues d'amour 
de Léon Hébreu, en traduction espagnole; rien de la 
scolastîque, à part le Systema logicœ de Kekkermann 
(1600) et un gros Aristote, en latin, nugas aristotelicas, 
comme il dit ; rien de Bacon, à part les Sennoîies fidèles, 
recueil de réflexions morales dans le goût de Mon- 
taigne 2. Sa bibliothèque philosophique se borne , peut-on 
dire, aux œuvres de Descartes (édition de 1661, com- 
plétée par le De homine et le premier volume des Let- 
tres), si l'on compte que la Logique de Port-Royal, les 
Paraphases à la philosophie cartésienne de Clauberg et 
la Logique novo-antique, du même auteur, font suite 
au Discours de la méthode, et que le Manuel d'Épictètc 

1. Voy. Freudenthal, Sp. u. d. Scholastik (Festgabe y. Ed. Zellei*). 

2. En 1661, il possédait, semble-t-ii, ie Novum organum, 11 citait à 01- 
denbnrg un aphorisme textael (r* lett. à Old.). 



300 BENOIT DE SPINOZA. 

et les Lettres de Sénèque sont pour expliquer les let- 
tres à la princesse Elisabeth, et, en partie, les Pas- 
sions de rame. Cette renonciation tardive à la philoso- 
phie courante et cette adhésion à la science nouvelle 
correspondent à révolution la plus sensible de sa mé- 
taphysique, je veux dire au passage de la théorie de 
la substance à la théorie qui se fonde sur le seul indi- 
vidu. 

La théorie de la substance unique, le panthéisme 
substantialiste, a été l'aboutissant de toute la philoso- 
phie précartésienne. Pour y arriver, il lui a suffi de ré- 
sumer et de conclure. Il a voulu mettre de Tordre dans 
les trois définitions différentes de la substance que 
Descartes avait acceptées : une chose qui n'a besoin que 
de soi-même pour exister ^ une chose qui n'a besoin 
que de Dieu pour exister^, une chose dans laquelle ré- 
sident certains attributs dont nous avons idée 3. Il a 
tiré au clair et brutalement simplifié une doctrine com- 
plexe et subtile. La métaphysique du premier livre de 
VÉthiquCf qui a tant frappé les esprits et sur Torigina- 
lité de laquelle on s'est trompé, n'était, dans le prin- 
cipe, que le résumé scolaire et elle est restée la sim- 
plification élémentaire d'une philosophie courante. Elle 
existait confuse dans les philosophes italiens de la Re- 
naissance et vers elle tout un courant issu de la sco- 
lastique dérivait^ Que reste-t-il pour nous de la scolas- 

1. Principes, I, 51 ; — Médit, y III. 

2. Abrégé des Médit. 

3. 2- Bép., déf. 5. ' 



SPINOZA. 301 

tique des Pays-Bas et des philosophes italiens? Il reste 
le premier livre de V Éthique . Lisez-le, le reste n'aura 
plus qu'un intérêt de détail . 

De la philosophie antérieure à Descartes, spéciale- 
ment des docteurs juifs, il a recueilli encore, de son 
propre aveu^ la théorie de Tidentité de Tintelligence 
à son objet, ce qu'on peut appeler le panthéisme intel- 
lectualiste. Il lisait dans Malmonide, qu' « en nous Fin- 
teUigent, Fintellect et l'intelligible sont une seule et 
même chose toutes les fois que nous possédons l'intel- 
lect en acte* ». Il lisait dans Léon Hébreu : « L'intelli- 
gence n'a point une essence circonscrite. Elle contient 
en soi tous les degrés d'être, de forme et d'acte de l'u- 
nivers, tous ensemble, en essence, en unité et en pure 
simplicité, de sorte que, qui peut la connaître connaît 
en ime seule vision toutes les choses de l'univers en- 
semble 2. » Il a accepté la théorie de l'intelligence 
unique concurremment avec la théorie de la substance 
unique. Il a fait une ingénieuse application de Tidentité 
de l'idée à la chose pour éluder le problème de l'u- 
nion de l'âme et du corps. Quant à l'incompatibilité des 
deux théories, il a voulu la pallier, sa marque étant de 
ne jamais rien sacrifier : il a fait de l'inteUigence un 
des attributs même de la substance, artifice simple 
d'apparence, mais qui laisse subsister, dans le détail, 
toutes les difficultés. 

1. Éth,, 11, 7, se. 

2. 3toré...y t. 1, p. 311, cilé par 0. ilamelin, Année philosophique, 

1900. 



302 BENOIT DE SPINOZA, 

A ces deux théories il a même voulu, à la fin de YÉ- 
thiquCy en combiner une troisième encore, une sorte de 
panthéisme de Tamour, inspiré, lui aussi, de Léon Hé- 
breu : « L'amour de Dieu pour les hommes et Tamour 
intellectuel des hommes pour Dieu ne sont qu'une même 
chose. L'amour intellectuel de l'âme pour Dieu est une 
partie de l'amour infijii que Dieu a pour soi-même ^ . » 
Qu'il s'agisse de l'identité de l'intelligent à l'intelligible 
ou de l'aimant à l'aimé, c'est en Dieu qu'il met cette 
identité. Du Juif il a gardé l'habitude d'esprit qu'il a 
finement analysée lui-même de tout rapporter à Dieu ; 
par deux fois dans le second livre de VÉthique un 
recours précipité à Dieu interrompt la déduction. Un 
tel procédé donne à la construction une unité appa- 
rente, mais les disparates se retrouvent en ce Dieu com- 
plexe, situé au confluent de la Pensée universelle, du 
Dieu substance des scolastiques et de l'universel Amour 
des théosophes italiens. 

La construction, sans doute, est admirable dans le 
détail. La technique philosophique n'a jamais été plus 
consciencieuse ni plus habile. Mais de la perfection 
même du chef-d'œuvre naît à certains moments le sen- 
timent de sa vanité : on sent parfois la combinaison 
gratuite, le jeu d'échecs métaphysique. Le remède était 
de mêler, conmie Descartes, aux spéculations générales 
les recherches scientifiques. Il le fit, ou y songea; il 

1. Dialogues d'amour, Iraduits par du Parc {La philosophie d'amour 
de M, Léon Hébreu, Paris, 1577), p. 90. 

2. Éth,, V, 36 et 8C. 



SPINOZA. 303^^ 

remplaça ses livres de philosophie par des livres de 
science et le cours de sa pensée fut changé. Il n'apportait 
pas en science le même esprit que Descartes, le goût 
d'élargir, de « transférer » , la crainte de quitter les 
choses physiques et sensibles. S'il ne revint pas aux phi- 
losophes de la Renaissance , à la conception poétique- 
d'âmes, de forces vivantes, de répugnances et de sym- 
pathies, d'un amas de puissances instinctives, rien ne fait 
croire qu'il ait eu la large vision mécanique de Descar- 
tes, de pouUes, de leviers, de chocs, de machines aux 
rouages engrenés. Son goût n'était pas d'accrocher les 
pièces les unes aux autres, mais de les inclure, de les 
faire rentrer les unes dans les autres. La réduction des 
corps matériels à un fond commun, l'espace, fut du car- 
tésianisme ce qu'il comprit le mieux. En présence de 
deux corps, le salpêtre et l'eau-forte, il voulait que ce 
fût un seul corps : il pensait les ramener aisément l'un à 
l'autre et toucher sans effort TétoflEe unique des choses. 
Il refusait de dire : cela à côté de cela. A supposer deux 
individus irréductibles (Descartes les eût laissés comme 
tels), il leur cherchait de force une autre unité, en les 
supposant membres d'un individu supérieur. Désinté- 
ressée, cette tendance eût pu êlre féconde. Mais il ne 
s'occupait pas de science en savant; il y cherchait un 
enrichissement de son système. Il s'appropria, nous 
l'avons vu, une vue hâtive de l'anatomie naissante : la 
théorie de l'emboîtement à l'infini des individus les uns 
dans les autres. Elle lui permit de supposer un individu 
unique, quand l'unique substance ne suffisait pas. Elle 



30^ BENOIT DE SPINOZA. 

le satisfit, car, non moins que le besoin impérieux de 
l'unité, il avait le sentiment vif de l'individualité de 
Tàme humaine. Il ne se plaçait pas comme Descartes 
en spectateur; il ne cherchait pas une explication du 
monde dont Tàme humaine fût à peu près exclue. Les 
faits de sympathie s'expliquaient pour lui par l'état 
mental de l'amoureux, non par des rouages corporels 
subtils. Ce qu'il trouvait de plus haut en lui-même, en 
faire l'étoffe du monde : voilà la démarche la plus cons- 
tante dé sa pensée. Si c'est l'intelligence, le monde est 
intelligence, si c'est l'amour, le monde est amour, si 
c'est l'intérêt personnel, l'intérêt général est merveilleu- 
sement d'accord avec cet intérêt. Toujours Thomme 
fait partie de l'univers ; jamais le sentiment d'un désac- 
cord, ni d'une rupture de continuité ; c'est au fond de 
l'individu qu'est trouvée l'essence de l'imivers et de 
Dieu. 

Les subtilités de la psychologie et celles de l'exé- 
gèse et delà politique l'intéressaient plus, en somme, 
que celles de l'algèbre et de la médecine. C'est dans 
les sciences morales qu'il a apporté un esprit positif. 
S'il a retranché la médecine de V Éthique, il y a intro- 
duit une théorie des passions, rudimentaire, homogène 
du moins. L'affirmation du parallélisme absolu du corps 
et de l'esprit lui permettait de s'en tenir aux états 
mentaux, de même qu'elle permettra à d'autres, plus 
tard, de s'en tenir aux états corporels. Il y a joint 
une morale positive, indépendante, sans attaches néces- 
saires à sa métaphysique, un portrait du sage inspiré 



SPIN0Z4. 305 

de la vie morale contemporaine, une règle stolque 
qu'on sent efficace et éprouvée non seulement dans 
Tensemble, mais dans chacun des détails, et qui est 
pour nous l'héritage moral de la Hollande républi- 
caine. La théorie psychologique des passions et la 
morale stoïque se joignent à la métaphysique com- 
plexe que nous avons vue pour composer un livre 
où la perfection de la main-d'œuvre arrive à faire 
méconnaître le nombre et la dissemblance des maté- 
riaux accumulés. 

Nous aimons à croire qu'il avait à ses yeux réalisé 
son essence, lorsque à quarante-quatre ans et quelques 
mois il quitta l'existence. Sa dernière année fut occupée 
au Traité de Politique^ à la seconde édition du Traité 
de Théologie et au remaniement décisif de VÈthique. 
Il n'attendait pas une seconde vie, parce qu'il avait eu 
dès celle-ci, disait-il, la résurrection d'entre les morts. 
11 prit quelques précautions en vue de ceux qui allaient 
bientôt faire le récit pieux de la mort d'un athée ; il 
voulut que leur imagination eût toute la tâche. Il laissa 
de dettes ce que pouvait payer la vente de ses livres 
et de ses bardes. A son enterrement il y eut six car- 
rosses et presque autant de gens de qualité qu'à l'en- 
terrement d'un professeur. Quelques gens du peuple 
s'y trouvaient aussi qui disaient : « Sûrement celui-là 
est au ciel. » 

FIN 



BENOIT DE SPINOZA. 20 



TABLE DES MATIÈRES 



PagM. 

Chap. I«^ — La Synagogue 1 

Chap. II. — Conversion 15 

Chap. III. — Formation de la théorie de la Substance. . . 21 

Chap. IV. — Premiers Traités 39 

Ch.\p. V. — Les a Principes de la Philosophie de Descartes». 71 

Chap. VI. — Traités de Théologie et de Politique 89 

1 . — La vie religieuse-, 89 

2. — Le libéralisme autoritaire 131 

Chap. VII. — L'« Éthique » loo 

Introduction 155 

Livre I*'. — La causalité divine 171 

Livre IL 1. — Théorie de l'individu 178 

2. — Théorie de la connaissance 187 

Livre IÏI. — Les passions â06 

Livre IV. — Le stoïcisme : 225 

Livre V. — L'éternité 248 

Ch.\p. VIII. — Spinoza 273 



TYPUCItAPUlE FIUHIN-UIDOT ET C'". — HESNIL (CCKC).